Partie 6 (voir le frontispice) – Livre premier.
Gravure de la partie 6, livre 1.
Résumé de la séquence
En lisant la lettre de Mandane, Cyrus découvre avec stupeur qu'elle lui reproche une infidélité incompréhensible. Il garde la face devant ses rivaux, mais se confie à Feraulas. Puis il répond à sa bien-aimée par une lettre dans laquelle il tente de se justifier. Après avoir rêvé durant son repos d'Abradate et de Mandane, Cyrus prend ses dispositions pour le siège de Sardis et se rend auprès de Sésostris, le prince égyptien blessé.
Lire toute la séquence ⬇Épisode 1 : Lettre indignée de Mandane – 2 min.
Cyrus est fou de joie à l'idée de recevoir une lettre de Mandane. Mais sa joie est de courte durée : la lettre porte en effet l'inscription « La malheureuse Mandane à l'infidèle Cyrus ». Mandane y exprime son étonnement et son indignation à la nouvelle de l'infidélité de Cyrus. Elle refuse désormais de lui servir de prétexte pour se battre contre toute l'Asie. Elle préfère rester aux mains d'un ravisseur respectueux, plutôt que d'être libérée par un amant infidèle.
Lire l'épisode ⬇p. 5Quelque impatience qu'eust l'illustre Cyrus, de voir ce que l'incomparable Mandane luy escrivoit, il fut pourtant quelque temps sans pouvoir lire sa Lettre : non seulement parce que la joye avoit excité un si agreable trouble dans son coeur, qu'il ne sçavoit pas s'il devoit croire ce qu'il voyoit ; mais encore parce qu'il vouloit que celuy qui la luy avoit aportée, luy dist s'il la tenoit de la main de Mandane ; comment il l'avoit pû voir ; et dans quel temps il l'avoit veuë ? Il n'eut pourtant pas plustost achevé de luy demander tout ce qu'il vouloit sçavoir, que sans attendre sa responce, il ouvrit le Paquet qu'il luy avoit aporté, et qui n'avoit point de p. 6suscription : mais apres l'avoir ouvert, avec une impatience extréme, il reconnut le carractere de sa chere Princesse : et vit qu'il y avoit au commencement de la Lettre qui s'adressoit à luy ; LA MALHEUREUSE MANDANE A L'INFIDELLE CYRUS.
A peine ce Prince eut il jetté les yeux sur ces cruelles paroles que s'arrestant tout court, il les releut une seconde fois : mais il les releut avec tant d'estonnement et tant de desespoir, qu'il ne put s'empescher de faire une douloureuse exclamation : et de donner des marques tres visibles de sa surprise et de son desplaisir. De sorte que sentant dans son coeur une agitation si violence, il se retira en particulier : mais il se retira en continuant de lire la Lettre de Mandane, qui estoit telle.
Je voudrois bien pouvoir renfermer dans mon coeur, le ressentiment que j'ay de vostre inconstance : mais je vous avouë que j'ay esté si surprise, d'aprendre que vous avez changé de sentiment pour moy, que je n'ay pû m'empescher de vous donner des marques de mon estonnement, et de mon indignation ; quoy que je sçache bien qu'il y a de la foiblesse à se pleindre à ceux de qui nous avons esté offencez : et qu'il y a plus de Grandeur d'ame à n'accuser pas soy mesme les coupables à qui on ne veut point pardonner. Mais enfin puis que je n'ay pû souffrir vostre changement sans m'en pleindre, il faut au moins que je m'en pleigne comme une personne qui p. 7ne veut pas estre appaisée : c'est pourquoy je vous declare, que je ne veux plus servir de pretexte à vostre ambition ; ny estre la cause innocente de la desolation de toute l'Asie. Rendez donc au Roy mon Pere les Troupes que vous avez à luy : afin que ce ne soit pas de vostre main que mes chaines soient rompuës : car je vous advouë que j'aime encore mieux estre Captive d'un raviseur respectueux, que d'estre remise en liberté par un Prince infidelle : et par un infidelle encore, à qui j'ay donné cent illustres marques de fidelité.
