Partie 4 (voir le frontispice) – Livre premier.
Gravure de la partie 4, livre 1.
Résumé de la séquence
Après avoir échoué, en raison d'un pont rompu, à rejoindre le convoi qui emmène Mandane, Cyrus retrouve Feraulas et Ortalque, qui lui font le récit des dernières tribulations de la princesse. Cyrus, après avoir rendu une visite à sa prisonnière Panthée, prend la direction d'Ephese où Mandane a été conduite. Un Grec dénommé Sosicle vient lui confirmer que Mandane s'y trouve effectivement et que sa libération est sans doute proche. L'explication de cette situation nouvelle requiert le récit des événements de la cour de Lydie.
Lire toute la séquence ⬇Épisode 1 : Le pont rompu – 5 min.
Cyrus ne parvient pas à retrouver le roi de Pont et Mandane, malgré le faux espoir que lui a laissé un convoi de cavaliers et de chariots qu'il est parvenu à rejoindre. Il retrouve le roi d'Assirie qui n'a pas été plus chanceux que lui. Les deux rivaux, bloqués devant un pont rompu, aperçoivent alors, de l'autre côté de la rivière, le convoi recherché. Le temps de trouver un gué, les chariots ont disparu.
Lire l'épisode ⬇p. 7Apres avoir marché assez longtemps, peu à peu la Forest s'éclaircissant, et le jour commençant de paroistre ; Cyrus retrouva le bord de la Riviere : et ses Guides se reconnoissant, reprirent le chemin du lieu où ce Prince vouloit aller. Enfin il arriva en un endroit, d'où il desouvrit des Chariots et des Gens de guerre, qui alloient assez loing p. 8devant luy : cette veuë le troubla estrangement : et confondit de telle sorte dans son coeur, la joye, la douleur ; l'amour ; la jalousie ; l'esperance ; et la crainte : qu'il ne sçavoit luy mesme ce qu'il sentoit. Il prononça pourtant le nom de Mandane, en regardant Feraulas : et doublant le pas en luy monstrant ces Chariots, allons, luy dit-il, allons jouïr de la veuë de nostre Princesse, et troubler du moins la joye de nostre Rival. Commençant donc d'aller assez viste, il joignit quelques Cavaliers, qui estoient demeurez deux cents pas derriere les Chariots et les Troupes : et les reconnoissant d'abord pour estre Medes ; le Roy d'Assirie, leur dit-il, n'est il pas aupres de la Princesse Mandane ? Nous n'en sçavons rien, Seigneur, reprirent ils, car aussi tost apres le combat que nous fismes hier contre Abradate, comme il vit qu'au lieu de delivrer la Princesse ; il n'avoit fait que prendre la Reine de la Susiane, il parut tout furieux, et prit une autre route, avec une partie de ses gens. Quoy, s'escria Cyrus, Mandane n'est pas dans ces Chariots que je voy ? Non Seigneur, repliquerent ils, et l'on donna advis au Roy d'Assirie, qu'elle estoit de vostre costé : si bien que voulant vous aller joindre, et avoir part à sa delivrance, il prit un sentier destourné que ses Guides luy enseignerent : par lequel il devoit aller couper chemin au Roy de Pont, apres avoir passé la Riviere à un lieu dont nous avons oublié le nom ; esperant mesme retrouver peut-estre Abradate et vous rejoindre. Mais puis que vous estes icy sans luy, nous ne sçavons plus où il est, ny ou est la Princesse Mandane : y ayant aparence que vous n'en avez pas apris de nouvelles, puis que nous vous revoyons sans la revoir. Cyrus fut si surpris et si affligé, d'aprendre que Mandane n'étoit p. 9point delivrée ; de sçavoir que s'il eust tousjours suivy le chemin qu'il tenoit d'abord il l'auroit pû delivrer : et de ce que son Rival avoit peut-estre la gloire de combatre pour elle à l'heure mesme qu'il parloit : que sans tarder davantage en ce lieu là, et sans aller jusques aux Chariots où estoit Panthée, il retourna sur ses pas en diligence, envoyant seulement Araspe, qui se trouva aupres de luy pour avoir soing de cette Reine. Il retourna donc jusques au premier lieu où il pouvoit passer la Riviere : et marchant presque aussi viste que s'il eust esté seul, il sentoit des transports de colere contre luy mesme, qu'il n'avoit pas peu de peine à retenir. Il souhaitoit que le Roy d'Assirie eust trouvé Mandane : il desiroit qu'il ne l'eust pas encore rencontrée quand il le joindroit : et ne pouvant enfin demeurer d'accord avec luy mesme de ses propres desirs, il souffroit une peine incroyable ; principalement quand il pensoit, que selon les aparences, le Roy d'Assirie auroit desja delivré Mandane, quand il y arriveroit : où ce qui estoit encore le pire, que ny l'un ny l'autre ne la pourroient peut estre delivrer. Apres avoir marché tres long temps sans rien aprendre, il rencontra des Cavaliers que le Roy d'Assirie qui avoit sçeu qu'il avoit repassé la Riviere luy envoyoit : pour luy dire qu'il suivoit tousjours le Roy de Pont, avec esperance de le pouvoir bien-tost joindre : mais qu'il l'advertissoit qu'il venoit d'aprendre qu'il avoit laissé la Riviere à sa gauche : et qu'il avançoit tant qu'il pouvoit vers une autre qu'il faloit qu'il traversast, auparavant que d'estre en Cilicie, Cyrus à cét advis redoublant encore sa diligence, quoy que les chevaux des siens fussent tres las, fit tant qu'en fin il joignit le Roy d'Assirie : et par un bizarre sentiment d'amour et p. 10de jalousie tout ensemble, il n'eut gueres moins de joye que de douleur, de voir qu'il n'avoit pas delivré Mandane. Ces deux illustres Rivaux se rendirent conte de tout ce qu'ils avoient fait : et forcez par la necessité, ils donnerent un quart d'heure à leurs gens pour faire un leger repas, et pour faire repaistre leurs chevaux au Village où ils se rencontrerent : apres quoy ils furent ensemble avec plus de diligence qu'auparavant, suivant tousjours la route du Roy de Pont : qui estoit contraint d'aller lentement, à cause du Chariot où estoit Mandane. Enfin apres avoir marché jusques au Soleil couchant, ils découvrirent cette autre Riviere dont on leur avoit parlé. Mais ce qui les surprit extrémement, c'est qu'ils aperçeurent qu'un grand Pont de bois par où ils esperoient la passer, venoit d'estre rompu : et que jettant les yeux de l'autre costé de l'eau, ils virent dans une grande Prairie, à quatre on cinq cens pas du bord, environ cinquante chevaux seulement, et un Chariot, qu'ils creurent bien estre celuy où estoit la Princesse qu'ils cherchoient : car ce Pont presque entierement rompu le faisoit assez connoistre. Ils estoient pourtant un peu embarrassez à comprendre pourquoy il n'y avoit que cinquante chevaux, et ce qu'estoient devenus les autres : mais enfin ils ne doutoient point du tout, que ce ne fust la Princesse Mandane. Comme ce Fleuve est fort profond et fort rapide, et que de plus il estoit extrémement débordé, il n'y avoit point de possibilité de le passer : Cyrus et le Roy d'Assirie le voulurent toutesfois essayer, mais ce fut inutilement : et ils penserent estre noyez l'un et l'autre. Outre cela, il faloit faire prés d'une journée, auparavant que de trouver un autre Pont : et retourner d'autant p. 11en