Partie 8 (voir le frontispice) – Livre premier.
Gravure de la partie 8, livre 1.
Résumé de la séquence
Mandane se rend au temple pour assister à un sacrifice. En chemin, le roi d'Assirie, bientôt rejoint par Cyrus, aborde la princesse. Celle-ci est inquiète et irritée de revoir son ravisseur. Néanmoins, sous la conduite de Cyrus, tout le monde se rend à la cérémonie. Durant le sacrifice, Mandane, Cyrus, le roi d'Assirie, Anaxaris et les amants de Doralise formulent des prières fort différentes. Lors du retour, Doralise s'adonne à une agréable raillerie à propos des pensées des hommes. Cyrus, quant à lui, s'interroge sur les moyens de se battre en combat singulier avec le roi d'Assirie, sans alerter sa bien-aimée. Il se confie à Anaxaris, lui faisant promettre de protéger Mandane, quelle que soit l'issue du duel. Ce dernier est mal à l'aise, partagé entre la loyauté à l'égard de son ami et son amour secret pour la princesse. Le lendemain matin, à la grande surprise de Cyrus, on amène le roi d'Assirie blessé. Le rival est tombé sous les coups d'Intapherne, lequel refuse toutefois poliment de faire en public le récit du différend. En privé, il avoue à Cyrus que cette narration l'aurait contraint à évoquer toutes les marques d'amour que le roi d'Assirie avait données à Mandane à Babylone. Or les dames, intriguées par l'attitude d'Intapherne, désirent connaître son histoire. Elles parviennent à convaincre Orcame, ami du jeune homme, de leur en faire le récit.
Lire toute la séquence ⬇Épisode 1 : Le sacrifice – 5 min.
Alors que Mandane s'apprête à se rendre au temple pour remercier les dieux, elle se trouve confrontée au roi d'Assirie. Celui-ci lui demande la permission de l'escorter. Après un premier mouvement de crainte, la princesse, rassurée par Cyrus, le lui permet. Tout le monde se rend ensuite au temple, où se déroule un sacrifice. Chacun y fait une prière différente : Cyrus souhaite la perte du roi d'Assirie ; lequel aspire à la mort de son rival, à l'amour de Mandane et à la restitution sa couronne ; Anaxaris, quant à lui, désire la perte de ses deux rivaux, ainsi qu'un miracle qui le fera aimer de Mandane ; Mazare n'implore que l'amitié de la princesse ; enfin, les soupirants de Doralise, Myrsile et Andramite, font également des vœux pour obtenir les faveurs de leur bien-aimée.
Lire l'épisode ⬇p. 5La Princesse Mandane ne fut pas plustost achevée d'habiller, que suivant sa coustume elle voulut aller au Temple devant que de partir : de sorte que Mazare luy donnant la main pour luy aider à marcher, elle sortit de sa chambre. Mais à peine fut elle sur le haut du Perron du Chasteau où elle estoit logée, qu'elle vit le Roy d'Assirie qui descendoit de cheval à l'autre bout de la Court : et qui sans attendre Cyrus se hastoit p. 6de s'aprocher d'elle avant qu'elle eust le temps d'entrer dans son Chariot. La surprise de Mandane fut si grande qu'elle s'arresta tout court au lieu d'avancer, et donna loisir à ce malheureux Prince de s'aprocher d'elle : et de luy parler avec ce mesme respect qu'il luy avoit tousjours rendu, malgré l'impetuosité de son humeur, et la violence de sa passion. Je ne doute nullement Madame (luy dit-il apres l'avoir salüée) que ma veuë ne vous surprenne et ne vous desplaise, et que je ne sois tousjours l'objet de vostre colere et de vostre haine : mais puis que le Roy vostre Pere m'a bien souffert dans son Armée, tout criminel que j'estois et envers luy, et envers vous ; et que Cyrus m'endure bien dans celle qu'il commande, tout son Rival que je suis ; je dois ce me semble esperer que vous me permettrez de vous suivre jusques à ce que vous soyez où vous voulez aller ; et qu'apres avoir perdu toutes choses pour l'amour de vous, vous ne me refuserez pas la grace de souffrir que je vous serve d'escorte, principalement ne la refusant pas au Prince Mazare, bien qu'il soit plus criminel que moy. Le Prince Mazare, reprit Mandane, ayant effacé son crime par un genereux repentir ; est presentement au nombre de mes Amis, et n'est plus au rang de mes Persecuteurs. Mais quoy qu'il en soit Seigneur, dit-elle, je puis vous assurer que j'ay moins de chagrin de vous voir dans l'Armée du Roy mon Pere, que je n'en avois de vous voir p. 7dans Babilone. En effet, adjousta-t'elle, la joye d'en estre sortie occupe encore si agreablement mon esprit, que lors que vous estes arrivé j'allois pour continuer de remercier les Dieux de m'avoir ostée de vostre puissance, et de m'avoir enfin redonné la liberté que vous seul m'aviez fait perdre. Si vous m'en croyez, poursuivit-elle, vous serez aussi reconnoissant que moy ; et vous les remercierez de vous avoir donné un ennemy assez genereux pour vous faire jouir d'un bien que vous m'aviez osté, et que vous aviez perdu. Comme les Dieux sont justes, reprit fierement le Roy d'Assirie, ils auront soin de recompenser mon Rival de sa generosité : c'est pourquoy vous me permettrez, Madame, de ne leur demander autre chose que de me vanger de vostre excessive inhumanité. Les prieres injustes, repliqua Cyrus qui s'estoit aproché, ne sont ordinairement escoutées par les Dieux, que pour punir ceux qui les font : c'est pourquoy si vous m'en croyez ne leur demandez rien contre la Princesse : et si vous avez quelque vangeance à souhaiter, ne souhaitez de vous vanger que de moy. Pendant que Cyrus parloir ainsi, la Princesse monta dans son Chariot, où elle fit mettre Doralise, Pherenice, et Martesie : apres quoy elle fut au Temple, suivie de Cyrus, du Roy d'Assirie, de Mazare, de Myrsile, d'Anaxaris, d'Andramite, de Chrysante, de Feraulas, et de beaucoup d'autres. Tant que le Sacrifice dura, la Princesse pria les p. 8Dieux avec une si grande attention, qu'elle ne tourna ny la teste ny les yeux vers ceux qui l'accompagnoient ; qui n'estans pas tous si attentifs qu'elle à leurs prieres, avoient des sentimens aussi differens, que leurs interests l'estoient. Cyrus n'avoit alors dans le coeur que la perte de ce fier Rival qui venoit troubler toute sa joye par sa presence : le Roy d'Assirie, quoy que fort impatient de se voir l'espée à la main contre ce Prince, avoit pourtant quelque espece de plaisir de voir Mandane : mais c'estoit un plaisir qui n'estoit pas tranquile ; et s'il songea aux Dieux durant quelques instans, pendant qu'il fut dans le Temple, ce fut pour leur demander tout à la fois, la mort de Cyrus ; la possession de Mandane ; la Couronne qu'il avoit perduë ; et d'estre vangé de Mazare : et l'on peut mesme dire qu'il murmura plus contre eux, qu'il ne les pria. Pour Anaxaris, dont la passion estoit d'autant plus violente qu'elle estoit plus cachée, il souhaitoit que ces deux Rivaux se pussent destruire l'un l'autre, ou qu'il les pûst perdre tous deux : et sans pouvoir seulement imaginer par quelle voye il pourroit pretendre quelque chose à Mandane, il ne laissoit pas de l'aimer esperduëment ; de desirer ardemment d'en estre aimé ; et de le demander aux Dieux. Pour Mazare, sa vertu s'estoit tellement confirmée, que quelque amour qu'il eust toûsjours pour la Princesse de Medie, il ne leur demandoit plus rien, que de pouvoir conserver son amitié : car il p. 9s'estoit si fort accoustumé à combatre tous ses desirs, qu'il n'osoit mesme plus faire de souhaits inutiles dans le plus profond de son coeur. Mais si Mazare n'osoit presques rien souhaiter, il n'en estoit pas de mesme du Prince Myrsile : qui desiroit avec tant d'ardeur de pouvoir changer le coeur de la fiere et insensible Doralise, qu'il ne songeoit à autre chose, et ne demandoit que cela. Pour Andramite, qui n'estoit pas moins amoureux que luy de cette belle Personne, il portoit ses desirs plus loin : car il souhaitoit alors esgalement, la perte d'un aussi redoutable Rival que le Prince Myrsile, et la possession de Doralise. Pour Chrysante, et pour Feraulas, qui sçavoient quel estoit l'engagement de Cyrus avec le Roy d'Assirie, ils consultoient entr'eux s'ils devoient en advertir la Princesse Mandane : et demandoient aux Dieux que cét invincible Heros, pûst se tirer de cette dangereuse occasion aussi glorieusement qu'il avoit fait de toutes les autres où il s'estoit trouvée. Pour Doralise, Pherenice, et Martesie, tous leurs voeux estoient pour la Princesse qu'elles accompagnoient ; leur semblant que si elles la pouvoient voir heureuse, elles le seroient aussi. Enfin toutes ces diverses Personnes, firent des prieres si differentes, que les Dieux qu'ils invoquoient, n'eussent pû les leur accorder, quand mesme ils eussent esté ce qu'ils les croyoient : et l'on peut dire en cette occasion, que comme ceux qui sont sur la Mer, et qui ont dessein p. 10d'aller en Orient, ou en Occident, demandent des vents tous contraires, selon qu'ils en ont besoin ; de mesme, Mandane, le Roy d'Assirie, Cyrus, Mazare, et Anaxaris, demandoient aux Dieux des choses toutes opposées les unes aux autres, et par consequent impossibles.
Épisode 2 : Mandane, mécontente de la présence du roi d'Assirie – 2 min.
Après le sacrifice, Mandane s'adresse en privé à Cyrus pour lui reprocher la présence du roi d'Assirie, qui l'inquiète. Quand son amant tente de la rassurer, elle lui reproche de souffrir sa présence par fierté et non par amour : en effet, le roi d'Assirie est la cause indirecte de plusieurs conquêtes considérables de Cyrus ! Mandane lui fait ensuite promettre de le surveiller et de ne jamais la laisser seule avec lui.