MANDANE.
Épisode 2 : Tristesse de Cyrus – 2 min.
Cyrus est pris de désespoir à la lecture de la lettre de Mandane, dont les reproches lui paraissent infondés. Il ignore si la princesse est jalouse de Panthée ou d'Araminte, à qui il rend également des honneurs. Cyrus, qui souhaite connaître les circonstances exactes de la rédaction de ces lignes, interroge le messager. Constatant que celui-ci n'en sait pas plus, il lui demande alors de ne révéler à personne l'existence de la lettre, car il ne veut pas perdre la face devant ses rivaux.
Lire l'épisode ⬇Cyrus leût cette Lettre avec tant de douleur ; tant d'estonnement ; et tant de trouble dans l'esprit, qu'il fut contraint de la relire une seconde fois : mais plus il la leût, plus il en fut surpris, et plus il en fut affligé. Ce n'est pas que son innocence ne le deust consoler : mais il avoit l'ame trop delicate, pour pouvoir souffrir sans une extréme douleur, une si injuste accusation : et son amour estoit trop sorte, pour n'estre pas sensiblement touché, de voir que Mandane le pouvoit soubçonner d'estre capable de changer de sentimens pour elle. De plus, comme il ne paroissoit point par la Lettre de cette Princesse, quelle estoit la Personne qu'elle croyoit qu'il aimoit, il ne pouvoit deviner precisément, si c'estoit Panthée, ou Araminte ; car il leur rendoit également des devoirs à l'une et à l'autre : de sorte qu'estant dans un desespoir sans égal, il fit apeller celuy qui luy avoit donné cette Lettre, pour tascher de tirer quelques conjectures de ce qu'il vouloit p. 8sçavoir. Cét homme luy dit donc, que s'estant trouvé dans la Citadelle de Sardis, lors qu'on y avoit amené la Princesse Mandane, et la Princesse Palmis, il s'estoit resolu d'y demeurer, jusques à ce qu'il eust pû trouver les moyens de s'aquiter des obligations qu'il luy avoit, en rendant quelque service à la Princesse Mandane : esperant tousjours qu'il pourroit rencontrer les occasions de faire sçavoir à quelqu'une des Femmes de cette Princesse, qu'il estoit prest à toute entreprendre pour elle. Il luy dit en suitte, que comme elle estoit tres estroitement gardée, il n'avoit pu imaginer les voyes d'executer son dessein, que depuis quelques jours, qu'il avoit enfin trouvé lieu d'entretenir Martesie, qui d'abord n'avoit pas adjousté foy à ses paroles : mais qu'enfin ayant cru ce qu'il luy disoit, elle l'avoit chargé le jour auparavant, de la Lettre qu'il luy venoit d'aporter : l'asseurant qu'il rendroit un grand service à la Princesse Mandane, s'il portoit cette Lettre seurement. Cyrus voyant qu'il ne pouvoit sçavoir autre chose de cét homme, commanda à Ortalque d'en avoir soin : et luy ordonna à luy, de ne dire à qui que ce fust, qu'il luy avoit aporté une Lettre de Mandane : ne voulant pas donner la joye à ses Rivaux, de sçavoir qu'il fust mal avec elle. Ce n'est pas que ce Prince fust en estat de raisonner avec autant de liberté d'esprit comme il paroissoit qu'il en eust, pour estre capable d'avoir cette prevoyance : mais c'est que l'amour est de telle nature, qu'elle fait tousjours voir à ceux qui p. 9en sont possedez, tout ce qui peut nuire ou servir à leurs Rivaux aussi bien qu'à eux mesmes : et qu'ainsi Cyrus voulut du moins s'épargner la douleur de voir de la joye dans les yeux du Roy d'Assirie, en aprenant sa disgrace : joint que le respect qu'il avoit pour Mandane, ne luy permit pas de faire connoistre aux autres qu'elle estoit capable d'une foiblesse si injuste : et comme toute jalousie presupose amour, sa discretion voulut cacher celle de la Princesse.
