Partie 10 (voir le frontispice) – Livre premier.
Gravure de la partie 10, livre 1.
Résumé de la séquence
Cyrus apprend d'Anacharsis, qui revient du camp de Thomiris, que cette dernière a l'intention de se venger sur Mandane de la mort de son fils. Seule condition à laquelle cette issue peut être évitée : que Cyrus se constitue prisonnier après de la reine dans les trois jours. Sur les conseils de ses amis, Cyrus adopte une stratégie attentiste. Aryante, qu'il a prié secrètement par un messager de veiller sur Mandane, l'invite à la même prudence. De son côté, Thomiris est aux prises avec des sentiments contradictoires. Elle finit par s'avouer qu'elle aime encore Cyrus. Des motivations stratégiques la confortent par ailleurs dans l'idée d'une attitude modérée.
Lire toute la séquence ⬇Épisode 1 : Cyrus apprend les intentions de Thomiris – 10 min.
Anacharsis est fort embarrassé : il ne sait comment informer avec ménagement Cyrus des propos qu'a tenus Thomiris. Or, entre temps un messager de cette dernière, chargé de la même tâche, est parvenu au camp assyrien. Mais Cyrus choisit de recevoir d'abord son ami. Après avoir préparé le terrain, Anacharsis lui révèle donc la volonté de Thomiris de se venger sur Mandane de la mort de son fils, à moins qu'il ne se constitue prisonnier dans les trois jours. Cyrus fait sa réponse directement au messager : il prendra sa décision dans le délai imparti, mais il met en garde contre toute tentative de porter atteinte à Mandane.
Lire l'épisode ⬇p. 9Comme Ortalque n'avoit pas esté avec Anacharsis, lors qu'il avoit parlé à Thomiris, parce qu'il avoit d'abord songé à s'aquiter de toutes les commissions qu'on luy avoit données, ceux qui obligerent ce sage Scythe à partir à l'heure mesme des Tentes Royales, et à s'en retourner vers Cyrus, ne songerent point à luy : si bien qu'Anacharsis s'en alla sans Ortalque, avec les mesmes Gens qui avoient accompagné le Corps de Spargapise Mais lors qu'il fut arrivé p. 10à la derniere Garde des Massagettes, qui estoit au Défilé du Bois, et qu'il vint à penser à la douleur qu'alloit avoir Cyrus, quelles reflections ne fit-il point sur les malheurs de la vie, et sur toutes les fâcheuses suittes qu'ont pour l'ordinaire toutes les grandes passions ! Combien de fois s'estima-t'il heureux d'avoir entierement assujetty toutes les siennes à sa raison ; et de s'estre dérobé à la puissance de la Fortune, en mesprisant tout ce qu'elle peut donner ; et en ne s'attachant qu'à l'amour de la vertu, et à l'estude de la Philosophie ! Il eut pourtant besoin de toute sa sagesse, pour s'empescher de murmurer contre les Dieux qu'il adoroit, en voyant un aussi Grand Prince que Cyrus, estre exposé à tant de fâcheuses advantures : mais il s'attacha principalement à chercher de quelles paroles il se pourroit servir, pour adoucir une partie de l'aigreur de celles de Thomiris, qu'il estoit obligé de luy raporter. Il est vray qu'il n'en fut pas à la peine : car comme cette vindicative Princesses s'imagina qu'Anacharsis ne diroit pas assez fortement à Cyrus, ce qu'elle l'avoit chargé de luy dire de sa part, elle envoya un des siens vers luy : afin d'estre non seulement assurée qu'il sçauroit ce qu'elle luy mandoit, mais encore pour sçavoir precisément sa responce. Si bien que quoy que cét Envoyé de Thomiris fust party deux heures apres Anacharsis, comme il avoit fait plus de diligence que luy, il le joignit avant qu'il fust arrivé p. 11au Fort de Sauromates, où Cyrus l'attendoit : ainsi ce sage Scythe ne se vit pas dans la liberté de pouvoir diminuer sa douleur, en luy cachant une partie de la fureur de Thomiris : car il ne douta point que celuy qu'elle envoyoit vers Cyrus n'eust ordre de luy dire les mesmes choses qu'elle luy avoit dittes. Cependant ce Grand et malheureux Prince, ne sçeut pas plustost qu'Anacharsis estoit revenu avec un Envoyé de