arriere, n'y en ayant plus depuis le lieu où ils estoient, jusques à la Mer, où ce Fleuve se jette. Ils ne pouvoient pas mesme passer dans des Bateaux, car il n'y en avoit point où ils estoient : et il n'y en avoit mesme gueres sur toute cette Riviere, qui n'est pas navigable, à cause de son impetuosité : et qui n'estant pas non plus poissonneuse, fait qu'il n'y a que fort peu de Barques de Pescheurs. Ainsi ne sçachant que faire, la veuë de ce Chariot, qui s'éloignoit tousjours, mettoit l'ame de ces deux Princes à la gehenne. Le Pont estoit si absolument rompu, qu'il n'y avoit pas moyen d'imaginer aucune voye de faire un faux Pont de planches, quand mesme ils en auroient eu : ainsi sans sçavoir, ny pouvoir que faire, ils regardoient ce Chariot, qui peu à peu s'éloignoit d'eux : si bien que le Soleil s'estant, couché et ce Chariot estant entré dans un Bois de Cedres, qui est sur une Montagne, au delà de la Prairie, ils le perdirent de veuë : et perdirent presques la vie, en perdant l'esperance de pouvoir delivrer Mandane. Car quand ils venoient à penser, qu'ils estoient si prés de cettte Princesse, sans pouvoir pourtant s'en aprocher davantage : et qu'au contraire elle s'éloignoit tousjours plus ; ils ne pouvoient supporter leur douleur, sans en donner des marques bien visibles. Mais quoy qu'ils souffrissent tous deux le mesme mal, ils n'avoient pourtant pas la consolation qu'ont les mal-heureux de se pleindre ensemble : au contraire la conformité de leur affliction, en redoubloit encore la violence : et s'ils n'eussent pas eu tous deux une generosité qui n'estoit pas moins grande que leur passion, il leur eust esté absolument impossible d'agir ensemble comme ils agissoient. p. 12Toutesfois Cyrus estoit encore plus affligé que le Roy d'Assirie : qui se fiant tousjours un peu au favorable Oracle qu'il avoit reçeu à Babylone, ne desesperoit jamais de rien : Mais pour Cyrus qui n'avoit pas ce secours dans ses mal-heurs, il craignoit tout, et n'esperoit presque aucune chose. Le Prince Tigrane, le Prince Phraarte, et toutes les autres Personnes de qualité, faisoient ce qu'ils pouvoient pour les consoler tous deux : principalement Cyrus, qui avoit l'amour de tout le monde, mais c'estoit inutilement. Comme ces Princes jugeoient que les Troupes que devoit avoir laissées le Roy de Pont au deça de la Riviere, ne pouvoient pas estre fort esloignées, ils se tinrent sur leurs gardes, et marcherent en bon ordre, en retournant sur leurs pas, pour aller vers cét autre Pont où l'on pouvoit passer ce Fleuve. Cependant l'Amour, qui ne fait faire que des actions heroïques, aux coeurs qui en sont possedez : fit que Cyrus et le Roy d'Assirie ne pouvant se resoudre à marcher si lentement avec tant de monde, prirent seulement cent Chevaux : Cyrus commandant absolument au reste de ses gens, d'attendre de ses nouvelles en ce lieu là, et de garder le Pont, de peur qu'Abradate ne s'en saisist, s'il aprenoit qu'ils fussent allez apres Mandane. Tous ces autres Princes le suivirent en cette occasion : et furent aussi bien que luy avec le plus de diligence qu'ils purent, vers l'endroit où l'on pouvoit passer la Riviere : ils furent pourtant contraints de laisser reposer une heure ou deux leurs chevaux : apres quoy, ils reprirent leur chemin, et le lendemain à la pointe du jour ils passerent ce Fleuve, et eurent au moins la consolation de penser que rien ne les separoit plus de Mandane.
Épisode 2 : Ortalque messager de Mandane – 11 min.
Feraulas, qui avait été envoyé en éclaireur au port de Tarse, est rejoint par Cyrus et le roi d'Assirie. Il leur apprend que le roi de Pont s'est embarqué avec Mandane. Ortalque, qui accompagne Feraulas, est toutefois en mesure de fournir des renseignements sur la princesse. En outre, il est chargé de transmettre un message de la part de celle-ci. On lui demande donc de faire le récit de ce qui lui est arrivé. Ortalque s'exécute : alors qu'il escortait Martesie, il a fait halte dans un château où il a appris que Mandane, malade, était retenue ; parvenu facilement à accéder à la princesse, il échoue à deux reprises à la délivrer ; il parvient néanmoins à l'approcher, une fois qu'il est blessé et fait prisonnier dans un combat. Il est donc en mesure de raconter comment les troupes du roi de Pont se sont divisées, après que Panthée a été capturée par l'armée de Cyrus, et comment Mandane a reconnu les soldats de ce dernier de l'autre côté du fleuve. Ortalque termine son récit en transmettant à Cyrus une lettre de sa bien-aimée. Celui-ci la lit devant le roi d'Assirie, dépité de ce privilège accordé à son rival.
Lire l'épisode ⬇Cyrus crût à propos d'envoyer p. 13Feraulas à Tarse, vers le Prince de Cilicie, pour luy dire la chose : et pour le prier de faire deffendre par tous les Ports des son Païs, que l'on ne laissast embarquer nuls Estrangers : apres quoy il continua de s'informer de ce qu'il cherchoit, et de suivre la route qu'il s'imaginoit que le Roy de Pont auroit pû tenir. Mais comme la nuit les surprit, ils s'arresterent à la premiere Habitation : et dés la pointe du jour ils remonterent à cheval, et marcherent non seulement jusques au soir, sans rien aprendre de ce qu'ils vouloient sçavoir, mais jusques au lendemain à midy. Comme la Cilicie en cét endroit n'est pas extremement large, ils estoient desja assez prés de la Mer, lors qu'ils virent venir vers eux deux hommes à cheval, qu'ils ne pouvoient pas connoistre, estant encore fort esloignez : mais en aprochant davantage, Cyrus reconnut le cheval de Feraulas : si bien que sans en rien dire au Roy d'Assirie, qui le suivit pourtant un moment apres ; emporté par sa passion, il piqua droit vers Feraulas : et il demeura fort surpris, de voir que cét autre qui estoit aveques luy estoit Ortalque : ce mesme homme qui avoit eu ordre d'aller escorter Martesie, et qui avoit tant tardé à revenir. Une rencontre si inopinée le surprit extrémement : neantmoins comme il croyoit qu'Ortalque ne luy pouvoit dire de nouvelles que de Martesie ; et qu'il pensoit que c'estoit à Feraulas à luy en aprendre de Mandane : quelque estime qu'il eust pour cette sage Fille, il ne s'en informa point d'abord : et regardant Feraulas, comme pour deviner ce qu'il avoit à luy dire ; et bien, luy dit-il, Feraulas, sçaurons nous où est ma Princesse, et le Prince de Cilicie a t'il pû faire ce que j'ay souhaité de luy ? Seigneur, luy repliqua-t'il, p. 14je suis au desespoir d'estre obligé de vous dire, que quelque diligence que j'aye pû faire, je suis arrivé quatre heures trop tard, avec les ordres du Prince de Cilicie, au Port où le Roy de Pont et la Princesse Mandane se sont embarquez. Quoy Feraulas, reprit Cyrus, Mandane n'est plus en Cilicie ! Non Seigneur, luy répondit-il, et elle s'embarqua dés hier à midy. Ce qui a causé ce malheur, adjousta-t'il, c'est que le Prince