Épisode 3 : Soutien de Feraulas – 3 min.
Cyrus s'entretient avec son ami Feraulas, qui s'étonne de le voir si mélancolique après une victoire. Il montre alors la lettre de Mandane. Feraulas est certain qu'il sera facile de lever le malentendu. Cyrus en doute, tant la position de la princesse paraît inflexible. Il craint que Mandane ne l'aime plus, et qu'elle s'éprenne désormais du vertueux roi de Pont. Malgré la victoire, son malheur est grand.
Lire l'épisode ⬇Mais apres qu'Ortalque se fut retiré, avec celuy qui en croyant donner une grande joye à Cyrus, luy avoit causé une excessive douleur ; ce Prince apella Feraulas, qui ne fut pas peu surpris de luy voir tant de tristesse dans les yeux. Seigneur (luy dit il avec la liberté qu'il avoit accoustumé d'avoir avec son illustre Maistre) je ne pensois pas qu'il fust permis aux Vainqueurs, d'avoir de la melancolie sur le Champ de Bataille : Ha Feraulas (s'écria Cyrus, en luy montrant la Lettre de Mandane) la Fortune est bien plus ingenieuse que vous ne pensez à me tourmenter ! voyez, luy dit il encore, voyez par les cruelles paroles que ma Princesse m'a escrites, ce qui empoisonne toutes les douceurs qui ont accoustumé de suivre la victoire ; ce qui fait que la gloire d'avoir vaincu ne m'est plus sensible ; et ce qui détruit toute ma joye, et toutes mes esperances. J'advouë Seigneur (reprit Feraulas, apres avoir leu cette Lettre, dont il connoissoit bien le carractere) qu'il n'est pas aisé de concevoir comment la Princesse qui est si prudente, p. 10aura pû se laisser persuader que vous estes un infidelle : mais apres tout, je ne trouve pas que vous deviez vous affliger avec excés de cette fâcheuse avanture : car enfin il vous sera si aisé de la desabuser de son erreur, que la chose ne se doit pas seulement mettre en doute. Non non Feraulas, interrompit Cyrus, mon malheur n'est pas si petit que vous le croyez : et puis que ma Princesse a pû croire que je ne l'aime plus, et que je ne continuë de faire la guerre que par ambition, elle pourra encore me faire plusieurs autres injustices. Elle pourra peut-estre pour m'oster plus absolument son coeur, le donner au Roy de Pont, à qui elle ne l'a sans doute si constamment refusé que pour l'amour de moy. Vous sçavez quelle est la fermeté de cette personne : vous venez de voir qu'elle n'a pas voulu que Mazare la delivrast : et vous voyez qu'elle me traitte comme luy, puis qu'elle me declare qu'elle veut que je rende au Roy son Pere, les Troupes qui luy appartiennent : et qu'elle m'assure en suitte, qu'elle aime mieux estre entre les mains d'un Ravisseur respecteux, que d'estre delivrée par un Prince infidelle. Quoy Mandane, s'escrioit Cyrus, vous avez pû penser une chose si injuste ! vous l'avez pu croire ! et vous l'avez pû escrire ! ha puis que vous l'avez pu, je dois criore encore que vous ne voudrez point voir mon innocence, et que vous allez devenir la plus injuste, la plus infidelle, et la plus ingratte Princesse du monde. Mais Seigneur, interrompit Feraulas, pourquoy ne voulez vous p. 11pas croire en mesme temps, que dés que vous aurez pris Sardis, la preocupation de la Princesse cessera ? Car enfin quand elle verra que vous porterez à ses pieds tous les Lauriers dont la Fortune et la Victoire vous ont couronné ; que vous ne verrez plus ny Panthée, ny Araminte ; il faudra bien qu'elle se repente de son erreur, et qu'elle vous redonne son affection : qu'elle ne vous a sans doute pourtant pas ostée, quoy qu'elle vous ait escrit : car si elle vous la vouloit oster, elle ne vous escriroit point : et elle vous l'osteroit sans vous le dire. Quoy qu'il en soit, dit Cyrus, ma Princesse croit que je ne l'aime