Lire l'épisode ⬇Le Sacrifice estant achevé, la Princesse retourna au Chasteau : mais elle n'y tarda pas, afin d'esviter la conversation du Roy d'Assirie. Elle voulut pourtant avant que de partir, scavoir de Cyrus où il avoit trouvé son Rival : et luy reprocher obligeamment la generosité qu'il avoit euë de delivrer son ennemy mortel. S'il n'estoit pourtant que vostre ennemy, luy disoit elle, je n'aurois aucun droit de vous accuser : mais comme il est mon persecuteur, il me semble que j'ay sujet de me pleindre de ce que vous estes trop genereux. Le Roy vostre Pere m'en à donné un si grand exemple, reprit Cyrus, que j'aurois esté indigne de vostre estime, si je ne l'avois pas imité : et puis Madame, adjousta-t'il pour destourner la conversation, si vous scaviez combien il y a de douceur pour moy, à voir quelle difference vous mettez entre le Roy d'Assirie, et Cyrus ; vous ne trouveriez pas si estrange que j'eusse voulu me donner une si grande satisfaction. Mais de grace, Madame, n'allez pas changer de sentimens, et n'allez pas avoir trop de pitié du malheureux estat où les armes du Roy vostre Pere l'ont mis : car encore que la compassion soit un sentiment qui doive p. 11estre dans un coeur aussi heroique que le vostre ; et qu'il m'importe mesme extrémement que vous n'ayez pas l'ame dure, je ne laisse pas de souhaiter que vous n'ayez aucune pitié de luy. Je vous assure, reliqua Mandane, qu'il ne seroit pas aisé que j'en pusse avoir pour un Prince qui a causé tous les malheurs de ma vie : mais pour vous, poursuivit-elle, je m'imagine qu'il y a quelques instans, où le regardant comme la cause de toutes vos conquestes, et de cette Grande gloire dont vous estes couvert, vous le haïssez un peu moins : car enfin s'il ne m'eust point enlevée, vous n'auriez point pris Babilone ; vous n'auriez point soûmis toute l'Assirie ; vous n'auriez point conquis l'Armenie ; vous n'auriez point, dis-je, vaincu Cresus ; pris Sardis, assujetti toute la Lydie, non plus que les Xanthiens ; les Cauniens, les Joniens ; et les Gnidiens : et vous n'auriez point enfin pris Cumes, ny esté le vainqueur de l'Asie. Non Madame, repliqua Cyrus, mais j'aurois tousjours esté à vos pieds pour vous adorer : et il auroit pû estre que mes soins, mes soûpirs, et mes services, auroient un peu plus engagé vostre coeur qu'il ne l'est : de sorte que je puis dire, qu'en faisant toutes les conquestes dont vous venez de parler, j'ay manqué à en faire une beaucoup plus glorieuse, que toutes celles que les armes de Ciaxare m'ont fait faire. Je pourrois si je voulois, respondit la Princesse Mandane, vous respondre assez obligeamment, et vous p. 12dire qu'en prenant Babilone, Artaxate, Sardis, et Cumes, vous avez peur estre plus gagné de part en mon coeur, que vous n'eussiez fait par vos plaintes, et par vos soûpirs : mais je suis trop mal satisfaite de vous pour en user ainsi. Ce n'est pas, adjousta-t'elle, que je veüille que vous changiez aujourd'huy vostre façon d'agir avec le Roy d'Assirie, puis qu'il est en liberté : mais je vous advouë, que je n'eusse pas esté marrie que vous ne l'eussiez point delivré : et que j'aurois mieux aimé avoir à vous reprocher de n'estre pas assez genereux, que de l'estre trop. Cependant, je vous conjure, poursuivit-elle, de ne vous esloigner plus de moy, car si vous alliez visiter quelque autre Tombeau, je croirois que vous me rameneriez encore le Roy de Pont : c'est pourquoy je vous prie que cela n'arrive plus. Ce n'est pas que je ne juge bien que le Roy d'Assirie n'est pas en estat de rien entreprendre contre moy, si ce n'est en entreprenant quelque chose contre vous : mais apres tout sa presence m'inquiette d'une si estrange maniere, et m'importune si fort, que j'ay besoin que la vostre me console de l'ennuy que la sienne me donne Cyrus entendant parler Mandane de cette sorte, craignit qu'elle ne soubçonnast quelque chose de la verité : c'est pourquoy afin de la rassurer, il luy respondit comme un homme qui n'avoit rien de fâcheux dans l'esprit. Quoy Madame, luy dit-il, vous voudriez que je ne me consolasse pas de la veuë d'un ennemy, p. 13qui est cause que j'entens de vostre bouche, des choses plus avantageuses pour moy, que toutes celles que vous m'avez jamais dites ! Quoy qu'il en soit, repliqua cette Princesse, faites que je vous voye tousjours tant qu'il sera en lieu où je le pourray voir, et en lieu où je ne le pourray faire bannir par le Roy mon Pere comme j'en ay le dessein : car pour vous je ne veux nullement, quelque importunite que sa presence me donne, que vous entrepreniez de m'en delivrer. Puis qu'il est cause que je suis si bien traité de vous, repliqua Cyrus en soûriant, je vous obeïray sans peine.
Épisode 3 : Agréables railleries de Doralise – 2 min.
Mandane remonte dans son chariot en compagnie de Martesie et de Doralise. Cyrus prend des mesures pour que les troupes assyriennes se tiennent à la plus grande distance possible de la princesse. Le convoi repart. Tandis que Mandane est rêveuse, Doralise s'amuse à imaginer les pensées des hommes qui entourent leur chariot. Elle en fait part à Martesie. Le rire des deux jeunes femmes suscite la curiosité de Mandane. Informée des railleries de Doralise, elle lui demande alors de lui faire part des préoccupations de ses propres soupirants, Andramite et Myrsile. Doralise s'exécute sur le mode de la plaisanterie.
Lire l'épisode ⬇Apres cela la Princesse se laissant conduire par ce Prince, entra dans son Chariot, où elle ne fit mettre que Doralise et Martesie : Pherenice, Arianite, et les autres Femmes de la Princesse, estant dans d'autres Chariots qui suivoient le sien. Cependant Cyrus qui songeoit à tout ce qui regardoit la seureté de Mandane, et l'execution de son dessein, changea l'ordre de la marche des Troupes, et fit que celles qui estoient Assiriennes, furent mises sur les Ailes, et le plus loin de la Princesse qu'il fust possible. Il donna aussi un ordre particulier à Anaxaris, de veiller soigneusement à la garde de Mandane : ne scachant pas qu'en voulant se precautionner contre un Rival, il la confioit à un autre. D'autre part Chrysante et Feraulas, n'ayant pû parler à Martesie, tant l'heure du départ avoit esté precipitée, resolurent de luy dire le soir qu'il estoit p. 14à propos qu'elle fist sçavoir à la Princesse, quel estoit l'engagement de Cyrus avec le Roy d'Assirie : afin que par son authorité elle obligeast tous les Princes qui estoient dans l'Armée à devenir les Gardes de ces deux redoutables Rivaux. Cependant quoy qu'ils ne luy eussent pû parler, comme cette fille avoit beaucoup d'esprit, l'arrivée du Roy d'Assirie l'avoit renduë assez melancolique : car elle connoissoit encore bien mieux la violence de son temperamment que ne faisoit Mandane, devant qui il avoit tousjours aporté soin de la cacher. Elle fit pourtant quelque effort sur elle mesme, afin que son chagrin ne parust pas à cette Princesse : il est vray que l'agreable humeur de Doralise servit à le luy faire cacher plus aisément : car durant que Mandane révoit et s'entretenoit elle mesme, elle se mit à chercher dans l'air du visage de tous ces Princes qui marchoient assez prés du Chariot de Mandane, quelles pouvoient estre leurs pensées : et elle leur en attribua de si plaisantes, et qui convenoient si bien à leurs advantures, et à la mine qu'ils faisoient alors, que Martesie ne pouvant s'empescher d'en rire, retira Mandane de sa resverie : qui voulant sçavoir ce qui la divertissoit tant, se le fit redire par cette agreable Fille, qui luy redit en effet tout ce que Doralise avoit fait penser à Cyrus, au Roy d'Assirie, à Mazare, au Prince Artamas, et à tous les autres dont elle avoit parlé. Mais (luy dit Mandane qui vit alors le Prince Myrsile p. 15et Andramite assez prés de son Chariot) dites moy de grace, ce que present ces deux Esclaves que vostre beauté a faits, et que l'amour a esgallez en les faisans Rivaux, quoy que l'un soit Sujet et l'autre Souverain ? Ha Madame, repliqua Doralise, je ne puis dire ce qu'ils pensent : et bien loin de songer à le sçavoir, je fais ce que je puis pour ne le deviner pas, et pour n'entendre pas mesme ce qu'ils me disent, lors qu'ils me parlent le plus intelligiblement. Mais Madame, adjousta-t'elle, au lieu de vous dire ce qu'ils pensent, je vous diray si vous le voulez ce que je pense d'eux. Je vous croy si peu sincere en pareille chose, reprit Mandane, que je ne veux pas vous obliger à me dire un mensonge : et j'aimerois mieux que vous me dissiez ce que vous croyez qu'ils pensent presentement de vous, que ce que vous pensez d'eux. Puis que vous le voulez ainsi, reprit Doralise en riant, je vous diray qu'avoir avec quel sombre chagrin, Andramite regarde le Prince Myrsile, je croy qu'il est au desespoir de ce qu'il n'est plus müet : et qu'à voir aussi je ne scay quel empressement qu'a ce Prince aujourd'huy à parler à ceux qui sont aupres de luy ; je jurerois que s'il a parlé d'amour ce n'a esté que pour le seul plaisir qu'il a pris à dire une chose qu'il n'avoit jamais dite. Apres cela Mandane se mit à luy faire la guerre, et à la menacer de faire sçavoir ce qu'elle disoit à Myrsile, si elle ne parloir un peu plus serieusement, et plus obligeamment qu'elle p. 16ne faisoit, d'un Prince aussi accomply que ce luy dont elle avoit assujetty le coeur.
Épisode 4 : Promesse d'Anaxaris – 5 min.
Pendant que les dames se divertissent, Cyrus est préoccupé par le duel avec le roi d'Assirie. Comment se dérober à l'attention de Mandane afin de pouvoir se battre avec son rival ? De quelle manière s'assurer que la princesse ne tombe pas entre les mains de ce dernier en cas de défaite ? Il décide de se confier à Anaxaris, pour lequel il nourrit une grande estime. Il fait promettre à son ami que, quoiqu'il arrive, en tant que capitaine des gardes de la princesse, il empêchera par tous les moyens le roi d'Assirie de s'emparer de Mandane.