Thomiris, qu'il sentit une agitation de coeur et desprit qu'il n'avoit jamais sentie. Il chercha diligemment à prevoir ce qu'il luy devoit dire ; et l'esperance et la crainte luy donnerent successivement de doux et de fâcheux momens. Il avoit alors aupres de luy Mazare, Artamas, Atergatis, Intapherne, Hidaspe, Araspe, et Aglatidas : mais quoy qu'il parust de l'inquietude et de l'impatience sur le visage de tous, il estoit pourtant aisé de discerner, que Cyrus et Mazare avoient une curiosité de sçavoir le sujet du voyage de cét Envoyé de Thomiris, qui ne pouvoit venir que d'une mesme passion. En effet, ils avoient tous deux une telle envie d'aprendre comment cette Reine avoit reçeu la nouvelle de la mort du Prince son Fils, et une telle aprehension qu'elle n'eust pris la resolution de s'en vanger sur Mandane, qu'ils exprimoient leur douleur et leur crainte par tous les mouvemens de leur visage. Ils se communiquoient mesme leur tristesse et leur impatience par leurs regards : quoy que Mazare fist pourtant toujours p. 12tout ce qu'il pouvoit pour cacher une partie de ses sentimens, afin de cacher une partie de son amour à ce genereux Rival, à qui il ne pouvoit, ny ne vouloit plus disputer Mandane. Mais à la fin Cyrus ayant commandé avec empressement, qu'on fist entrer Anacharsis, et qu'on fist attendre l'Envoyé de Thomiris dans une Tente prochaine, il se vit en estat d'estre instruit de ce qu'il vouloit sçavoir. Et bien sage Anacharsis (luy dit ce Prince dés qu'il le vit paroistre) comment Thomiris vous a-t'elle reçeu ? helas Seigneur, repliqua-t'il en soûpirant, je voudrois bien que la fidellité que je vous dois me pûst permettre de vous déguiser une partie de la fureur de cette Princesse : mais puis qu'il importe que vous la sçachiez, et que de plus il y a aparence que celuy qu'elle vous envoye, ne vous la déguisera pas, il faut que je vous die que cette injuste Reine m'a reçeu d'une maniere si indigne de vous, et si idigne d'elle, que pour agir equitablement on en doit presques tout craindre, et on n'en doit presques rien esperer. Ha Anacharsis, s'escria Cyrus, pourveû que je ne doive rien craindre pour Mandane, j'abandonne tout le reste au caprice de la Fortune, et je m'abandonne moy mesme à la fureur de Thomiris : mais encore, adjousta-t'il, de quoy se pleint elle, et quelle injuste vangeance veut elle tirer de la mort de Spargapise ; Seigneur, luy dit alors Anacharsis, comme il ne seroit pas impossible qu'elle eust changé de sentimens p. 13apres m'avoir congedié, je pense qu'il est à propos que vous entendiez ce que son Envoyé vous dira, autant que je vous die ce qu'elle m'avoit chargé de vous dire de sa part : car apres y avoir bien songé, je ne puis croire qu'elle ait pû demeurer dans des sentimens si injustes, et qu'elle n'ait pas eu horreur de sa propre injustice. En ne me disant pas ce que vous a dit Thomiris, repliqua Cyrus, vous me donnez lieu de croire qu'elle veut la plus effroyable chose du monde, et qu'elle a dessein d'accabler la Princesse Mandane sous la pesanteur de ses Fers. Anacharsis estant bien aise que Cyrus se portast de luy mesme à craindre tout ce qu'il pouvoit y avoir de plus funeste à aprehender, luy fit encore deux ou trois responces peu precises : afin que craignant tout, il vinst à trouver moins à craindre, à ce qu'il avoit à luy dire. De sorte que Cyrus venant enfin à s'imaginer, que peutestre Thomiris avoit elle fait tuer Mandane ; il dit des choses si touchantes, qu'Anacharsis jugeant alors qu'il estoit temps de luy aprendre la verité, luy die en peu de mots que Thomiris l'accusoit d'avoir fait tuer son Fils ; et qu'elle luy avoit ordonné de luy dire que s'il ne se remettoit en sa puissance dans trois jours, elle luy renvoyeroit le Corps de Mandane dans le mesme Cercueil ou il luy avoit renvoyé le Corps de son Fils. J'ay pourtant à vous dire pour vous