plus, et que j'en aime une autre : et elle le croit apres tout ce que j'ay fait pour elle en cent occasions differentes : elle le croit dans le mesme temps que je hazarde ma vie, et que je gagne des Batailles, seulement pour la mettre en liberté : elle appelle ambition, ce qui n'est assurément qu'amour ; puis qu'apres tout, quelque passion que j'aye pour la gloire, et quelque ambitieuse que soit mon ame, je n'aurois pas porté le feu par toute l'Asie ; je n'aurois pas renversé tant de Provinces, ni conquis tant de Royaumes ; si l'amour que j'ay pour elle, n'avoit donné un fondement raisonnable à toutes les guerres que j'ay faites : et si je n'avois pû estre Conquerant legitime, je n'aurois pas voulu estre Usurpateur. Cependant elle pense, et elle escrit, qu'elle ne veut plus estre le pretexte de cette ambition : et sans dire mesme qui, elle m'accuse d'aimer, elle agit comme une personne qui ne p. 12m'aime plus. Il faut avoüer la verité Feraulas, adjousta ce Prince, il y a quelque chose de bien capricieux en ma destinée ; ne diroit-on pas, que la Fortune qui fait tous les heureux, et tous les malheureux qui sont au monde, a abandonné le soin de tout l'Univers, pour ne songer qu'à moy seulement ? car par une cruauté qui n'a point d'exemple, elle fait qu'eternellemêt mon ame passe d'une extremité à l'autre : et qu'il n'y a jamais qu'un instant, entre une extréme joye, et une extréme infortune. Mais elle fait toujours que le plaisir precede la douleur : de sorte qu'il paroist visiblement, qu'elle ne me donne le premier, que pour me faire mieux sentir l'autre. En effet, ne voyez vous pas en quel temps, en quel jour, à quelle heure, et en quel lieu, elle a voulu que je reçeusse cette cruelle Lettre de Mandane ? Si je l'eusse reçeuë devant que donner la Bataille, peut-estre que la victoire m'auroit oste une partie de l'amertume qu'elle auroit mis dans mon coeur : mais au contraire, je la reçois apres avoir vaincu mes ennemis et mon Rival ; je la reçois apres avoir sçeu que la basse Asie reconnoist ma puissance, et s'y soumet ; je la reçois estant sur le point d'aller prendre Sardis ; je la reçois enfin sur le Champ de Bataille, où je ne voy à l'entour de moy que des signes de ma victoire : et cependant au milieu de tant de sujets de joye, la douleur s'empare de mon esprit et le surmonte : mais de telle sorte, que je suis asseuré que le Roy de Pont, qui a perdu la Bataille, n'a pas plus de déplaisir p. 13que j'en ay. Il en a pourtant plus de sujet que vous, reprit Feraulas : car enfin Seigneur, quoy que vous m'en puissiez dire, je croy que la Princesse Mandane ne sçauroit croire long temps ce qu'elle croit presentement. Il faut du moins nous haster, interrompit Cyrus, d'aller à Sardis : afin de perir au pied de ses Murailles, ou d'arriver aux pieds de Mandane, pour luy demander de qui elle croit que je suis amoureux : et pour luy protester que je ne le fus jamais que d'elle seulement.
Épisode 4 : Réponse passionnée de Cyrus – 3 min.
Cyrus souhaite répondre à Mandane par l'intermédiaire du messager. Il rédige, d'une seule traite, une lettre passionnée, dans laquelle il dément l'accusation d'infidélité et reproche à Mandane de douter de son amour. Refusant de cesser le combat, il assure sa bien-aimée qu'après l'avoir libérée, il viendra mourir à ses pieds s'il ne peut la convaincre de son amour. Il passe ensuite une nuit agitée ; ses pensés oscillent entre l'amour et la guerre, Mandane et Abradate. Le lendemain, le conseil de guerre se réunit en vue de la préparation du siège de Sardis. On continue pendant ce temps de rechercher le corps d'Abradate. Cyrus se rend auprès de Sesostris, le prince égyptien blessé.