de Cilicie estoit allé à la chasse quand j'arrivay à Tarse : ainsi il falut que je l'y allasse trouver, ce qui emporta beaucoup de temps, car il estoit assez loing. Comme je l'eus rencontré, et que je luy eus dit precisément l'endroit ou nous avions veu le Chariot de la Princesse, il jugea qu'infailliblement le Roy de Pont alloit s'embarquer à un Port où il m'envoya à l'heure mesme, avec son Capitaine des Gardes : et avec ordre aux Magistrats de la Ville de retenir tous les Estrangers qui voudroient se mettre en Mer : envoyant aussi plusieurs autres personnes en divers autres lieux, avec le mesme commandement. Enfin, Seigneur, que vous diray-je ? j'arrivay quatre heures plus tard qu'il ne faloit : mais par bonheur j'ay trouvé Ortalque, qui a eu ordre de la Princesse Mandane de vous venir trouver. De la Princesse Mandane ! reprit Cyrus, et comment est il possible qu'il en sçache quelque chose ? Seigneur, repliqua Ortalque, vous serez sans doute bien surpris, quand je vous diray qu'ayant eu l'honneur par vos commandemens d'escorter les Dames avec qui Martesie partit de Sinope, je les conduisis heureusement jusques au bord de la Riviere d'Halis, sur laquelle elles se mirent, afin de se délasser : envoyant leur Chariot en un lieu où elles le devoient rejoindre. Ainsi me faisant mettre p. 15dans leur Bateau, les deux cens Chevaux que je commandois, marcherent sous la conduite de mon Lieutenant le long du rivage. Nous n'eusmes pas fait une journée sur ce grand Fleuve, que la Parente de Martesie tomba malade : mais avec tant de violence, que l'on fut contraint de s'arrester à un Chasteau qui est basty sur le bord de cette Riviere. Estant donc abordez en ce lieu là, où il n'y a point de Village qui ne soit à plus de vingt stades du bord de l'eau ; je fus demander à parler à celuy qui y commandoit : mais comme il voyoit des gens de guerre, il fit grande difficulté de m'accorder ce que je voulois de luy. Il voulut sçavoir qui j'estois ; où j'allois ; et qui estoient ces Dames : mais comme nous estions en Paphlagonie, où je sçavois qu'il y avoit de la division entre les Peuples, je desguisay le Nom des Dames et le mien, et je dis seulement que j'estois leur Parent, et que je n'avois autre dessein que de les escorter. Il eut pourtant encore beaucoup de peine à se resoudre à ce que je souhaitois : Toutesfois à la fin luy disant qu'il n'entreroit que des Dames dans son Chasteau : et qu'il y auroit de l'inhumanité à n'assister pas une Personne malade, le pouvant faire sans danger : il consentit à la recevoir et à l'assister à la priere de sa femme qui l'en pressa fort, et qui me parut estre une Personne bien faite. Je fus donc retrouver Martesie : et faisant porter sa Parente dans une Chaize que le Capitaine de ce Chasteau nous envoya, je conduisis ces Dames jusques à la Porte : m'en allant apres donner ordre au logement de mes gens, au Village le plus proche de là. Ce Capitaine voulut toutesfois m'obliger le lendemain à loger aussi chez luy, mais je ne le voulus pas : et je me contentay d'avoir p. 16la permission d'y entrer, pour sçavoir des nouvelles de Martesie et de sa Parente, qui fut admirablement bien assistée, par un Medecin et par un Chirurgien qui estoient dans ce Chasteau, et qui n'en sortoient point depuis longtemps, à ce que quelques gens du lieu où je fus loger me dirent. Comme Martesie est infiniment aimable, elle fut bien tost aimée de la femme de ce Capitaine : de sorte que parlant un jour ensemble, elle luy dit qu'ils estoient heureux à trouver occasion d'assister les Dames malades : et comme Martesie sçavoit que sa chere Maistresse avoit passé sur ce mesme Fleuve, elle luy demanda si elle en avoit eu quelque autre occasion que celle que sa Parente luy en avoit donnée ? Elle luy respondit qu'il y avoit desja plus de trois mois que la plus belle Personne du monde estoit malade chez eux : mais que se trouvant beaucoup mieux presentement, elle en partiroit bien tost. Martesie devenuë encore plus curieuse par ce discours, s'informa de sa condition et de son Nom, et la pria de la luy faire voir : mais cette Dame luy dit qu'elle ne sçavoit ny son Nom ny sa condition : et que si son Mary descouvroit qu'elle luy eust dit qu'elle estoit dans ce Chasteau, il luy en voudroit sans doute mal. Elle luy aprit de plus, que la difficulté qu'il avoit faite de les laisser entrer, estoit parce que cette Dame estoit chez luy : que cependant elle estoit en un Apartement du Chasteau, assez esloigné de celuy où on les avoit mises : et où personne n'entroit, que les gens qui la servoient, et une Fille qu'elle avoit amenée avec elle, qui ne la quittoit jamais. Qu'il y avoit aussi un homme fort bien fait, et qui avoit pensé mourir de douleur, pendant la violence du mal de cette belle Personne. Apres cela, Martesie p. 17la pria de luy dépeindre la beauté de cette Dame, et la mine de cét homme dont elle parloit : et par la response que cette Femme luy fit, elle creût que la Princesse Mandane et le Roy de Pont estoient certainement dans ce Chasteau. Comme elle estoit appuyée sur une fenestre qui donnoit sur la Riviere, elle vit un grand Bateau si semblable à celuy dans lequel elle avoit esté avec la Princesse, qu'elle demanda à cette Femme si ce n'étoit point celuy qui avoit amené chez eux cette belle malade ? et l'autre luy ayant dit qu'ouy, Martesie ne douta presques plus du tout que ce qu'elle pensoit ne fust vray. Elle dissimula pourtant sa joye, jusques à ce qu'elle m'eust dit ses soupçons, ce qu'elle fit le mesme jour : nous resolusmes donc ensemble qu'elle tascheroit de gagner par des caresses et par des presens, cette Femme, qui luy avoit descouvert la chose, afin qu'elle luy fist voir la Personne dont elle luy avoit parlé : car comme elle estoit fort jeune, elle estoit fort propre à se laisser persuader de cette sorte. Enfin, Seigneur, Martesie le fit avec tant d'adresse, que le lendemain sans que le Mary s'en aperceust, cette Femme la mena par un Escalier dérobé, à une Chambre qui donnoit vis à vis de celle de cette belle Inconnue : et comme les fenestres en estoient ouvertes, elle n'y fut pas longtemps qu'elle ne vist la Princesse Mandane et Arianite, qui s'apuyant contre une des Croisées, parloient ensemble avec beaucoup de melancolie. Ha Ortalque, s'escria Cyrus en l'interrompant, comment n'avez-vous point delivré cette Princesse ? Vous le sçaurez, Seigneur, repliqua t'il, en vous donnant un peu de patience. Martesie ayant donc bien reconnu la Princesse Mandane, en fut p. 18si surprise, que sans raisonner sur ce qu'elle faisoit, elle s'avança à moitié hors de la fenestre : et fit un si grand cry, que la Princesse tournant la teste, et jettant les yeux de son costé, la reconnut d'abord, et ne fut gueres moins surprise de sa veuë, que Martesie l'estoit de la sienne. Cette rencontre fut si surprenante, qu'il