consoler dans un si grand malheur, poursuivit alors Anacharsis, que le Prince Aryante p. 14a fait ce qu'il a pû pour vous justifier aupres de Thomiris : et que dans la disposition où je l'ay veû, vous devez estre assuré qu'il s'opposera autant qu'il pourra à la fureur de cette Reine. Ha Anacharsis (s'escria Cyrus avec un desespoir estrange) rien ne peut s'opposer à la vangeance d'une Princesse de l'humeur de Thomiris : et je me voy en estat d'estre le plus malheureux homme du monde. En mon particulier, (dit Mazare avec beaucoup de douleur) je suis persuadé que Thomiris pour son propre interest, ne perdra pas Mandane : et je le suis fortement, repliqua Cyrus, qu'elle la perdra pour se vanger de moy, si je ne me perds moy mesme : aussi suis-je bien resolu de le faire, plustost que de hazarder la vie de cette admirable Princesse. Cependant, adjousta-t'il, il faut escouter l'Envoyé de cette cruelle Reine : apres cela ayant commandé qu'on le fist entrer, ce Massagette dit à Cyrus que Thomiris aprehendant qu'Anacharsis ne luy dist pus positivement ce qu'elle l'avoit chargé de luy dire ; il venoit l'assurer que si dans trois jours il ne se rendoit aupres d'elle, elle feroit mourir Mandane, et luy en renvoyeroit le Corps. Vous direz à vostre injuste Reine, repliqua brusquement Cyrus, que dans trois jours elle aura ma responce : mais en attendant je luy declare, que si elle fait souffrir quelque violence à la Princesse Mandane, je ne pardonneray à aucun des Prisonniers qui sont entre mes mains : et que perdant le respect que je luy ay toujours p. 15porté, toute mon ennemie qu'elle est, je la poursuivray opiniastrément jusques à ce que j'aye vangé la Princesse qu'elle aura outragée. Je veux pourtant esperer (adjousta-t'il en retenant sa fureur, par un sentiment d'amour pour Mandane) que vous trouverez que la Reine des Massagettes aura changé de sentimens, quand vous arriverez aupres d'elle ; et qu'elle se sera repentie d'avoir fait dire une si injuste et si cruelle chose à un Prince qui ne l'a jamais offensée. Mais encore une fois, dittes luy qu'elle songe à faire en sorte que la Princesse Mandane ne souffre aucune injure : et assurez la qu'il y va de la vie de tous les Prisonniers qui sont en ma puissance, et de celle de tous ceux que je feray à l'avenir. Apres cela Cyrus ayant congedié cet Envoyé, il fut quelque temps sans parler : examinant en luy mesme quelle resolution il devoit prendre. D'abord il creût qu'il faloit marcher droit aux Tentes Royales, forcer le Défilé, et aller à la Teste de son Armée deffendre la vie de sa Princesse : mais tout d'un coup venant à penser que plus il presseroit Thomiris, plus il y auroit à craindre pour Mandane : et que plus la Reine des Massagettes se verroit prés de sa perte, plus elle seroit capable d'avancer celle de cette Princesse, il ne sçavoit que resoudre. Mais si son Grand coeur luy conseilloit de combatre, son amour luy persuadoit plus tost que d'exposer sa Princesse, de se mettre effectivement entre les mains de Thomiris, pourveû qu'elle voulust p. 16delivrer Mandane. Il est vray que comme il n'y avoit nulle aparence, qu'elle pûst se resoudre à la delivrer de bonne foy, puis qu'elle n'avoit pas dit qu'elle la delivreroit, quand mesme il se remettoit en son pouvoir ; il ne trouvoit pas son conte à cette pensée non plus qu'à l'autre. Cependant veû l'estat où en estoient les choses, il faloit ou se remettre prisonnier, ou exposer la vie de Mandane : si bien que ne sçachant que resoudre en luy mesme, il avoit l'esprit si agité, que ne pouvant plus renfermer toute sa douleur dans son coeur ; eh de grace, dit-il à tous ceux qui l'environnoient, dittes moy tous les uns apres les autres, ce que vous croyez que je doive, ou que je puisse faire, pour n'exposer pas la vie de ma Princesse ? mais au nom des Dieux, ne considerez qu'elle seulement : et ne