Lire l'épisode ⬇Mais pendant que Doralise divertissoit Mandane par son agreable humeur, et qu'elle trouvoit lieu de dire mille agreables choses, sur tous les objets qui luy passoient devant les yeux ; Cyrus ne songeoit qu'à tenir sa parole au Roy d'Assirie le plus promptement qu'il luy seroit possible : et qu'à imaginer comment il se pourroit desrober à tant de gens qui l'environnoient continuellement. Mais son plus grand soin estoit de songer à faire en sorte, qu'en cas qu'il fust vaincu, le Roy d'Assirie ne fust pas en estat de pouvoir disposer de la Princesse. Cependant il s'y trouvoit bien embarrasse : car de descouvrir un dessein de cette nature à beaucoup de Gens, l'honneur ne le permettoit pas : c'est pourquoy pour prendre un milieu, il fit seulement dire a tous les Chefs de ses Troupes, que la presence du Roy d'Assirie, luy donnant lieu de redoubler ses soins pour la seureté de Mandane, il les conjuroit de se souvenir de la fidellité qu'ils devoient a Ciaxare, et de n'en manquer jamais quoy qui peust arriver. Il ne creût pourtant pas encore que ce fust assez ; et dans la haute estime qu'il avoit pour Anaxaris, il fit dessein de luy confier son secret : car comme il estoit Capitaine des Gardes de la Princesse, il creût que c'estoit principalement de luy dont il se faloit assurer, et que c'estoit aussi par luy qu'il pourroit trouver lieu de s'aller battre contre le Roy d'Assirie. C'est p. 17pourquoy Mandane ne fut pas plustost arrivée où elle devoit coucher, qu'apres qu'Anaxaris, suivant sa coustume, eut posé les Gardes aux lieux où ils devoient estre, Cyrus l'envoya querir, et se mit à luy parler en particulier. D'abord Anaxaris, qui connut par l'action de ce Prince qu'il avoit quelque chose d'important à luy dire, et mesme quelque chose de fascheux, s'imagina que ses yeux l'avoient peut-estre trahy ; que Cyrus avoit penetré jusques dans le fonds de son coeur, et qu'il y avoit descouvert son secret en descouvrant l'ardente passion dont il estoit possedé. Il ne fut toutesfois pas longtemps dans cette erreur : car à peine Cyrus se vit il seul aveque luy, que luy adressant la parole ; il faut sans doute, luy dit-il, que tout inconnu que vous m'estes, je vous connoisse pour un homme d'une vertu extraordinaire, et d'une fidelité non commune, puis que je me resous à me confier à vous d'une chose qui m'importe mille fois plus que la vie, puis qu'il y va de mon honneur. Mais comme je vous connois brave et genereux, je ne puis mettre en doute que vous n'agissiez comme vous devez en une occasion aussi importante que celle qui se presente. Cependant quelque haute estime que j'aye pour vous, et quelque grande opinion que j'aye de vostre probité, je ne puis me resoudre à vous confier ce que j'ay à vous dire, que vous ne m'ayez fait un serment particulier de ne le reveler point : et de ne faire ny dire rien, qui puisse p. 18donner lieu à qui que ce soit de deviner la chose dont il s'agit : mais principalement à la Princesse, qui la doit moins sçavoir que tout le reste du monde. Seigneur (reprit Anaxaris assez surpris, et fort impatient d'aprendre ce que Cyrus avoit à luy dire) comme l'honneur ne permet jamais de reveler les secrets d'autruy, et qu'on ne doit estre Maistre que de son propre secret : il me semble que je pourrois me pleindre avec quelque justice, de ce que vous voulez exiger de moy un serment particulier, de ne dire pas ce que vous me voulez faire l'honneur de me confier. Neantmoins pour vous tesmoigner que je n'ay pas de peine à m'engager à faire tousjours ce que je dois : je vous promets de ne dire que ce qu'il vous plaira ; et je vous le promets avec toute la sincerité d'un homme qui n'a jamais manqué à sa parole. Apres cela Cyrus embrassant Anaxaris, luy demanda pardon du leger outrage qu'il avoit fait à sa vertu, en ne s'y confiant pas d'abord : mais mon cher Anaxaris, luy dit-il, si vous sçaviez ce que l'amour de Mandane, et l'amour de la gloire, font dans mon coeur, et quelle est l'agitation que ces deux violentes passions y causent presentement, vous m'excuseriez sans doute : principalement si vous avez aimé quelque chose. Mais afin que vous ne m'accusiez pas plus long temps, il faut donc vous ouvrir mon ame, et apprendre quelle est la cause de l'injure que j'ay faite à vostre fidelité. En suitte de cela Cyrus ayant repris p. 19les choses d'assez loin, apprit pourtant en peu de mots à Anaxaris quelle estoit la promesse qu'il avoit faite au Roy d'Assirie sur le haut de la Tour de Sinope, et quelle estoit aussi celle qu'il luy avoit faite aupres du Tombeau d'Abradate. Vous jugez bien, adjousta Cyrus, que le secret que je vous confie est de nature à ne devoir pas estre revelé : non Seigneur, reprit Anaxaris, mais celuy qui le descouvre, peut faire partager sa gloire à celuy à qui il le confie : en luy donnant lieu de partager le peril où celuy qui dit un si grand Secret doit s'exposer. Ce n'est pourtant pas là mon dessein, reprit Cyrus, et ce que je veux de vous, genereux Anaxaris, est que vous me faciez un serment solemnel, que si je suis vaincu par le Roy d'Assirie, vous vous opposerez à luy de toute vostre puissance, pour empescher que la Princesse Mandane ne tombe en la sienne. Car enfin comme je ne puis estre vaincu par luy sans mourir, je ne doute nullement que s'il est mon vainqueur, il ne fasse ce qu'il pourra pour exciter quelque soûlevement parmy les Soldats, afin d'estre Maistre de la Princesse. C'est pourquoy aprehendant qu'une Armée composée de tant de Nations differentes, et de tant de Peuples nouvellement conquis, et où il y a mesme des Troupes Assiriennes, ne fust capable de se mutiner ; j'ay creû qu'il estoit necessaire, que vous qui avez aquis beaucoup de credit parmy les Soldats, et qui avez un soin particulier de la garde de la Princesse p. 20fussiez adverty de l'estat des choses : afin de redoubler vos soins ; de vous assurer de tous vos Compagnons ; et de vous charger d'un ordre que je vous laisseray, pour montrer à tous les Chefs de l'Armée que je commande, si je succombe au combat que je dois faire, et que je feray sans doute bien tost : puis que n'ayant pris que quatre jours, dont il y en a desja un de passé, je ne veux pas attendre le dernier à tenir ma parole au Roy d'Assirie. Anaxaris entendant parler Cyrus de cette sorte, eut beaucoup de joye de voir qu'il ne desiroit rien de luy qu'il ne luy peust promettre sans peine, et qu'il ne luy peust tenir : quoy qu'il eust pourtant quelque confusion, de sentir qu'il ne pouvoit s'empescher d'estre Rival d'un Prince qui le traitoit si obligeamment. Mais enfin faisant effort sur luy mesme pour cacher l'agitation de son esprit, il promit à Cyrus avec toute l'ardeur d'un homme qui vouloit tenir sa parole, de mourir mille fois plustost que de souffrir que le Roy d'Assirie eust Mandane en sa puissance, s'il arrivoit qu'il fust vaincu par luy. Ha mon cher Anaxaris, luy dit alors Cyrus, l'assurance que vous me donnez m'esleve si fort le coeur, que je suis presque asseuré de vaincre le Roy d'Assirie, puis que je ne crains plus qu'il triomphe de Mandane, si le sort des Armes vouloit qu'il triomphast de moy. Ouy mon cher Anaxaris, adjousta-t'il, je vous devray toute la gloire que je remporteray d'avoir vaincu mon Rival si je le surmonte : car enfin p. 21si je combatois avec la crainte, que ma mort ne mist Mandane en sa puissance, je serois à demy vaincu devant que de combattre. Mais puis que vous me promettez d'employer pour cette Princesse, cette mesme valeur qui vous a fait faire tant de miracles, dont j'ay esté le tesmoin et l'admirateur ; je ne crains plus que mon Rival puisse jouïr du fruit de sa victoire ; et je ne crains plus mesme qu'il me surmonte. Mais encore une fois, genereux Anaxaris, souvenez vous que Mandane vous doit desja sa liberté, et que ce que je veux de vous n'est pas plus difficile à faire, que ce que vous avez desja fait dans le Chasteau de Cumes. Seigneur, reprit Anaxaris, si vous pouviez voir mon coeur, vous ne m'obligeriez pas à de nouvelles promesses, et vous ne douteriez pas que je ne sois resolu de mourir pour le service de la Princesse Mandane. Croyez donc s'il vous plaist, que tant que je seray vivant, elle ne sera point sous le pouvoir du Roy d'Assirie : mais Seigneur, reprit-il, je ne pense pas que je me trouve en estat de la deffendre contre luy : car si je ne me trompe, sa valeur ne sera pas plus heureuse contre vous cette seconde fois que la premiere, et vous le vaincrez comme vous l'avez desja vaincu. Si je le surmonte, reprit Cyrus, je viendray vous rendre grace de ma victoire : de sorte que soit que je sois vainqueur, ou vaincu, je vous seray tousjours obligé, et la Princesse vous devra toûjours infiniment. Si c'est le premier, adjousta-t'il, p. 22je vous promets de luy faire sçavoir l'obligation qu'elle vous a : et si c'est le dernier, comme elle sera elle mesme le tesmoin, et le juge de vostre valeur, elle la reconnoistra sans doute comme elle merite de l'estre : ainsi mon cher Anaxaris, vostre vertu ne peut manquer d'avoir un prix digne d'elle, puis qu'elle ne peut manquer d'avoir l'estime de la plus illustre Princesse du monde. Cependant souvenez vous sur tout, poursuivit ce Prince, de me garder fidelité : vous sçavez combien l'honneur est une chose delicate et precieuse, faites donc pour le mien ce que vous voudriez que je fesse pour le vostre. Mais, adjousta Cyrus, ce n'est pas encore tout ce que je veux de vous : car il faut que ce soit par vostre moyen que je me dérobe de tant de Gens qui m'accablent, afin de m'aller battre contre le Roy d'Assirie : ce qui vous sera fort aisé par une voye que j'ay imaginée, et que je vous diray quand il en sera temps. Ha Seigneur, reprit Anaxaris, si la Princesse sçavoit que j'eusse facilité vostre combat, elle me haïroit estrangement ! comme elle ne le sçaura pas, reprit Cyrus, vous ne serez pas exposé à ce danger : mais quand elle le sçauroit, je m'engage à faire vostre paix si je ne suis pas vaincu.