leur fut absolument impossible de ne tesmoigner pas qu'elles se connoissoient : mais par bonheur le Roy de Pont n'estoit point alors dans la Chambre de la Princesse : et la seule femme du Capitaine du Chasteau, s'aperçeut de l'agreable surprise de ces deux Personnes. Bien est il vray qu'elle en fut elle mesme si estonnée, qu'elle ne pût se resoudre de laisser longtemps Martesie jouïr de ce plaisir là : joint qu'Arianite entendant ouvrir la Porte de la Chambre de la Princesse fit signe à Martesie qu'elle se retirast. Enfin, Seigneur, estant bien assurez que Mandane estoit dans ce Chasteau, je fis resoudre Martesie à me permettre d'entreprendre de le forcer. Elle voulut toutesfois essayer de parler à la Princesse, mais ce fut inutilement : car cette femme qu'elle avoit gagné, n'avoit point de credit sur ceux qui gardoient Mandane. Ainsi nous estant resolus à tout hazarder pour delivrer la Princesse, je trouvay moyen d'avoir des Eschelles : je fis tenir nostre Bateau tout prest à ramer : et par un endroit de la Muraille qui n'estoit pas hors d'escalade, je fis dessein de tenter la chose la nuit suivante. Mais par malheur le Roy de Pont qui depuis le temps que la Princesse estoit demeurée malade en ce lieu là, avoit envoyé vers Abradate, pour luy demander retraite dans sa Cour, et escorte pour y aller par les Matenes, que la Riviere d'Halis traverse : par p. 19malheur, dis-je, il advint que ce Prince vit arriver quatre cens Chevaux de la Susiane, qui venoient pour querir la Princesse. De sorte que le Roy de Pont ne les vit pas plustost, qu'il resolut de partie dés le lendemain : ce qu'ayant esté sçeu par Martesie, elle m'en advertit : et je me resolus aussi, quoy que la partie ne fust pas égale, à ne laisser pas d'attaquer le Roy de Pont dés qu'il marcheroit : ne pouvant plus entreprendre de forcer ce Chasteau, où il y avoit tant de monde. Cependant Martesie qui vouloit du moins suivre sa chere Maistresse, si elle ne la pouvoit pas delivrer ; fit si bien, que s'en allant hardiment par cét Escalier dérobé à la chambre qui estoit vis à vis de celle de la Princesse, elle apella Arianite de toute sa force, et luy dit que si leur Maistresse n'obtenoit pour elle la permission de luy parler, elle se desespereroit. Cette Fille luy fit signe qu'elle eust patience : et en effet nous sçeusmes depuis que justement dans le temps que Martesie luy parloit, la Princesse aprenoit au Roy de Pont qu'elle estoit retrouvée : et : qu'elle vouloit absolument l'avoir aupres d'elle ; ce que ce Prince luy accorda ; ne sçachant pas que je fusse à vous, et croyant que par quelques bizarres avantures elle seroit demeurée le long de ce Fleuve, comme Mandane elle mesme y estoit depuis demeurée malade. Enfin, Seigneur, Martesie et sa Parente, qui se portoit beaucoup mieux, aussi bien que ces autres Femmes, furent mises aupres de la Princesse, qui les receut avec une joye extréme. Cependant il falut qu'elle se resolust à partir, et à s'embarquer, pour aller jusques à la Mantiane, où des Chariots la devoient attendre. Mais Seigneur, pourquoy differer à vous dire que le lendemain j'attaquay les gens qui escortoient p. 20le Roy de Pont ? que comme le nombre n'estoit pas esgal, presque tous mes compagnons y perirent : et que l'y fus blessé en quatre endroits, sans pouvoir empescher que ce Prince (qui d'abord s'estoit jetté à terre l'Espée à la main, et qui fit des choses prodigieuses) n'emmenast la Princesse : qui eut du moins la consolation d'avoir Martesie avec elle. Mais pour sa Parente, comme c'estoit une personne qui estoit mariée, Martesie obtint du Roy de Pont la permission de la renvoyer chez elle : ce qu'il fit, priant ce Capitaine du Chasteau, de la faire conduire au lieu où son Chariot l'estoit allé attendre. Pour moy, Seigneur, quoy que je fusse tres blessé, je ne laissois pas encore d'aller apres quelques Cavaliers, et de les suivre l'Espée à la main : lors qu'il en vint deux, qui par les ordres de la Princesse empescherent qu'on ne me tuast : et me faisant prisonnier ils me remenerent tous ensemble à ce Chasteau, avec priere à ce Capitaine de me bien traiter, et de me faire penser aveques soing ; ce qu'il fit tres civilement. Pendant que je fus chez luy, j'apris qu'il estoit nay Sujet du Roy de Pont : et que par diverses avantures, il s'estoit marié en ce païs là : et y estoit devenu Gouverneur de ce Chasteau, qui est scitué en Paphlagonie : et où le Roy de Pont s'estoit veû contraint d'aborder, le lendemain que Martesie et Orsane furent laissez le long du rivage : parce que la Princesse s'en affligea si fort, qu'elle en tomba malade à l'extremité. Cependant, Seigneur, je n'ay pas plustost esté guery, que je suis allé à Suse : où ce Capitaine avec qui je fis assez grande amitié durant que je fus chez luy, m'assura que je trouverois la Princesse. J'y fus donc, et je la trouvay en effet : et comme le Roy p. 21de Pont ne pouvoit pas craindre un homme seul, et que la Princesse a un si grand Empire sur luy, que hors sa liberté il ne luy peut rien refuser ; j'eus la permission d'estre à elle, parce qu'il creût que j'y estois auparavant, et qu'il ne songea point que je fusse à vous. Quelques jours apres, je sçeus que Cresus Roy de Lydie, avoit envoyé vers Abradate, et qu'il se tramoit quelque grand dessein : cependant le Roy de Pont craignant que si vous apreniez en Armenie, ou il sçavoit bien que vous estiez, qu'il estoit : à Suse, vous ne tournassiez teste de ce costé-là, et qu'Abradate ne peust vous resister, il fit dessein d'en partir. Mais comme il y a asseurément quelque grande ligue entre plusieurs Princes, qui lie l'amitié de ces deux-là, Abradate ne voulut pas le laisser aller seul. La Reine Panthée aimant aussi fort Mandane, et ayant aussi bien dessein d'aller visiter un fameux Temple de Diane qui est dans le païs des Matenes, la voulut conduire jusques vers les frontieres de la Cilicie, esperant faire sa devotion à son retour. Mais comme ils arriverent au Fleuve aupres duquel elle a esté prise, afin de marcher plus commodement, et plus seurement aussi pour le Roy de Pont, ils se separerent : ce dernier conduisant Mandane du costé le plus esloigné de l'Armenie, et Abradate demeurant de l'autre, avec la Reine de la Susiane, qui se separa d'elle au passage de ce Fleuve : et qui continua encore de marcher du mesme costé où elle a esté prise par vos Troupes : parce que c'estoit le chemin du lieu où elle vouloit aller. Pour nous autres, nous marchasmes tousjours aveques tant de diligence, qu'il vous eust esté difficile de nous voir encore, comme vous nous vistes sans doute à travers de la p. 22Riviere : si ce n'eust esté qu'Abradate apres avoir esté deffait, vint nous rejoindre, quelque temps devant que nous y fussions, suivi seulement de quinze ou vingt des siens. Cette veuë affligea sensiblement le Roy de