Lire l'épisode ⬇Apres cela, Cyrus dit encore plusieurs choses à Feraulas : et resolut de renvoyer celuy qui luy avoit apporté la Lettre de Mandane, avec une responce pour cette Princesse : car com- c'estoit un homme determiné et hardi, Cyrus jugea bien qu'il entreprendroit aisément de s'en retourner à Sardis, comme en effet il le fit : de sorte que Cyrus emporté par la violence de sa passion, escrivit la Lettre qui suit à Mandane : mais il l'escrivit avec tant de precipitation, qu'on peut dire que son coeur la luy dicta plustost que son esprit : car il n'hesita pas un moment, sa main pouvant à peine suffire à suivre ses pensées, qu'il exprima en ces termes.
L'INFORTUNE CYRUS , A L'INIVSTE MANDANE.
Il faut bien que je vous aime plus que personne n'a jamais aimé, puis qu'apres l'Injusticé que vous avez de m'apeller infidelle, je ne vous aime pas moins que je p. 14faisois auparavant. Au contraire, je sens la passion que j'ay pour vous avec tant de violence ; et vostre injuste accusation m'en fait si bien connoistre la grandeur, par le ressentiment que j'en ay ; que je suis asseuré que si vous sçaviez ce qui se dans mon ame, vous advoüeriez que vous estes la plus cruelle et la plus injuste Personne du monde. Si la Fortune continuë de m'estre favorable à la Guerre, et que je ne trouve pas plus de difficulté à prendre Sardis, qu'à gagner la Bataille que Cresus et le Roy de Pont viennent de perdre, vous me verrez bien tost à vos pieds. C'est là Madame, que je vous protesteray, que vous avez esté ma premiere passion, et que vous serez la derniere : mais en attendant, il vous souviendra s'il vous plaist, que vous m'avez permis d'aimer la gloire : et qu'ainsi j'ay crû que je ne devois pas estre rigoureux apres avoir vaincu : et qu'il m'estoit permis d'avoir de la civilité pour deux Grandes princesses malheureuses, et de la compassion pour leurs infortunes. Voila, ô trop injuste Mandane, par quel motif j'ay agy, avec les seules Dames que j'ay veuës, depuis que j'ay commencé la Guerre : et avec les seules Personnes, que vous me pouvez soubçonner d'aimer. Mais comment le pouvez vous faire, et comment pouvez vous ne vous connoistre point, et ne me connoistre pas ? Cependant vous me dispenserez, s'il vous plaist, de remettre au Roy vostre Pere les Troupes qui sont à luy, jusques à ce que je vous aye mise en liberté : quand cela sera, Madame ; et que j'auray vaincu tous mes Rivaux, je remettray l Armée que je commande au Roy des Medes ; je luy laisseray toutes les Couronnes que j'ay conquises, afin qu'il vous les mettre il vous les mette sur la teste ; et j'iray (comme p. 15je l'ay desja dit) me jetter à vos pieds, pour y mourir de douleur et d'amour, si je ne puis vous persuader que je ne fus jamais infidelle, et que j'ay plus de passion pour vous, que nul autre n'en a jamais eu pour personne.
CYRUS.