Épisode 5 : Etats d'âmes d'Anaxaris – 2 min.
A la suite de sa conversation avec Cyrus, Anaxaris est en proie à des sentiments et à des pensées contradictoires : d'une part, il se fait honte d'aimer Mandane et de trahir Cyrus au fond de son cœur ; mais, d'autre part, il se réjouit du duel qui doit opposer ses deux rivaux. Il espère secrètement leur mort à tous deux.
Lire l'épisode ⬇Apres cela Cyrus et Anaxaris se separerent ; le premier demeurant avec beaucoup de satisfaction de s'estre assuré d'Anaxaris ; et le second sentant dans son coeur tant de mouvemens differens, qu'il ne pouvoit en estre le Maistre. La p. 23confiance que Cyrus avoit en luy, faisoit qu'il avoit honte de n'y respondre pas sincerement : mais la passion qu'il avoit pour Mandane, luy faisoit imaginer des choses si opposées à ce sentiment-là, qu'il y avoit des instans, où il ne pouvoit s'empescher d'avoir de la joye, de sçavoir que deux de ses Rivaux alloient estre en estat de se destruire l'un l'autre. Neantmoins comme il estoit brave et genereux, il la retenoit autant qu'il pouvoit, et condamnant ses propres sentimens ; quoy lasche Anaxaris, disoit-il en luy mesme, tu te réjoüis dans ton coeur, de voir les deux plus vaillans Princes du Monde en termes de s'entre-tuer, et de te deffaire de deux Rivaux à la fois, sans que tu sois en danger ! repens toy, adjoustoit-il, de cette honteuse foiblesse, et si ces deux Princes font obstacle à tes desseins, desire qu'ils ne se détruisent point, afin que tu ayes la gloire de les destruire. Mais helas, poursuivoit-il en souspirant, que tu fais de laschetez inutilement, malheureux Anaxaris ! car enfin quand Cyrus et le Roy d'Assirie ne seroient plus, Mandane ne seroit pas pour toy : et tu as lieu de croire qu'elle ne seroit jamais pour personne, et que la mort de Cyrus causeroit la sienne. Mais que dis-je ! reprenoit-il, je m'accuse avec justice : en effet, poursuivoit cét Amant passionné, je ne pense pas que l'honneur deffende de se réjoüir de la perte d'un Rival, quand on ne la cause point par un lasche voye : attendons donc avec p. 24esperance le succés de cet effroyable combat, où les deux plus Grands Princes du Monde, vont disputer la possession de la plus belle Princesse de la Terre. Mais helas, adjoustoit-il encore, que la fin de ce combat doit te causer de douleur, infortuné Anaxaris ! car si Cyrus est vaincu, tu verras toutes les larmes que Mandane respandra pour luy ; tu entendras toutes les pleintes et tous ses souspirs ; et tu verras toute sa douleur : et si Cyrus est vainqueur, tu entendras aussi toutes les loüanges qu'elle luy donnera : tu seras tesmoin de toutes les marques d'estime qu'il en recevra ; et tu verras peut estre dans ses yeux, autant d'amour pour luy, qu'il y en a dans ton coeur pour elle. Pense donc Anaxaris, pense serieusement à te vaincre : songe combien de grandes choses devroient occuper ton esprit, et que l'amour n'est pas la passion qui devroit presentement regner dans ton ame. Ne te trompe pas toy mesme, comme tu trompes les autres : et ne crois pas estre Anaxaris : souviens toy que tu portes un nom plus illustre, dont il faut soustenir la gloire, et que celuy d'Anaxaris que tu as emprunté, ne te doit pas tousjours demeurer. Ne le signale donc point par une folie, comme seroit celle de s'opiniastrer à aimer Mandane, qui ne t'aimera jamais. Mais qui sçait, reprenoit-il, ce que les Dieux ont resolu de toy ? peutestre t'ont ils reservé le fruit de toutes les victoires de Cyrus : la Princesse que tu aimes ne te haït pas ; elle croit t'avoir de p. 25l'obligation ; et elle t'en a en effet : et le seul homme de toute la Terre qui a quelque part à son coeur, est prest d'estre exposé à un grand peril. Laisse donc la conduite de ta vie, à ces mesmes Dieux qui t'ont inspiré l'amour qui regne dans ton ame : et sans rien faire de lasche, ne fais rien contre toy, ny contre la passion qui te possede.
Épisode 6 : Le roi d'Assirie blessé – 3 min.
Cyrus fixe le duel au lendemain. Dès le lever du soleil, le roi d'Assirie, impatient et impétueux, part se promener seul, tandis que Cyrus, qui a reçu des nouvelles de Ciaxare, en informe Mandane. Pendant ce temps, Chrisante, Feraulas et Martesie essaient d'avertir la princesse du combat qui se prépare. Mais soudain, des hommes amènent le roi d'Assirie, qui paraît gravement blessé.
Lire l'épisode ⬇Mais durant qu'Anaxaris s'entretenoit de cette sorte, Chrysante et Feraulas cherchoient l'occasion de pouvoir parler à Martesie : afin de la disposer à dire à la Princesse, quelle estoit la promesse que Cyrus avoit faite au Roy d'Assirie sur le haut de la Tour de Sinope. Mais quelque soin qu'ils y pussent aporter, il leur fut impossible de la pouvoir voir : parce que Mandane pour esviter la veuë du Roy d'Assirie, ne vit personne ce soir là : et voulut que Martesie ne la quitast point. D'autre part Cyrus qui n'avoir alors rien de plus pressant dans l'esprit que de se batre contre son Rival, resolut que ce seroit le lendemain, pendant que la Princesse disneroit : de sorte qu'il employa le reste du soir à s'assurer de ceux qu'il creût estre les plus propres à s'opposer à la violence du Roy d'Assirie, si le sort des Armes vouloit qu'il fust vaincu par luy. Ce fust pourtant avec tant d'adresse, qu'il ne donna aucun lieu de soubçonner qu'il eust aucun dessein caché : pretextant seulement la chose de la presence du Roy d'Assirie. Mais afin que son Rival sçeust qu'il ne luy feroit pas attendre long temps la satisfaction qu'il luy avoit p. 26promise, il trouva lieu de luy dire que le jour suivant à la mesme heure où il luy parloit, il seroit vainqueur ou vaincu : luy marquant mesme l'endroit où il avoit dessein de le contenter. De sorte que ce Prince violent se voyant si prés de ce moment fatal, qui devoit decider ce grand differend qu'il avoit avec Cyrus depuis qu'ils se connoissoient, sentit une agitation extraordinaire dans son coeur. Il aporta mesme quelque soin, à réveiller toute sa haine, toute sa jalousie, et toute sa fureur, afin d'estre mieux preparé à combatre : il rapella dans sa memoire, toutes les rigueurs de Mandane : et il fit tout ce qu'il pût, pour oublier qu'il devoir la vie et la liberté à son Rival. Si bien que ramassant toute l'amertume de sa douleur, et animant sa colere, la fierté de son coeur parut encore plus dans ses yeux qu'elle n'avoit accoustumé : et il sentit en effet qu'il estoit si peu Maistre de luy, que craignant qu'on ne descouvrist son secret, et qu'il ne fist luy mesme obstacle au dessein qu'il avoit, s'il se laissoit voir, il ne voulut pas qu'on le vist le lendemain au matin. Mais comme son humeur inquiette, ne luy permettoit pas de pouvoir demeurer en une place ; dés qu'il fut jour il monta à cheval pour s'aller promener, jusques à l'heure où il sçavoit que Mandane devoit partir : de sorte que sans estre suivi que d'un Escuyer, il fut entretenir ses pensées, au bord d'une petite Riviere qui n'estoit pas loin de là. Cependant Chrysante et Feraulas p. 27ne sçeurent pas plustost qu'on pouvoit entrer à la Chambre de Martesie qu'ils y furent, et luy aprirent ce qu'ils jugeoient necessaire qu'elle sçeust, la conjurant d'aprendre la chose à la Princesse, avec cette adresse qui luy estoit si naturelle. Helas, leur dit-elle, qu'il me seroit difficile de luy dire une si fâcheuse nouvelle sans l'affliger extraordinairement : mais comme ce seroit la servir mal, que de luy espargner cette douleur, puis que ce seroit l'exposer à une beaucoup plus grande ; il faut que je vous quitte, pour luy aller donner une affliction bien sensible. Comme Martesie disoit cela, et qu'elle se disposoit à quitter Chrysante et Feraulas, afin d'aller à la Chambre de Mandane, elle sçeut par Arianite que Cyrus ayant eu des nouvelles de Ciaxare, venoit luy en dire, et ne faisoit que d'entrer dans sa Chambre : de sorte qu'il n'y eust pas moyen, que Martesie peust alors parler à elle. La conversation de cette Princesse et de Cyrus, fut si longue, qu'elle ne finit que lors qu'il falut aller au Temple, où il la conduisit, et d'où il la ramena. Pendant qu'ils y furent, Cyrus fut un peu surpris de n'y voir point le Roy d'Assirie, qui n'estoit pas accoustumé de le laisser jamais seul aupres de Mandane, lors qu'il y pouvoit estre : mais il fut bien plus estonné, lors qu'au retour du Temple estant sur le haut du Perron du Chasteau où la Princesse avoit couché, et d'où elle devoit partir dans une heure ; il vit cinq ou six Soldats, qui raportoient ce p. 28Prince extrémement blessé. Son estonnement fut si grand, qu'il ne pût s'empescher de le tesmoigner : de sorte que la Princesse tournant la teste, et voyant ce qu'il voyoit, deumeura aussi surprise qu'il estoit surpris. Martesie qui estoit derriere Mandane, eut aussi sa part de l'estonnement : mais ce fut un estonnement meslé de quelque joye, voyant que cét accident mettoit Cyrus en seureté. Anaxaris au contraire s'affligea du malheur arrivé au Roy d'Assirie, parce que cela reculoit du moins son combat avec Cyrus. Ce n'est pas qu'il ne voulust s'opposer à un sentiment qu'il ne trouvoit pas genereux, mais il ne pût le retenir : principalement parce que Mandane et Cyrus estoient alors ensemble et devant ses yeux. Cependant, comme ceux qui portoient le Roy d'Assirie, ne pouvoient aller à un Pavillon où ce Prince avoit logé, sans passer aupres du Perron, sur lequel estoit Mandane et Cyrus ; ce malheureux Amant les aperçeut : de sorte que sentant une confusion et un dépit extréme, d'estre veû en cét estat par sa Maistresse, et par son Rival ; il en rougit de colere, quoy qu'il eust perdu beaucoup de sang. Il voulut mesme faire un effort, pour paroistre moins blessé qu'il ne l'estoit : c'est pourquoy tournant la teste du costé de la Princesse, il la salüa le plus respectueusement qu'il pût, en l'estat où il estoit : affectant mesme d'éviter de rencontrer les yeux de Cyrus, afin qu'il ne prist point de part à sa civilité : mais quoy qu'il eust dessein d'estre civil, p. 29il ne laissa pas de paroistre fier et furieux. Cependant comme la Princesse ne vouloit pas insulter sur un malheureux, elle rentra dans sa Chambre ; où elle ne fut pas plustost, que Cyrus luy demanda la permission d'aller sçavoir qui avoit blessé le Roy d'Assirie. Car enfin Madame, luy dit-il, cét ennemy est d'un rang, qui demande que je luy rende cette civilité : joint qu'ayant l'honneur de commander l'Armée du Roy vostre Pere, je dois sçavoir tout ce qui s'y pane, et empescher qu'il ne s'y passe rien que de juste. Je n'ay garde, reprit Mandane, de m'opposer à une civilité raisonnable, pourveû qu'elle ne soit pas trop longue, et qu'elle ne m'empesche pas de partir dans une heure. Apres cela Cyrus la quitta, et fut où l'on avoit porté le Roy d'Assirie ; mais comme on luy dit qu'on le pensoit, il voulut attendre à le voir que les Chirurgiens ne fussent plus aupres de luy. Comme ils sortirent de sa Chambre, Cyrus leur demanda en quel estat il estoit ? et ils luy respondirent que de trois blessures qu'il avoit, la plus dangereuse estoit au bras droit : mais qu'elle l'estoit extrémement, et qu'ainsi ils n'en pouvoient respondre : luy disant en suitte que ce Prince les avoit fait prier, de dire qu'il n'estoit pas en danger.