Pont : car il connut bien qu'Abradate avoit esté attaqué et vaincu : mais lors qu'il l'eut joint, et qu'il luy eut apris que Panthée estoit prisonniere, il en eut une douleur extresme. J'estois alors derriere ces Princes, de sorte que comme ils estoient tous deux fort affligez, ils ne prirent pas garde à moy, et j'entendis qu'Abradate dit au Roy de Pont, qu'il le conjuroit de luy redonner ses Troupes, afin d'aller apres les Ravisseurs de Panthée. Comme le Roy de Pont n'avoit que mille Chevaux ; qu'Abradate n'en avoit plus que quinze ou vingt des mille qu'il avoit eus ; et que le Roy de Pont avoit sçeu en marchant qu'il estoit suivi, il fit comprendre à Abradate, que ce seroit exposer Mandane, et s'exposer luy mesme inutilement, que d'aller peut-estre attaquer toute vostre Cavallerie avec si peu de gens. Au reste, luy dit il, ne craignez rien pour la Reine vostre Femme : car Cyrus est le plus genereux Prince du monde : et pour ce qui est de Ciaxare, tant que nous aurons la Princesse Mandane en nos mains, il ne mal-traitera pas Panthée. C'est pourquoy, luy dit il, laissez moy aller jusques au Pont, que je dois rompre apres l'avoir passé : et retournez vous en apres executer promptement et genereusement ce que vous avez promis à Cresus : et attendez la liberté de Panthée, par la mesme voye qui la donnera à toute l'Asie. Enfin, Seigneur, apres plusieurs autres discours, où l'on voyoit bien qu'il y avoit beaucoup d'incertitude en leurs esprits, et que je ne pouvois pourtant pas tous entendre : p. 23nous allasmes au Pont, où Abradate quitta ce Prince, et dit adieu à Mandane : qui ayant sçeu la prise de Panthée : l'asseura que si elle estoit en vos mains, elle y estoit seurement : le conjurant d'obliger le Roy de Pont à la rendre à Ciaxare, à condition de luy faire rendre Panthée. Abradate estoit si occupé de sa propre douleur, qu'il n'entendit pas bien cette proposition : de sorte que le Roy de Pont craignant que Mandane ne redist encore la mesme chose, et qu'Abradate n'y fist quelque reflexion, il commanda que le Chariot marchast, apres avoir pris cinquante chevaux seulement. Comme nous eusmes passé la Riviere, les gens d'Abradate de leur costé, et ceux du Roy avec qui j'estois du leur, rompirent ce Pont de bois, et chacun d'eux prit son chemin : c'est à dire Abradate celuy de Suse parle haut des Montagnes, et le Roy de Pont celuy de la mer de Cilicie. Mais lors que la Princesse Mandane, aupres du Chariot de laquelle je me trouvay, eut aperçeu toute vostre Cavalerie à travers de la Riviere, durant que nous estions dans la Prairie, je n'ay jamais veû une Personne plus affligée qu'elle me le parut. Elle vous regarda, Seigneur, autant qu'elle vous pût voir : car elle s'imagina bien que vous estiez en ce lieu là en Personne : et nous estions desja bien avant dans le Bois ou nous entrasmes, qu'elle regardoit encore, comme si elle eust pû vous aperçevoir. Enfin, Seigneur, nous arrivasmes trop heureusement au Port, où le Roy de Pont vouloit s'embarquer : il y trouva mesme un Vaisseau prest à faire voile pour Ephese, où il fut reçeu : et il s'embarqua le lendemain à midy, qui fut hier. Mais deux heures devant que de partir, Martesie me tira à part : et me dit que je m'échapasse, comme j'ay fait, et p. 24que je vous donnasse cette Lettre, que je venois vous aporter, lors que j'ay rencontré Feraulas, qui sortoit de la Ville aussi bien que moy. En disant cela Ortalque en presenta une de la Princesse Mandane à Cyrus, qui la prit avec autant de joye que le Roy d'Assirie en eut de douleur. Il eust bien voulu ne la lire pas devant luy : mais ne pouvant differer à voir ce que sa Princesse luy mandoit ; et trouvant mesme un moment apres quelque douceur à l'ouvrir devant son Rival ; il la décacheta, et y leut ces paroles.
LA PRINCESSE MANDANE, A Cyrus.
Comme je ne sçay pas si le Roy mon Pere est encore à son Armée, et que je ne doute point que vous n'y soyez, c'est à Vous que je m'adresse : pour vous prier de faire en sorte que la Reine de la Susiane soit bien traittée. C'est par elle que j'ay sçeu qu'il est maintenant permis à l'Illustre Artamene d'estre Cyrus : et elle a pris tant de soin d'adoucir ma captivité, que je suis obligée de tascher de rendre la sienne la moins rigoureuse qu'il p. 25me sera, possible. Je ne vous dis point que je suis la plus malheureuse Personne du monde, car vous ne pouvez pas l'ignorer : mais pour reconnoistre autant que je le puis, la generosité que vous avez, d'exposer tous les jours vostre vie pour ma liberté, je n'ay qu'à vous dire que je ne souhaite avec gueres moins d'ardeur la continuation de vostre gloire et de vostre bon heur, que la fin des malheurs de
MANDANE.
Cette Princesse avoit encore adjousté en Apostille,Apres vous avoir mandé à faux, que j'allois en Armenie, je n'ose presque plus vous dire, que je crois que l'on me mene à Ephese.Lors que Cyrus eut achevé de lire cette Lettre, il ne pût s'empescher de regarder le Roy d'Assirie, de qui il rencontra les yeux dans les siens : mais avec tant de chagrin et tant de marques de douleur, que la joye de Cyrus en augmenta encore de la moitié. Toutesfois pour demeurer dans les termes de leurs conditions, et pour n'avoir point de secret pour toutes les choses où la Princesse Mandane avoit interest : Cyrus leut tout haut la Lettre de la Princesse : ce qui ne fut pas un petit redoublement de douleur pour le Roy d'Assirie. Car quoy que cette lettre ne fust presques qu'une lettre de civilité ; neantmoins il y avoit certaines paroles si cruelles pour luy, p. 26principalement vers la fin, qu'il eut beaucoup de peine à n'esclatter pas : et à ne donner point de marques trop violentes de sa jalousie et de son desespoir. Il changea de couleur diverses fois : il fit mesme quelque action de la teste et de la main, qui faisoit voir son inquietude : et levant les yeux vers le Ciel, et les attachant apres fixement dans ceux de Cyrus ; allons trop heureux Prince, dit-il en soûpirant, allons à Artaxate, afin d'aller promptement en Lydie : pour voir ce que les Dieux ont resolu de nostre destin. Apres cela le Roy d'Assirie marcha le premier : et sans attendre que Cyrus luy respondist, il se mit à s'entretenir luy mesme si profondément, qu'il estoit aisé de connoistre qu'il souffroit beaucoup.
Épisode 3 : Cyrus visite Panthée prisonnière – 2 min.
Cyrus prend des mesures pour gagner au plus vite Ephese, où Mandane, dans sa lettre, lui a appris qu'on la menait. Il décide ensuite d'aller trouver en secret la prisonnière Panthée, afin de pouvoir s'entretenir de sa bien-aimée. Panthée fait l'éloge de Mandane et assure à Cyrus que le roi de Pont la traite avec tout le respect qui lui est dû. Cyrus regrette de ne pouvoir libérer son illustre captive, en raison de rumeurs selon lesquelles son mari Abradate serait à la tête d'une ligue contre Ciaxare.