Cette Lettre estant escrite, Cyrus la releut plus d'une fois : luy semblant qu'en le relisant il persuadoit son innocence à Mandane : mais enfin apres l'avoir fermée, Feraulas se voulut charger de la donner à celuy qui la devoit rendre : Cyrus voulut toutesfois que cét homme la reçeust de sa main, avec une liberalité digne de luy : et l'on peut dire que jamais porteur de mauvaises nouvelles n'a esté si bien recompensé. Apres cela il fut contraint, malgré qu'il en eust, de donner quelques heures au repos : la lassitude du jour precedent le forçant de laisser charmer ses ennuis par le sommeil. Il est vray que ce sommeil fut fort interrompu, et fort peu tranquile : car comme son imagination n'estoit plus remplie que de choses tumultueuses, ses songes ne furent pas agreables. Mais pour faire voir la force de son amour, et la tendresse de son amitié, au lieu que vray-semblablement il ne devoit songer que des combats, il ne songea que Mandane et Abradate : et il les songea de cent manieres differentes : bien que ce fust tousjours funestement. Il y avoit pourtant cette difference entre eux, qu'il voyoit quelque fois Mandane sans voir Abradate ; mais qu'il ne voyoit jamais Abradate sans voir Mandane : tant il est vray que cette Princesse estoit fortement p. 16empreinte dans son imagination, aussi bien que dans son coeur : quoy que cette partie de l'ame ait accoustumé d'estre assez errante et assez legere, et de representer presques indifferemment toutes sortes d'objets, principalement durant le sommeil. Il est vray que celuy de Cyrus n'estoit pas profond, aussi ne dura t'il pas fort long temps : dés qu'il fut esveillé, on tint Conseil de Guerre dans sa Tente : où le Roy d'Assirie, Mazare, et tous ceux qui avoient accoustumé d'en estre se trouverent : et où il fut resolu, que sans donner temps aux ennemis de se reconnoistre, ny au Roy de Pont d'oster Mandane de Sardis, on iroit investir cette Ville à l'heure mesme : de sorte que sans differer davantage, apres avoir bien consideré quelle en estoit la scituation, et quels postes il faloit d'abord occuper ; Cyrus assigna tous les Quartiers à toute son Armée, qui eut ordré de marcher à l'heure mesme : ce Prince remettant à partir le lendemain, parce qu'il vouloit voir Panthée, pour la consoler de la mort d'Abradate, dont il estoit sensiblement touché : et dont on luy vint dire qu'on n'avoit point encore trouvé le corps à l'endroit où il avoit combatu, à cause du grand nombre de Morts qu'il y avoit en ce lieu là. Cyrus commanda une seconde fois qu'on y retournast : et ne manqua pas d'envoyer querir les Capitaines qui commandoient les Troupes d'Abradate, pour les assurer qu'il les recompenseroit des services de leur Maistre et des leurs : et apres avoir donné tous les ordres p. 17necessaires pour se preparer à un Siege comme celuy de Sardis, et commandé que l'on eust soin d'enterrer les Morts, il monta à cheval, pour aller visiter Panthée. Il est vray qu'il fut aisé d'executer les ordres qu'il donnoit pour le siege de Sardis : car comme ce Prince l'avoit preveû dés le commencement de la Guerre, il y avoit dans son Camp toutes les Machines dont on pouvoit avoir besoin pour prendre cette Ville. Mais devant que d'aller au lieu où il croyoit trouver Panthée, il passa à la Tente où estoit ce Prince Egyptien, qui paroissoit estre si aimé des siens : afin d'aprendre en quel estat il estoit, et si on le pourroit transporter en un lieu plus commode que celuy là. Les principaux Chefs des Egyptiens, qui n'avoient garde d'abandonner leur Prince malade, eux qui ne l'avoient pas abandonné lors qu'ils l'avoient crû mort, luy dirent que les Chirurgiens, apres avoir fondé ses blessures, n'en desesperoient pas, mais qu'aussi n'en pouvoient ils pas respondre. Quelque deffence que les Medecins eussent faite de le faire parler, ils offrirent pourtant à leur illustre Vainqueur de le laisser entrer, mais il ne le voulut pas : sçachant que cela pourroit nuire au Prince leur Maistre : et il se contenta de commander à ceux des siens qui avoient ordre d'estre aupres de luy, d'en avoir tous les soins imaginables : et d'asseurer luy mesme tous ces Capitaines Egyptiens qu'ils pouvoient attendre toutes choses de son assistance.