Épisode 7 : Le départ de Thybarra – 6 min.
Fâché de voir le duel différé, Cyrus rend visite au roi d'Assirie pour découvrir ce qui s'est passé. Son rival se contente d'affirmer qu'il a été blessé par Intapherne, fils de Gadate. Il ne peut donc se joindre au déplacement des troupes en direction d'Ecbatane. Le premier jour de voyage, qui amène le convoi à traverser une campagne sublime, se déroule dans l'allégresse.
Lire l'épisode ⬇Apres cela Cyrus entra dans la Chambre du Roy d'Assirie, qui venoit d'apeller un des siens pour envoyer vers luy : de sorte qu'il ne le vie pas plustost, que faisant un grand effort pour ne paroistre ny foible, ny dangereusement p. 30blessé ; je suis bien aise, luy dit-il, que vous vous soyez donné la peine de me venir voir : et je suis bien marry, reprit Cyrus, que vous soyez en estat de m'obliger à vous faire la visite que je vous rends. Ne vous affligez pas tant de mon mal (repliqua fierement ce Prince en abaissant la voix de peur d'estre entendu de quelqu'autre que de Cyrus) car si je ne me trompe, je seray guery devant que vous puissiez arriver à Ecbatane. Quand j'y arriverois auparavant, repliqua Cyrus, cela ne changeroit rien à ce que je vous ay promis. Je vous en conjure, respondit le Roy d'Assirie, et pour vous y obliger, sçachez que quand la blessure que j'ay au bras droit, seroit plus grande qu'elle n'est, et que j'en demeurerois estropié ; j'aprendrois à me battre de la main gauche, plustost que de vous ceder volontairement la Princesse : car enfin il faut que vous soyez mon vainqueur, ou que je sois le vostre. Pour vous tesmoigner, repliqua Cyrus, que je ne souhaite pas m'espargner un combat par vostre perte, ny me prevaloir de la foiblesse que vos blessures vous causeront ; prenez autant de temps qu'il vous plaira pour guerir, et choisissez qui vous voudrez pour vous traitter. Mais apres cela, dites moy quel Heros, ou quels assassins, vous ont mis en l'estat où je vous voy ? Vous l'aprendrez sans doute bien tost de la bouche de mon vainqueur, reprit brusquement le Roy d'Assirie : car je ne doute pas qu'Intapherne ne vienne bientost p. 31vous demander recompense, d'avoir pensé vous deffaire d'un ennemy, quoy qu'il n'ait combatu que pour ses interests. Il doit pourtant, poursuivit-il, vous rendre grace de sa victoire : car si l'extréme envie que j'ay euë de le vaincre promptement, afin de me pouvoir batre aujourd'huy contre vous, ne m'eust fait precipiter dans ses armes ; il ne m'auroit pas vaincu si facilement, tout brave qu'il est. Apres l'experience que j'ay faite de vostre valeur, repliqua Cyrus, je croy aisément ce que vous dites : cependant je puis vous assurer, que si le Prince Intapherne n'estoit pas fils de Gadate, à qui j'ay de l'obligation, j'aurois peine à le bien recevoir, quelque accomply qu'il puisse estre, voyant qu'il est cause que nostre combat est differé, Mais pour ne le differer pas moy mesme, en augmentant vostre mal par une trop longue visite, vous souffrirez que je me retire : apres vous avoir promis encore une fois de ne manquer pas à ma parole, et vous avoir assuré que j'ordonneray, ceux des miens qui demeureront aupres de vous, de vous servir avec autant de respect que moy mesme : et d'avoir autant de soin de vostre vie, que si elle estoit aussi necessaire à ma felicité, qu'elle y a esté contraire. Ha trop heureux Rival (s'escria le Roy d'Assirie, en levant les yeux au Ciel) ne m'accablez pas davantage de generosité ! et contentez vous d'avoir celle de me tenir exactement vostre parole. Apres cela ce Prince violent n'estant plus maistre de luy p. 32mesme, se tourna brusquement de l'autre costé : et se mit à accuser la Fortune, de l'opiniastreté qu'elle avoit à s'oposer à tout ce qu'il souhaitoit. De sorte que Cyrus n'ayant plus rien à luy dire, sortit de sa Chambre : et commanda effectivement à ceux qui demeurerent aupres de luy, d'en avoir beaucoup de soin : ainsi ce genereux Prince, par un sentiment tout à fait heroïque, songeoit à conserver la vie d'un ennemy, qui ne souhaitoit vivre que pour luy donner la mort. Mais à peine Cyrus fut-il hors du Pavillon où son Rival estoit logé, que ce malheureux Roy apella un des siens, et l'envoya vers la Princesse Mandane, pour luy dire qu'il estoit au desespoir de ne pouvoir l'accompagner comme il en avoit eu le dessein : mais qu'il esperoit pourtant la rejoindre devant qu'elle arrivast à Ecbatane : la conjurant toutesfois, s'il se trompoit en ses conjectures, et qu'il mourust des blessures qu'il avoit, de luy accorder la grace de ne se resjoüir point de sa mort. Celuy qui fut chargé d'un message si extraordinaire, s'aquita de sa commission fort diligemment : il trouva pourtant que la Princesse estoit preste d'entrer dans son chariot pour partir, Cyrus estant alors aupres d'elle, où il luy rendoit compte de l'estat où estoit le Roy d'Assirie. Mais à peine eut elle oüy ce que ce Prince luy mandoit, que prenant la parole pour respondre à celuy qui luy avoit parlé ; vous direz au Roy vostre Maistre, luy dit-elle, que je ne me suis p. 33jamais réjouie de la mort de mes plus grands ennemis, parce que je ne l'eusse pû faire sans quelque espece d'inhumanité : mais assurez-le en mesme temps que je me resjouirois extremement, si j'aprenois qu'en guerissant de ses blessures, il eust retrouvé la santé de l'esprit, aussi bien que celle du corps. Apres cela Mandane suivie de Doralise, de Pherenice, et de Martesie, entra dans son Chariot, qui commenca de marcher à l'heure mesme : en suite de quoy Cyrus monta à Cheval, suivi de tous les Princes qui l'accompagnoient, à la reserve de Mazare qui demeura un quart d'heure derriere les autres, pour aller faire une visite au Roy d'Assirie. Mais il le trouva si chagrin, et si inquiet, qu'il fut contraint de le quitter bien tost : de sorte qu'il luy fut aisé de rejoindre la Princesse Mandane. Cependant Cyrus avoit laissé ordre en partant à un des siens, de luy mander exactement l'estat où seroit le Roy d'Assirie, et de le luy mander secretement, pour une raison qu'il avoit dans l'esprit. Il avoit aussi envoyé querir Gadate, pour luy aprendre que c'estoit le Prince son Fils qui avoit blessé le Roy d'Assirie : et pour luy demander s'il avoit sceu qu'il deust venir ? Seigneur, luy dit-il en marchant toûjours, je luy escrivis par l'Envoyé d'Arsamone, et je luy commanday de venir m'aquiter envers vous, par quelques services considerables, des obligations que je vous ay : scachant bien que le Roy de Bithinie n'avoit plus de guerre dans ses p. 34Estats, et qu'il ne pouvoir pas l'empescher de venir : mais depuis cela je n'en ay point eu de nouvelles. Il est croyable, repliqua Cyrus, que nous le verrons bien tost : car de la façon dont le Roy d'Assirie m'a parlé, je suis assuré que le Prince Intapherne n'est pas blessé. Quoy que le Roy d'Assirie, reprit Gadate en soûpirant, ait autresfois donné mille sujets de pleintes à mon Fils, du temps que la Reine Nitocris vivoit : et qu'il y ait aparence qu'il luy en ait encore donné d'autres en Bithinie, je ne laisse pas d'estre fort affligé de son combat, et de sa victoire : car enfin comme il est nay son vasal, s'il n'a pas esté forcé à se battre, il sera batu legerement et mal à propos. Vous parlez avec tant de sagesse, repliqua Cyrus, qu'il est croyable que le Fils d'un homme aussi prudent que Gadate ne se sera pas batu imprudemment : du moins vous puis-je assurer, adjousta-t'il, qu'il n'a pas vaincu le Roy d'Assirie sans gloire. Pendant que Cyrus et Gadate s'entretenoient ainsi en marchant, Cresus et le Roy d'Hircanie parloient ensemble de la vertu de Cyrus : le Prince Myrsile et le Prince Artamas, s'entretenoient aussi assez agreablement, de la passion qu'ils avoient dans l'ame : le premier soutenant qu'on pouvoit cesser d'esperer, sans cesser d'aimer : et le second qu'on ne cessoit point d'estre Amant pour estre Mary, quand on aimoit veritablement. Pour Mazare quand il eut rejoint la Troupe, il s'y mena sans parler à personne : trouvant assez de quoy occuper son esprit dans p. 35ses propres pensées, sans avoir besoin de la conversation d'autruy. D'autre part Anaxaris, dont l'ame estoit agitée de mille choses differentes, cherchant alors à faire amitié particuliere avec quelqu'un, pour luy pouvoir confier son secret, parloit avec Andramite, de qui l'esprit luy plaisoit, et qu'il connoissoit avoir une estime particuliere pour luy : et en effet on peut dire qu'Andramite n'avoit guerre moins d'envie d'aquerir l'amitié d'Anaxaris, qu'Anaxaris en avoit de posseder celle d'Andramite. D'ailleurs Chrysante et Feraulas voyant le Roy d'Assirie blessé, et scachant qu'il l'estoit assez dangereusement, et qu'ils s'esloignoient de luy ; avoient dit à Martesie, devant qu'elle entrast dans le Chariot