Lire l'épisode ⬇Cependant Cyrus qui ne vouloit pas perdre de temps, ny aller à Tarse, y envoya un des siens remercier le Prince de Cilicie, qui s'estoit desja disposé à le recevoir : et reprenant le mesme chemin par où ils estoient venus, ils joignirent ceux de leurs gens qu'ils avoient laissez à ce Pont : et furent rejoindre Panthée dans un Chasteau, qui estoit sur les Frontieres d'Armenie, où Araspe l'avoit conduite. Comme elle avoit esté recommandée de bonne main à Cyrus, il ne vit pas plustost Araspe, qu'il luy ordonna de la faire servir avec tout le respect deû à sa condition : et quelque resolution qu'il eust prise de ne la voir point, par le chagrin qu'il avoit eû d'aprendre que Mandane n'estoit pas delivrée, et que c'estoit seulement elle qui estoit prisonniere : il changea de dessein et voulut la voir. Bien est il vray qu'il fit presque un secret de cette visite : parce qu'il souhaita que le Roy d'Assirie n'en fust pas : afin de pouvoir parler de sa chere Princesse avec plus de liberté. Ainsi p. 27dés qu'il fut dans ce Chasteau, il fut à l'Apartement d'Araspe : où feignant d'avoir à faire avecques luy, il demeura presques seul. Comme il estoit assez prés de celuy de la Reine de la Susiane, il y fut sans estre suivi que d'Araspe et de Feraulas, et sans estre veû : et c'est ce qui fit dire à tout le monde que Cyrus avoit esté si fidelle à Mandane, qu'il n'avoit pas mesme voulu regarder cette Reine, parce qu'on la disoit estre une des plus belles Personnes de la Terre. Cependant il est certain qu'il la vit, mais il la vit pour l'amour de Mandane : et comme il sçeut par Araspe, qu'elle estoit fort en peine d'Abradate, il luy fit dire ce qu'il en sçavoit, en luy envoyant demander la permission de la voir : de sorte que lors qu'il entra dans sa chambre, cette belle et sage Reine le reçeut avec beaucoup de civilité. Et sans donner aucune marque de foiblesse pour sa Prison, Seigneur, luy dit elle, la Princesse Mandane avoit raison de me dire, que vous estiez le Prince du monde qui sçavoit le mieux user de la victoire : puis que toute captive que je suis, vous me faites la grace de me voir : et de m'envoyer assurer de la vie et de la santé du Roy mon Seigneur. Je ne veux point, luy dit-il, Madame, que vous me soyez obligée d'une chose si peu considerable : mais je veux qu'en vous donnant la peine de lire cette Lettre (adjousta t'il en luy monstrant celle de Mandane) vous connoissiez que je ne dois point avoir de part à tous les services que j'ay dessein de vous rendre. Car apres ce que la Princesse de Medie m'a escrit, je ne suis plus Maistre de mes volontez ; et je ne puis que suivre les siennes. Je veux bien Seigneur (repliqua Panthée, apres avoir leû la Lettre de la Princesse Mandane, et la luy avoir renduë) partager cette obligation p. 28entre vous d'eux : estant bien certaine que vous le souffrirez l'un et l'autre sans en murmurer. En suite Cyrus s'informa soigneusement de la santé de sa chere Princesse : et apres luy avoir demandé pardon de la liberté qu'il alloit prendre : il la conjura de luy vouloir dire, comment le Roy de Pont vivoit avec elle : n'osant pas luy demander comment elle vivoit aveque luy. Seigneur, reprit Panthée, pour vous mettre l'esprit en repos, je vous diray que le Roy de Pont est tellement esclave des volontez de la Princesse Mandane, que c'est une chose inconcevable, de voir qu'il ait la force de la retenir comme il fait : car excepté sa liberté, il n'est rien qu'il ne soit capable de luy accorder. Ainsi je puis vous assurer qu'il ne luy donne aucun sujet de pleinte, que celuy de ne la vouloir point abandonner, et de ne la vouloir point rendre. Pour moy j'ay fait toutes choses possibles pour l'y obliger : mais il m'a tousjours respondu qu'il ne le peut : et que quand il n'auroit autre satisfaction en toute sa vie, que celle d'empescher qu'un Rival ne la possede : il fuiroit tousjours par toute la Terre, jusques à ce qu'il eust trouvé un Azile assuré pour sa retraite, et un Protecteur assez puissant pour le deffendre. Ha Madame, s'écria Cyrus, les Dieux n'en sçauroient donner au Ravisseur d'une Princesse si innocente et si accomplie : en effet, reprit Panthée, il paroist assez que nous sommes desja punis, de luy avoir donné protection. Cyrus luy fit alors beaucoup de civilité : et luy dit que s'il n'eust pas despendu de Ciaxare ; et s'il ne se fust pas agy de Mandane, il luy auroit redonné la liberté. Mais qu'ayant apris qu'il se formoit une Ligue, dont le Roy son Mary estoit, il faloit voir auparavant ce que p. 29ce pouvoit estre : et que cependant il l'assuroit, qu'elle seroit servie avec tout le respect qui luy estoit deû. Panthée le remercia fort civilement : et ils se separerent tres satisfaits l'un de l'autre. En effet il eust esté difficile, que deux Personnes si accomplies, n'eussent pas eu beaucoup d'estime l'un pour l'autre en se connoissant : car si Cyrus estoit admirable en toutes choses, Panthée estoit une Princesse tres parfaite. Sa beauté estoit une des plus esclatantes du monde : et de celles qui surprennent le plus les yeux, et qui inspirent le plus d'amour. Elle avoit une majesté si douce, et une modestie si charmante, qu'on ne la pouvoit voir sans s'interesser en ses malheurs.
Épisode 4 : Cyrus prend la direction de la Lydie – 3 min.
Cyrus, apprenant que Cresus consulte divers oracles et arme ses troupes, rassemble ses hommes et prend le chemin de la Lydie, tant pour contrer le souverain, qui s'est emparé d'Ephese, que pour libérer Mandane. Ciaxare, quant à lui, contraint de s'en retourner à Ecbatane pour des raisons de santé, ne peut faire front.