de Mandane, qu'ils ne luy conseilloient pas de dire ce qu'elle scavoit à la Princesse, puis que ce seroit l'affliger inutilement, veû l'estat où estoit le Roy d'Assirie : de sorte que Martesie ayant repris son humeur ordinaire, et Doralise n'ayant pas perdu l'enjouëment de la sienne, le voyage se fit agreablement ce jour là. On eust dit mesme que la Campagne s'estoit parée, pour plaire à tant d'honnestes Gens, que la Fortune avoit assemblez : car le Païs qu'ils traversoient estoit si agreable, et si beau, qu'on peut dire qu'ils ne passoient presques en pas un lieu, qui n'eust pû estre judicieusement choisi par un Grand Peintre pour en faire un admirable Tableau. S'ils trouvoient une Riviere, elle serpentoit agreablement dans p. 36des Prairies bordées de Saules, et d'Alisiers : s'ils traversoient une Plaine, elle n'estoit ny trop bornée, ny d'une si vaste estenduë, qu'elle en parust trop solitaire : s'ils trouvoient des Valons, c'estoit de ceux où l'on voit des chuttes d'eaux, des Fontaines, des Ruisseaux, et de l'ombrage : et s'ils montoient des Montagnes, c'estoit encore de celles qui sont hautes sans estre rudes, et qui en s'eslevant donnent lieu à ceux qui arrivent au sommet, de voir tout à la fois, des Villes ; des Villages ; des Hameaux ; des Rivieres, plusieurs grands chemins qui se croisent ; des Gens qui voyagent ; divers Troupeaux qui paissent ; plusieurs Bastimens magnifiques, de grands Rochers en loingtain, et la Mer en esloignement. De sorte que quand la Princesse Mandane n'eust pas eu de quoy s'entretenir elle mesme, et qu'elle n'eust pas eu avec elle trois Personnes extrémement aimables, et fort divertissantes, elle eust trouvé en la seule diversité du Païs qu'elle traversoit, de quoy occuper ses yeux agreablement, et de quoy resver sans chagrin. Aussi passa t'elle ce jour-là avec plus de plaisir, qu'elle n'en avoit eu depuis long temps : et il passa en effet si viste pour elle, que lors qu'elle arriva où elle devoit coucher, elle ne pensoit pas avoir fait la moitié du chemin qu'elle devoit faire.
Épisode 8 : Les secrets d'Intapherne – 4 min.
Le soir, un homme distingué rejoint l'armée de Cyrus. Il s'agit d'Intapherne, l'homme qui a blessé le roi d'Assirie. Mandane est ravie de faire sa connaissance. Cyrus, de son côté, lui demande des nouvelles du roi Arsamone, de Spitridate et d'Araminte. Intapherne suggère que le récit en serait trop long. On l'interroge alors sur les raisons de son duel avec le roi d'Assirie, mais, encore une fois, le visiteur esquive poliment la réponse.
Lire l'épisode ⬇Mais enfin que cette journée finist encore plus agreablement le hazard fit qu'en descendant de son Chariot, pour entrer dans la Maison d'un Sacrificateur, p. 37qui estoit la plus belle du Bourg où elle estoit, elle vit sortir de cette Maison où elle alloit entrer, un homme d'admirablement bonne mine : et qui tesmoignoit assez par son habilement, et par l'air de son visage, qu'il estoit de grande condition. Mais ce qui la surprit, fut de voir qu'il en sortoit par une Porte desgagée : et qu'au lieu de venir à elle, il alloit prendre un assez grand tour, sans qu'elle peust deviner pour quel dessein. Il est vray qu'elle ne fut pas long temps en cette peine : car dés qu'elle fut dans sa Chambre, Cyrus luy amena cét Estranger, que Gadate luy avoit presenté. Je pense Madame (luy dit ce Prince en luy presentant cét Illustre Inconnu) qu'il suffit que je vous die que celuy que je vous amene, est Fils du sage et genereux Gadate, pour vous obliger à le recevoir comme un des Princes du monde qui a le plus de merite. Il suffit en effet, repliqua-t'elle, de me faire sçavoir que c'est le Prince Intapherne, pour faire que j'aye une grande estime pour luy : mais je ne sçay (adjousta-t'elle obligeamment en regardant Cyrus) si je dois adjouster foy à vos paroles : car le moyen de croire qu'un homme qui à fait un grand combat, et vaincu un Ennemy aussi redoutable que le Roy d'Assirie, puisse estre en l'estat où je le voy ? Comme c'est la Fortune qui preside aux Combats, respondit modestement Intapherne, elle fait quelquesfois vaincre sans peine, ceux qui devroient estre vaincus : joint qu'à parler encore plus veritablement, p. 38je puis dire que je vous dois ma victoire, aussi bien qu'à l'illustre Cyrus : puis que si le Roy d'Assirie n'a pas elle mon vainqueur, c'est sans doute que les Dieux n'ont pû souffrir qu'un Prince qui est l'ennemy de l'un, et le persecuteur de l'autre, pûst estre heureux en quelque chose. Ainsi Madame, ayant vaincu par vous, j'ay presque vaincu sans gloire : et si je n'esperois meriter vostre estime, par quelque service considerable, plustost que par cette action que vostre vertu et non pas ma valeur a renduë heureuse, je serois inconsolable. La modestie sied si bien avec la veritable valeur, reprit Mandane, que je ne puis que je ne vous louë extrémement, de parler avec tant de moderation, d'une chose qui pourroit rendre excusable un sentiment de vanité, presques en tout autre coeur qu'en celuy du Prince Intapherne. Apres cela, Mandane, pour faire changer d'objet à la conversation, et pour faire que le Roy d'Assirie n'y eust plus de part, se mit à luy parler de la Princesse Istrine sa Soeur, et de la Princesse de Bithinie : et à luy demander si Arsamone sembloit tousjours estre resolu de ne consentir jamais au Mariage du Prince Spitridate et de la Princesse Araminte ? Il en est si esloigné, repliqua Intapherne, qu'il n'est rien que je ne le croye capable de faire, plustost que de consentir à cette Alliance : et si vous sçaviez tout ce qu'il a fait, et pendant la Prison du Prince Spitridate, et pendant celle du Roy d'Assirie, vous ne douteriez pas de ce p. 39que je dis. Cyrus entendant parler Intapherne de cette sorte, eust bien voulu dire qu'Arsamone avoit tort, de ne vouloir pas que Spitridate, espousast une des plus vertueuses Princesses de la Terre : mais se souvenant que Mandane en avoit eu quelques sentimens de jalousie, il n'osa la loüer en cette rencontre : et il se contenta de dire qu'Arsamone estoit indigne de la grace que les Dieux luy avoient faite de reconquerir son Estat, puis qu'il traittoit le Prince son Fils comme il faisoit, luy qui estoit un des plus illustres Princes du Monde. Mandane voulut alors engager Intapherne à luy dire comment Arsamone avoit fait arrester Spitridate pour la seconde fois, comment il estoit sorty de sa Prison ; et pourquoy le Roy de Bithinie avoit aussi fait arrester le Roy d'Assirie : mais il luy respondit que ce n'estoit pas une chose qu'il peust faire en peu de paroles. Car enfin Mandane, luy dit-il, pour vous dire tous les sentimens d'Arsamone, il faudroit presques vous dire tous les divers interests de quatre ou cinq Personnes, qui n'ont pas l'honneur d'estre assez connuës de vous, pour vous donner la curiosité de les sçavoir. En suite Cyrus tascha de l'engager à dire du moins la cause de son combat avec le Roy d'Assirie : mais il ne l'y pût encore obliger, ce Prince luy disant que leur démeslé ayant commencé à Babilone, durant la vie de la Reine Nitocris, il y auroit trop de choses à dire, en un temps où la Princesse Mandane avoit plus p. 40besoin de se reposer que de se donner la peine d'escouter un si long recit. Intapherne en parlant ainsi, augmenta la curiosité de Mandane et celle de Cyrus, plustost que de la diminuer : ils ne voulurent pourtant pas le presser davantage, jugeant bien qu'il avoit peutestre beaucoup de choses à dire, qu'il ne leur voudroit pas aprendre devant tant de monde. De sorte que changeant de discours, le reste de la conversation fut de choses indifferentes : mais Intapherne parut avoir tant d'esprit, qu'il commença dés lors d'avoir beaucoup de part à l'estime de Mandane et de Cyrus, et en suitte à celle de tous les Princes qui estoient de ce voyage, et qui se trouverent à cette premiere entre veuë. Il eut aussi beaucoup de part à celle de Doralise, qui n'estoit pas une chose qu'elle donnast legerement : mais pour Martesie elle ne se contenta pas de l'estimer, car elle eut encore de l'amitié pour luy : ne luy estant pas possible de n'en avoir point pour un homme, qui en vainquant le Roy d'Assirie, l'avoit mise hors de la necessité de dire une chose a la Princesse Mandane, qui l'eust extraordinairement affligée : si bien que sans luy en dire la cause, elle vescut aveque luy, comme s'il eust esté de sa connoissance il y avoit desja longtemps. Elle luy rendit mesme office, aupres de la Princesse Mandane, luy parlant avantageusement de luy : mais a dire la verité, il n'estoit pas difficile : car Intapherne estoit fort aimable, et n'avoit pas moins d'esprit p. 41que de coeur : de sorte qu'il contribua encore beaucoup par sa presence, à rendre la suite du voyage plus agreable.