Lire l'épisode ⬇Cependant Cyrus ordonna à Araspe, de la conduire à Artaxate, luy laissant cinq cens Chevaux pour cela : apres quoy remontant à cheval avec le Roy d'Assirie, il fit une si grande diligence, qu'en trois jours il arriva aupres de Ciaxare, auquel il rendit conte de son voyage. De là il fut chez la Princesse Araminte, où le Prince Phraarte estoit desja : il luy demanda pardon d'estre party sans luy dire adieu : l'assurant qu'à sa consideration, il n'avoit eu dessein que de delivrer sa Princesse, et qu'il n'avoit point eu celuy de perdre le Roy son Frere. Elle luy aprit aussi les inquietudes qu'elle avoit euës, par la crainte de recevoir quelque funeste nouvelle de son entreprise. Comme il estoit chez cette Princesse, on le vint querir : parce qu'il estoit arrivé un Courrier d'Ecbatane, qui pressoit encore Ciaxare d'y aller. Il en vint aussi un autre ce mesme jour d'Ariobante : qui mandoit qu'il estoit adverty qu'il y avoit desja quelque temps que Cresus avoit envoyé consulter divers Oracles, sur une entreprise importante qu'il vouloit p. 30faire : et qu'il avoit fait partir en un mesme jour des gens d'esprit, et de probité, pour aller à Delphes ; à Dodone ; mesme au Temple d'Amphiaraus ; à l'Antre de Trophonius aux Branchides qui estoient sur la frontiere des Milesiens ; et en Affrique, au Temple de Jupiter Ammon : afin que par la réponse de tous ces Oracles, il peust estre confirmé ou dissuadé d'executer son dessein : que cependant il armoit puissamment, et solicitoit tous ses Alliez d'armer comme luy. Les choses estant donc en ces termes, il fut resolu, veu mesme la mauvaise santé de Ciaxare, qu'il s'en retourneroit à Ecbatane, pour appaiser les troubles qui s'y estoient élevez : et que Cyrus avec toute son Armée marcheroit vers la Lydie : tant pour songer à la liberté de Mandane que l'on menoit à Ephese, que Cresus avoit conquestée : que pour s'opposer aux desseins de ce Prince quels qu'ils pussent estre. Ainsi l'ambition et l'amour demandant une mesme chose de Cyrus : il s'y porta avec toute l'ardeur que deux passions si violentes peuvent inspirer à un coeur heroïque et amoureux comme estoit le sien. On resolut aussi, que pour tenir Abradate en devoir, il faloit retenir Panthée, et la conduire en Capadoce, vers les Frontieres de Lydie : car on avoit sçeu par un Prisonnier, que ce Prince avoit assurément fait Ligue avec Cresus : ce qui confirmoit puissamment ce qu'Ortalque en avoit dit. Comme la Princesse Araminte ne souhaitoit pas de demeurer en Armenie, à cause du Prince Phraarte ; et que de plus Cyrus esperoit quelque chose de sa negociation aupres du Roy son Frere : il fut bien aise qu'elle prist la resolution d'aller avec la Reine Panthée, qui arriva à Artaxate, comme toutes ces resolutions se prenoient : et qui y fut p. 31traittée selon l'intention de Mandane, c'est à dire avec tous les honneurs possibles. Pour cét effet Araspe eut encore un nouvel ordre de Cyrus, d'en avoir un soin tout particulier : ce Prince luy disant, avec un sous-ris qui n'effaçoit pourtant pas la melancolie de ses yeux, qu'il ne croyoit pas pouvoir plus seurement, confier la plus belle Reine du monde, qu'au plus insensible homme de la Terre. Enfin deux ou trois jours apres cette grande separation se fit : car dés ce jour là, Ciaxare avec dix mille hommes, entre lesquels estoit Megabise, se prepara à s'en retourner à Ecbatane : et Cyrus accompagné des Rois d'Assirie, de Phrigie, d'Hircanie, et de tous les autres Princes qui estoient dans cette Armée, commença de décamper, et de la faire marcher vers la Lydie : apres avoir assujetty de nouveau un Royaume à Ciaxare, et dompté en suite les Chaldées. Le Prince Tigrane par l'amitié qu'il avoit pour Cyrus, et par la reconnoissance de ce qu'il avoit si genereusement laissé la Couronne au Roy son Pere, le voulut suivre à cette guerre : et Phraarte par sa propre generosité, et plus encore par l'amour qu'il avoit pour Araminte, ne le voulut pas abandonner : de sorte que la prévoyance de cette Princesse se trouva inutile. Cependant pour faire conduire la Reine de la Susiane et la Princesse de Pont plus commodement, Araspe avec cinq cens Chevaux prit un chemin un peu détourné de celuy de l'Armée, et partit mesme un jour auparant : ce qui fut cause qu'un Envoyé d'Abradate ne trouva plus la Reine sa Femme à Artaxate, ou il estoit venu pour la redemander : mais on luy répondit, qu'un Prince Allié des Rois de Medie, qui donnoit protection au Ravisseur de la p. 32Princesse Mandane, ne devoit rien obtenir, à moins que de l'obliger à la rendre. Auparavant que de partir, Cyrus fut dire adieu à la Reine d'Armenie, et prendre part à la douleur que la Princesse Onesile avoit de l'esloignement de son cher Tigrane : en suite dequoy chargé des voeux du Roy d'Armenie, et des acclamations de tout le Peuple d'Artaxate, il en partit pour aller conduire Ciaxare, jusques à trente stades loing de la route qu'il devoit prendre. Cette separation fut tendre et touchante de part et d'autre : Ciaxare luy parla de la Princesse Mandane, en des termes qui luy faisoient connoistre, qu'il y avoit autant de part que luy : et. Il luy donna un pouvoir si absolu, par toute l'estenduë de son Empire, qu'il ne l'eust pû avoir plus grand, mesme apres sa mort. Le Roy d'Armenie paya volontairement le Tribut qu'il devoit, et en offrit encore quatre fois autant pour les frais de cette guerre, ce que Cyrus refusa : se contentant de ce qui estoit legitimement deû. Cependant le souvenir de Mandane, fut toute son occupation et toute celle du Roy d'Assirie durant cette marche : et lors qu'ils estoient contraints d'estre ensemble, et qu'ils se surprenoient tous deux en cette resverie dont ils s'imaginoient aisément le sujet, ils en avoient du chagrin : et ils eussent bien voulu chacun en particulier, estre seuls à penser à cette Princesse. Ils sçeurent en aprochant de Capadoce que le Prince Thrasibule, non plus qu'Harpage, ne s'y estoit point arresté : et qu'Ariobante luy ayant seulement donné les Troupes qu'il avoit, pour joindre à celles qu'on luy avoit desja données, il estoit party en diligence, pour aller vers la basse Asie, l'amour et l'ambition ne luy permettant pas d'attendre que l'on eust fait de nouvelles levées. p. 33Comme Cyrus n'avoit que Mandane dans le coeur, et qu'elle luy avoit écrit qu'elle s'en alloit à Ephese : pour en estre pleinement éclaircy, il resolut d'y envoyer Feraulas déguisé : sçachant bien qu'il ne pouvoit choisir personne qui peust agir avec plus d'adresse, plus d'esprit, et plus d'affection que luy. Joint que puis que Martesie estoit avecque Mandane, il y avoit un redoublement d'obligation pour luy, à travailler à la liberté de cette Princesse. Il accepta donc cette commission avecques joye : et pendant que Cyrus tarda en Capadoce, pour laisser un peu reposer ses Troupes, et pour s'informer un peu mieux des desseins de Cresus : il prit le chemin d'Ephese, apres s'estre travesti, sans estre accompagné que d'un Esclave seulement. Le Roy d'Assirie de son costé, y envoya aussi un homme tres fidelle et tres entendu en toutes choses : cependant Cyrus recevoit des advis de toutes parts, des grands preparatifs de guerre que l'on faisoit à Sardis : mais quoy qu'on luy dist, et quoy qu'on luy mandast, on ne parloit point de Mandane : et on ne disoit point mesme avec certitude, ce que Cresus vouloit faire.
Épisode 5 : Sosicle apporte des nouvelles de Mandane – 3 min.
Pendant les préparatifs de guerre, un étranger grec, Sosicle, s'introduit auprès de Cyrus par l'intermédiaire du roi de Phrigie, dans l'intention de donner des nouvelles de Mandane qu'il a vue débarquer à Ephese. Cyrus, fou de joie d'avoir pu localiser le lieu de détention de la princesse, accepte toutefois de temporiser, en raison de circonstances extraordinaires qu'on doit lui révéler. Cette révélation implique le récit des événements de la cour de Lydie.
Lire l'épisode ⬇Durant qu'il estoit en cette peine, on luy vint dire que le Roy de Phrigie venoit le trouver en diligence : parce qu'il estoit arrivé le matin à sa Tente trois Estrangers que l'on ne connoissoit pas, qui luy avoient apris quelque grande nouvelle : du moins à ce que l'on en pouvoit juger, par l'émotion qu'il avoit euë en leur parlant. Un moment apres ce Prince entra, comme un homme qui avoit en effet de grandes choses dans l'esprit : Seigneur, dit-il à Cyrus, il est bien juste que je vous parle de vos interests, avant que de vous entretenir des miens : et que je vous die que je vous amene un p. 34homme qui a veû aborder la Princesse Mandane à Ephese : et qui vous peut du moins assurer qu'elle n'a pas fait n'aufrage. Cyrus tout transporté de joye d'entendre le Nom de Mandane, et de sçavoir du moins avec certitude ou elle estoit ; demanda avec empressement au Roy de Phrigie, où estoit celuy qui luy avoit aporté cette nouvelle ? de sorte que ce Prince le faisant aprocher (car il l'avoit amené aveques luy) le presenta à Cyrus : qui le reçeut avec une douceur qui n'estoit pas moins une marque de son amour pour Mandane, que de sa civilité naturelle. Cét homme qui estoit Grec, et qui se nommoit Sosicle, estant de fort bonne condition, et ayant beaucoup d'esprit, respondit à Cyrus avec beaucoup de respect : et luy aprit fort exactement tout ce qu'il vouloit sçavoir de luy. Il luy dit donc qu'estant à Ephese, il avoit veû aborder un Vaisseau Cilicien : et qu'il avoit sçeu apres au Port, que le Roy de Pont estoit dedans. Qu'en effet il l'en avoit veû descendre, et en suitte la Princesse Mandane, que le Gouverneur d'Ephese avoit logée magnifiquement. Il luy dit encore, que cette Princesse estant allée au Temple de Diane pour faire ses devotions, s'estoit mise parmi les Vierges voilées qui y demeurent. Que le Roy de Pont l'ayant sçeu, avoit voulu faire effort pour l'en retirer : mais que le Peuple s'estoit esmeû, et ne l'avoit pas voulu souffrir ; de sorte qu'il avoit falu qu'il se contentast que le Gouverneur d'Ephese fist faire une garde fort exacte aux Portes de la Ville, et à l'entour de ce Temple, jusques à ce que l'on eust eu ordre de Cresus, vers lequel il avoit aussi tost : envoyé, et que les choses estoient en cét estat, lors qu'il estoit parti d'Ephese. Cyrus fit encore p. 35cent questions à Sosicle ; apres quoy le remerciant de l'avoir tiré de la peine où il estoit, il se mit à parler au Roy de Phrigie en particulier : se réjouïssant de ce que Feraulas pourroit peut-estre luy donner quelque advis favorable, puis qu'il ne pouvoit manquer de trouver la Princesse. Comme elle estoit en un lieu maritime, Cyrus ne jugeoit pas qu'il falust tourner teste de ce costé là, se souvenant toujours de l'advanture de Sinope : et il pensoit qu'il valoit mieux attendre qu'elle fust à Sardis, y ayant beaucoup d'aparence qu'on l'y conduiroit. Neantmoins l'impatience qu'il avoit de s'aprocher tousjours davantage d'elle, pensa luy faire changer de dessein, et prendre celuy de partir à l'heure mesme : mais le Roy de Phrigie luy dit qu'il sçavoit encore quelque chose, qui l'en devoit empescher, et l'obliger d'avoir seulement trois ou quatre jours de patience. En effet s'estant mis à luy parler bas, il parut bien par le visage de Cyrus, que ce que ce Prince luy disoit, le surprenoit extrémement, et luy donnoit mesme de la joye et de l'esperance. Le Roy d'Assirie estant arrivé, Cyrus forcé par sa generosité et par sa parole, luy aprit ce qu'il sçavoit de Mandane, et luy dit fidellement l'estat des choses : le Roy d'Assirie en fut aussi agreablement surpris que luy : mais enfin ayant trouvé que le Roy de Phrigie avoit raison, et qu'il faloit attendre l'advis qu'il devoit recevoir, auparavant que de rien entreprendre : Cyrus dit en suitte à ce Prince, qu'il vouloit sçavoir plus au long la merveilleuse avanture dont il ne luy parloit qu'en passant, n'estant pas juste qu'il ne s'interessast pas autant aux choses qui le touchoient en particulier, qu'il faisoit à celles qui le regardoient. p. 36Le Roy de Phrigie luy dit que Sosicle le satisferoit là dessus, quand il l'auroit agreable : et luy feroit mieux comprendre la cause de l'entreprise dont il faloit attendre l'effet. Apres cela Araspe vint trouver Cyrus, pour l'advertir que la Reine de la Susiane, et la Princesse Araminte estoient arrivées le soir auparavant, à une petite Ville qui n'estoit qu'à quarante Stades du Camp : de sorte que Cyrus ne le sçeut pas plustost, qu'il leur envoya faire compliment : et le lendemain il y fut luy mesme, suivi seulement d'Hidaspe, et de quelques autres, ne voulant pas y mener le Prince Phraarte, de qui la passion affligeoit Araminte. Mais comme Panthée s'estoit trouvé mal la derniere nuit, il ne vit que la Princesse Araminte, à qui il rendit conte de l'estat des choses ; sçachant bien qu'elle auroit de la joye d'aprendre, que peut-estre sans combatre le Roy son Frere, pourroit on finir cette guerre. Mais comme elle ne pouvoit pas comprendre parfaitement tous les divers interests de ceux qui tramoient la chose, à moins que de sçavoir toute la vie de deux personnes fort illustres, qui en faisoient tout le fondement : elle tesmoigna avoir une si forte envie de l'aprendre, que Cyrus pour la satisfaire, luy promit qu'il ne la sçauroit luy mesme exactement qu'en sa presence. Et en effet, ayant envoyé prier le Roy de Phrigie de luy envoyer Sosicle, il le fit au mesme instant : de sorte que comme il y avoit encore assez de temps pour luy donner audience, parce que Cyrus estoit allé de fort bonne heure visiter cette Princesse : Sosicle ne fut pas plustost arrivé, que le faisant aprocher, et le presentant à Araminte ; Voila, luy dit-il, Madame, celuy qui doit contenter vostre curiosité et la mienne : et p. 37vous aprendre des choses qui ne sont pas sans doute ordinaires : du moins ce que j'en sçay desja me semble t'il fort merveilleux. Je pretens toutefois, adjousta Cyrus, que Sosicle vous parle comme si je ne sçavois rien du tout de ce qu'il vous doit dire : et qu'il n'oublie aucune circonstance de la vie d'une Princesse de qui le Nom est aussi celebre par sa beauté et par sa vertu, que celuy de son Amant l'est par son courage et par son esprit. Apres que la Princesse Araminte eut joint ses prieres à celles de Cyrus, Sosicle sçachant bien qu'il importoit extremement aux personnes à qui il prenoit interest, que ce Prince s'affectionnast : à elles et les protegeast, luy obeïr avec joye, et commença son discours de cette sorte, adressant la parole à la Princesse Araminte.