Épisode 9 : Curiosité de Cyrus et de Mandane – 6 min.
Chacun de leur côté, Cyrus et Mandane essaient de convaincre Intapherne de raconter les événements arrivés dernièrement en Bithinie, de même que les motifs qui l'ont opposé au roi d'Assirie. Si le jeune homme esquive toutes les ruses de Mandane et de ses amies, il se confie par contre à Cyrus pour expliquer son mutisme : il a refusé de faire ce récit devant la princesse, car il lui aurait fallu évoquer toutes les marques d'amour que le roi d'Assirie a données à Mandane à Babylone. Au moment où Cyrus l'en remercie, il est interrompu par un messager de Ciaxare qui vient l'informer que la reine Thomiris projette une nouvelle attaque contre la Medie.
Lire l'épisode ⬇Cependant comme Mandane remarqua aisément qu'il se lioit quelque sorte d'amitié entre Intapherne et Martesie, et qu'elle avoit quelque curiosité, d'aprendre la suitte de la vie de ce Prince dont elle avoit sçeu les commancemens à Babilone ; elle luy commanda de tascher de sçavoir ce qui luy estoit arrivé. D'autre part, comme il importoit à Cyrus de n'ignorer rien de toutes les choses, où son Rival avoit interest, il pria Intapherne de luy dire precisément ce qui s'estoit passé en Bithinie, à la prison et à la liberté du Roy d'Assirie, s'estonnant qu'Hidaspe ne fust pas revenu aveque luy, et ne luy eust rien mandé. Seigneur, luy dit-il, ce que vous avez envie de sçavoir est de telle nature, que je suis assuré que vous ne le sçauriez aprendre, sans quelques sentimens douloureux : car enfin il est certain que je ne puis vous dire tout ce qui s'est passé en Bithinie, pendant la prison du Roy d'Assirie, sans vous aprendre que jamais personne n'a donné de plus grandes marques d'amour que ce Prince en a rendu à la Princesse Mandane. Jugez donc Seigneur, poursuivit-il, si je n'avois pas raison de refuser à cette Princesse de luy faire un recit que je n'eusse pû luy faire sans rendre office à vostre Rival et a mon ennemy. Ha genereux Intapherne, s'escria Cyrus, que je vous suis obligé, de m'avoir refusé ce que je vous demandois, p. 42puis que vous ne pouviez me l'accorder sans favoriser le Roy d'Assirie ! Mais de grace, demeurez s'il vous plaist dans les sentimens où vous estes ; et pour l'amour de moy, ne satisfaites, jamais la curiosité de la Princesse. Ce n'est pas, poursuivit-il, que je sois capable d'une jalousie qui luy soit injurieuse : mais c'est que la plus dure chose du monde à souffrir, est que la Personne qu'on aime sçache qu'un Rival luy a donné quelque marque d'amour : et je ne sçay s'il n'y a point quelques instans, ou j'aimerois mieux que Mandane m'accusast de quelque faute, que de sçavoir que mon Rival luy eust donné quelque grande preuve de sa passion. Il faut donc qu'elle ne sçache jamais ce qui s'est passé en Bithinie, respondit Intapherne : je vous en conjure, repliqua Cyrus : mais, poursuivit cét amoureux Prince, je ne scay si je dois desiter moy mesme de le scavoir : et si la douleur que j'auray d'aprendre qu'il aura esté assez heureux pour trouver une occasion de signaler son amour, ne sera pas plus grande que le plaisir que je recevray de contenter ma curiosité. Comme Intapherne alloit respondre, il arriva un second Courier de Ciaxare : mais au lieu que le premier n'estoit venu que pour remercier Cyrus de l'obligation qu'il luy avoit d'avoir delivré Mandane, celuy cy aprenoit a ce Prince, qu'enfin Thomiris estant guerie de cette maladie languissante qui l'avoit pensé faire mourir, sembloit reprendre les premiers desseins qu'elle avoit eus p. 43contre la Medie : et que le rendez-vous general de ses Troupes, estoit à trois journées de l'Araxe. Cette nouvelle qui eust fort affligé Cyrus si elle fust venuë pendant le Siege de Cumes, ne luy donna pas grande inquietude, puis que Mandane estoit delivrée : il pensa mesme que le bruit de la liberté de cette Princesse, feroit changer de dessein à cette Reine irritée : de sorte que sans s'en inquietter, il ne songea qu'à cacher ce qu'il venoit d'aprendre à la Princesse Mandane, de peur qu'elle ne s'en affligeast. Cependant le soin qu'il aporta à empescher Intapherne de faire scavoir à cette Princesse tout ce qu'il luy aprit à luy le lendemain devant qu'elle fust en estat de partir, fut ce qui le luy fit plus tost scavoir : car comme Martesie en pressa diverses fois Intapherne, il s'en diffendit si opiniastrément, que cela fit qu'elle s'opiniastra aussi davantage a vouloir qu'il le luy dist. Mais, luy disoit-elle, pourquoy ne voulez vous pas me faire l'honneur de me dire ce que je meurs d'envie d'aprendre ? Pensez vous que je n'aye pas sceu les commencemens de vostre vie ? croyez, Seigneur croyez que j'ay trop esté a Babilone pour ne scavoir point de vos nouvelles, et pour vous le tesmoigner, je vous rediray si vous le voulez parole pour parole, toute cette longue et aigre conversation, que vous eustes avec le Roy d'Assirie, du temps de la Reine Nitocris, lors que vous sousteniez les Beautez brunes, au prejudice des blondes, et qu'il vous dit certaines p. 44choses qui vous obligerent à luy respondre d'une maniere, qui faisoit voir que vous aviez le coeur un peu trop haut pour un Sujet, ou du moins pour un Vassal. Mais puis que vous scavez toute ma vie (reprit-il en la voulant refuser civilement) que vous pourrois-je dire davantage ? vous pourriez m'aprendre ce qui vous est arrivé en Bithinie, reprit elle, ha pour cela aimable Martesie, luy dit-il, ne me le demandez pas ! car je ne puis vous l'accorder. Intapherne dit ces paroles d'un air, qui fit connoistre à Martesie qu'en effet il faloit qu'il y eust quelques raisons qui l'obligeoient d'en user ainsi : de sorte que sa curiosite redoubla de beaucoup. Mais ce qui l'augmenta encore, fut que la Princesse Mandane l'ayant sommée de la promesse qu'elle luy avoit faite ; de scavoir ce qu'elle vouloit apprendre, se mit à l'accuser malicieusement de peu d'adresse, afin de l'obliger à employer toute la sienne en cette occasion : et comme ce fut dans son Chariot et en presence de Doralise, qu'elle luy fit cette guerre, cette redoutable Personne se joignant à Mandane pour la tourmenter, elle pensa desesperer ce jour la. Pour moy (luy disoit Doralise voyant qu'elle faisoit plaisir a cette Princesse) si je pouvois estre capable de prendre autant de soin a aquerir l'amitié de quelqu'un, que je vous en ay veû avoir pour obliger Intapherne a vous donner la sienne, j'aurois une honte estrange d'y avoir si mal reüssi. Cependant il faut que toute charmante p. 45que vous estes, vous n'ayez aucun pouvoir sur luy, puis qu'il refuse de vous dire une chose que sans doute toute la Bithinie sçait. Ne diroit-on pas Madame, repliqua Martesie en regardant Mandane) que j'ay eu dessein de donner de l'amour au Prince Intapherne, veû comme Doralise parle ? Pour de l'amour, reprit cette Princesse, je ne pense pas qu'on vous accuse d'en vouloir à ce Prince : mais enfin il faut tomber d'accord, ou que vous ne m'obeïssez pas exactement, ou que le Prince Intapherne vous obeit mal. Mais Madame, repliqua Martesie, comme je n'ay aucun droit de luy commander, il faut que je me contente d'avoir recours aux prieres : ha Martesie, interrompit Doralise, Intapherne vous traite encore plus mal que je ne pensois ! puisque selon moy, on offence plus en refusant une priere, qu'en desobeissant à un commandement. En effet à parler avec sincerité, je sens naturellement dans mon coeur, tant de disposition à ne pouvoir souffrir qu'on me commande quelque chose, que je pardonne plus volontiers à ceux qui resistent aux commandemens, qu'à ceux qui refusent les prieres qu'on leur fait : c'est pourquoy je trouve que puis que vous avez prié, et prié inutilement ; il y va estrangement de vostre gloire, d'avoir esté refusée par le Prince Intapherne. Mais (reprit Mandane en parlant à Martesie) si vous n'avez employé que des prieres pour scavoir ce que je veux que vous scachiez, vous n'avez pas agy comme il falloit agir : p. 46car enfin il est certaines choses, qu'il faut ne tesmoigner pas avoir trop envie d'aprendre pour les sçavoir. Si vous sçaviez Madame repliqua Martesie, tout ce que j'ay fait, vous seriez satisfaite de mes soins : plus vous dites en avoir pris, reprit Doralise, plus vous vous couvrez de confusion, puis qu'ils ont si mal reüssi. Mais de grace, dit alors Martesie, essayez à vostre tour de faire dire au Prince Intapherne ce que la Princesse veut sçavoir : si la Princesse me l'avoit commandé comme à vous, reprit elle, je luy aurois desja obei : mais comme elle ne m'a pas fait cette grace, je n'ay garde de vouloir vous oster la gloire de luy rendre ce petit service : c'est pourquoy, puis que vous n'avez encore fait que prier le Prince Intapherne, employez quelque autre moyen. Faites luy dire en diverses fois, ce qu'il ne vous veut pas dire en une seule : faites luy cent questions détachées les unes des autres, afin de luy faire advoüer plus qu'il ne voudra : tesmoignez tantost de sçavoir ce que vous luy demandez, et tantost de ne vous en soucier plus : faites tantost la douce, et tantost la fiere : et quand vous aurez tout essayé inutilement, je scay encore une autre voye infaillible pour luy faire dire ce que la Princesse veut sçavoir. Vous n'avez donc qu'à me l'aprendre, reprit Martesie : car j'ay fait tout ce que vous venez de me conseiller, et mesme plus que vous n'avez dit : c'est pourquoy dites moy promptement quelle est cette invention dont vous croyez l'evenement p. 47si certain. Je m'assure, repliqua Doralise en souriant, que la Princesse tombera d'accord, qu'un des plus seurs moyens qu'il y ait de sçavoir les secrets de quelqu'un, est de luy confier les siens. Je ne scay pas si ce que vous dites est vray, interrompit Martesie, mais je scay bien que vous n'avez jamais sceu les secrets de personne en disant les vostres. Quoy qu'il en soit, poursuivit Doralise, essayes ce que je dis, et commencez dés ce soir à dire au Prince Intapherne, tout ce qu'il y a eu de particulier en vostre vie, principalement depuis le jour que l'illustre Cyrus arriva à Sinope sous le nom d'Artamene ; sans oublier mesme, cette longue conversation que vous eustes hier avec Feraulas : et si apres cela, Intapherne ne vous dit tous ses secrets, je m'engage à vous dire tous les miens, qui est la chose du monde que je hais le plus, et que je fais le moins. Mandane entendant parler Doralise de cette sorte, ne pût s'empescher d'en rire : principalement voyant qu'il s'en falloit peu que Martesie ne fust en colere. Car encore qu'elle eust infiniment de l'esprit, qu'elle entendist admirablement raillerie, et qu'elle connust bien que la guerre qu'on luy faisoit estoit une guerre innocente ; le nom de Feraulas l'ayant fait rougir, elle en eut un dépit estrange, dont elle eust bien eu envie de se vanger sur Doralise, mais il n'y avoit pas moyen : car de l'humeur dont elle estoit, les noms de Myrsile, d'Andramite, et de tous ceux qui l'avoient aimée, ne p. 48luy eussent pas fait batre le coeur : de sorte que Martesie fut contrainte de souffrir ce jour sa, tout ce qu'il plût à Doralise.
Épisode 10 : Le récit d'Orcame – 3 min.
Mandane et ses amies, intriguées par le mystérieux Intapherne, décident d'interroger Orcame, l'un de ses compagnons. Ce dernier accepte de tout leur révéler. Un rendez-vous est fixé pour le lendemain soir. Le moment venu, Mandane prétend être fatiguée, afin de pouvoir entendre, en toute quiétude et en compagnie de ses amies, le récit des aventures d'Intapherne, de sa sœur Istrine, du prince Atergatis et du roi d'Assirie. Elle aurait souhaité la présence de Cyrus, mais ce dernier est retenu précisément par le principal protagoniste de l'histoire.
Lire l'épisode ⬇Cependant apres avoir assez raillé, la Princesse Mandane parlant plus serieusement, dit a Martesie que la resistance que luy faisoit Intapherne, augmentoit estrangement sa curiosité : s'imaginant qu'il falloit que Cyrus ou elle, eussent quelque interest aux choses qu'il ne vouloir pas dire. Si bien que Martesie, pour satisfaire Mandane ; et pour faire cesser les reproches que Doralise luy avoir faits ; s'avisa qu'il y avoit un homme de condition nommé Orcame, aupres du Prince Intapherne, qui estoit fort bien aveque luy, par qui elle pourroit sçavoir ce qu'elle avoit envie d'apprendre : car a la derniere conversation qu'il avoit euë avec elle, il luy avoit fait connoistre qu'il estoit attaché aux interests de ce Prince dés le temps qu'il estoit a Babilone : et ce qui le luy fit esperer, fut qu'Orcame luy avoit plus d'une fois voulu dire ses propres secrets, quoy qu'il n'y eust guerre qu'il la connust : car comme c'estoit un des hommes du monde qui faisoit le mieux un recit, il ne laissoit pas son Talent inutile : c'est pourquoy lors qu'il n'avoit plus rien a dire des avantures des autres, il disoit volontiers les siennes. Martesie ayant donc esperé, de luy persuader de luy apprendre ce qu'il sçavoit de son Maistre, et tout ce qui s'estoit passé en Bithinie, promit tout de nouveau a Mandane de contenter sa curiosité et en effet p. 49elle ne manqua pas à sa parole. Cependant comme elle ne pouvoit guerre parler que le soir à Orcame, il luy falut trois jous devant que d'avoir pû l'amener au point de luy persuader de luy dire les avantures d'Intapherne, quoy qu'il aimast assez à faire des recits de cette nature. Elle agit pourtant avec tant d'adresse, qu'elle luy persuada qu'il estoit mesme important à Intapherne, que la Princesse Mandane sçeust tous ses interests, afin de le servir quand l'occasion s'en presenteroit : de sorte qu'Orcame, qui ne sçavoit pas que Cyrus avoit prié son Maistre de n'aprendre point à la Princesse Mandane ce qui s'estoit passé en Bithinie, et qui sçavoit bien qu'il avoit raconté toute cette avanture à ce Prince, ne fit pas grande difficulté de faire sçavoir à Mandane ce que Cyrus sçavoit desja : et il s'y resolut d'autant plustost, qu'il n'avoit rien à dire qui ne fust glorieux au Prince son Maistre : si bien que Martesie luy ayant persuadé ce qu'elle vouloit, fut l'heure mesme trouver Mandane, aupres de qui Doralise estoit. Elle ne fut pas plustost aupres de cette Princesse, que prenant la parole, enfin Madame, luy dit-elle, vous sçaurez les secrets d'Intapherne, sans qu'il m'en couste les miens : car Orcame m'a promis de vous les dire quand il vous plaira de le luy ordonner. Ce sera dés demain au soir, dit la Princesse, car j'ay sceu que la journée que nous devons faire ne sera pas grande, et que nous arriverons de bonne heure : p. 50ainsi je n'auray qu'à me retirer un peu plustost qu'a l'ordinaire, pour luy en donner la commodité. La chose ayant esté ainsi resoluë, Martesie advertit Orcame, et le jour suivant, Mandane feignant de se trouver un peu lasse du voyage, ne se laissa pas voir tout le soir comme elle avoit accoustumé : elle eut pourtant quelque envie de dire à Cyrus la veritable cause de cette lassitude dont elle se pleignoit, et de faire qu'il fust present au recit qu'elle devoir escouter : mais comme Intapherne estoit alors aveque luy, elle ne le pût : joint aussi que comme sa vertu estoit fort scrupuleuse et fort delicate, quelque estime et quelque tendresse qu'elle eust pour Cyrus, elle ne voulut pas qu'il la vist, lors qu'elle disoit qu'elle ne vouloit voir personne : car pour Orcame cela ne tiroit pas à consequence. Martesie voyant donc qu'il n'y avoit plus que Doralise et Pherenice aupres de Mandane, fit entrer Orcame, que la Princesse receut comme un homme de qui elle alloit recevoir le plaisir de satisfaire sa curiosité. Vous ne devez pas trouver estrange, luy dit elle, que j'aye plustost voulu sçavoir la vie du Prince Intapherne, par vous que par luy : car comme je la veux principalement sçavoir, afin de l'estimer encore davantage, quoy que je l'estime desja beaucoup ; j'ay creû qu'il me cacheroit une partie de ses vertus, et qu'il osteroit quelque chose à tous les plus beaux endroits de sa vie : c'est pourquoy j'ay voulu que ce fust par p. 51vous que j'apprisse tout ce qui luy est arrivé. Mais de grace, adjousta-t'elle, faites que vostre recit ne soit pas borné par les seules avantures du Prince Intapherne ; et faites que celles de la Princesse Istrine y trouvent aussi leur place : aussi bien ay-je sçeu qu'il y a une si estroite liaison, entre cét illustre Frere, et cette admirable Soeur, qu'il ne seroit pas juste de separer leurs Histoires, puis que leurs interests sont joints. Quand je le voudrois faire, reprit Orcame, je ne le pourrois pas : car Madame, la Princesse Istrine a tant de part à tour ce que j'ay à vous dire, et à tout ce qui est arrivé en Asie, et mesme a ce qui vous est arrivé en vostre particulier, qu'on peut presques la regarder comme la cause innocente de tant de Guerres qui ont suivi ses premieres advantures. En effet si la Reine Nitocris n'eust pas voulu absolument que le Prince son Fils l'eust espousée, il l'auroit peutestre aimée, ou du moins ne l'auroit-il pas haïe, et ne seroit-il pas sorty de son Royaume, et par consequent il n'auroit esté ny ennemy, ny Rival de l'illustre Cyrus, il ne vous auroit point enlevée ; il seroit possible dans ses Estats, vous n'auriez point esté sous la puissance, ny du Prince Mazare, ny du Roy de Pont ; Cresus auroit encore tous ses Thresors ; l'Armenie ne seroit point tributaire : le Prince de Cumes vivroit ; et tous ces grands changemens que l'on a veûs en Asie, ne seroient point du tout arrivez, sans la Princesse Istrine. Mais Madame, il ne faut pas seulement p. 52que je vous parle du Prince Intapherne, de la Princesse sa Soeur, et de la Princesse de Bithinie : mais encore du Prince Atergatis, et du Roy d'Assirie : et à parler raisonnablement, j'ay tant de choses differentes à vous dire, que je doute si je pourray donner assez d'ordre à mon recit, pour faire qu'il ne vous ennuie pas. La seule grace que je vous demande, reprit la Princesse, est que vous ne fassiez pas comme ceux qui en faisant une narration, n'ont autre dessein que de dire beaucoup de choses en peu de paroles : car enfin il y a certains evenemens, où l'exageration est si agreable, et mesme si necessaire pour les bien dire, que je ne puis souffrir ces autres de paroles, qui croyent avoir gagné beaucoup, quand ils ont espargné quelques silabes : c'est pourquoy ne renfermez point vostre esprit dans des bornes si estroites, et ne songez à rien tant qu'a me dire tout ce que vous sçavez. Orcame estant bien aise que la Princesse Mandane luy fist un commandement qui ne choquoit pas son inclination, l'assura qu'il luy obeïroit exactement : de sorte qu'apres que Mandane l'eust fait placer vis à vis d'elle ; qu'elle eut fait donner des Quarreaux à Doralise, à Pherenice, et à Martesie aupres du Lit sur lequel elle estoit assisse, Orcame commença de parler en ces termes.