me considerez point. Conseillez moy donc precisément ce que vous pensez qui la puisse sauver, sans considerer ny la conservation de mon Armée, ny celle de mes conquestes, ny celle de ma vie : car bien loin de considerer toutes ces choses, je vous dis que je ne considere pas mesme la gloire en cette occasion : et qu'encore qu'il soit honteux au vainqueur de Thomiris, de se remettre dans ses Fers, je suis prest de le faire, si vous n'imaginez nulle autre voye d'empescher que la Princesse ne perisse. Je sçay bien, poursuit-il, qu'il n'y a aucun d'entre vous, qui ose me dire qu'il faut que je reçoive des Fers des mains d'une Reine que j'ay vaincuë : p. 17mais je me le diray moy mesme, si vous ne me dittes rien de meilleur. En mon particulier, dit Anacharsis, je suis persuadé que le plus expedient est de tirer les choses en longueur, en faisant une responce qui n'ait rien de precis : afin de donner le temps au Prince Aryante, de remettre la raison dans l'ame de Thomiris, ou de se mettre en estat de pouvoir s'opposer à sa violence. Ha sage Anacharsis, s'escria Cyrus, qu'il paroist bien que vous ignorez quelle est celle de la passion qui me possede ! puis que vous croyez qu'il soit possible que je puisse vivre quelques jours, dans la cruelle incertitude où je suis. Il est vray, adjousta tristement Mazare, que les momens où l'on peut douter de la vie de la Princesse Mandane, semblent bien longs à ceux qui s'y interessent : comme je connois la puissance de l'Amour, reprit Intapherne, je comprends aisément ce que vous dittes : mais à dire les choses comme je les pense, je ne croiray jamais qu'une Reine qui ne fait la guerre que pour se faire aimer, veüille donner un aussi grand sujet de haine, à celuy dont elle veut estre aimée, que seroit celuy de faire mourir une Princesse qu'il adore. Comme on dit que Thomiris est tres violente, reprit Atergatis, je ne mets pas la plus grande seureté de la vie de la Princesse Mandane en ce que vous dites : mais je la mets en l'amour d'Aryante : car enfin puis que sa passion a bien esté assez forte pour luy faire oublier ce qu'il devoit à l'illustre Cyrus ; et qu'elle a esté p. 18assez violente pour luy faire entreprendre le hardi dessein de l'enlever presques à ses yeux ; elle sera sans doute et assez forte, et assez ingenieuse, pour luy faire conserver la vie de Mandane : et pour luy faire trouver les moyens de s'opposer à la violence de Thomiris. Quand il ne feroit pas ce que vous dittes, reprit Hidaspe, je ne laisserois pas de croire que la Reine des Massagettes n'attenteroit pas à la vie de la Princesse Mandane. En effet apres avoir esté vaincuë, il y auroit beaucoup d'imprudence d'irriter son Vainqueur par une si cruelle action : et je ne croiray jamais qu'elle s'y puisse resoudre. Comme il luy vient de nouvelles Troupes de divers endroits, reprit Araspe, la consideration de la Bataille qu'elle a perduë, ne l'empescheroit pas de se vanger : mais comme l'a fort judicieusement dit le Prince Atergatis, Aryante s'y opposera, et s'y opposera mesme avec succés et sans beaucoup de peine : car son Parti paroistra si equitable, que je croy que Thomiris trouvera tous ses Sujets rebelles, si elle leur commande de perdre la Princesse Mandane. Pour moy (adjousta Aglatidas, en adressant la parole à Cyrus) qui connois tous les sentimens que l'amour et la fureur peuvent inspirer, je ne croy point que la Reine des Massagettes ait effectivement eu dessein de faire perir la Princesse Mandane : mais elle a seulement pretendu par une si funeste menace, empescher que vous n'avançassiez vers elle ; avant que les nouvelles p. 19Troupes qu'elle attend fussent jointes au débris de son Armée : et en effet, poursuivit-il, je suis persuadé que si on la pressoit trop, le desespoir pourroit la porter à toutes choses. Je croy mesme que si vous estiez sous sa puissance, la vie de Mandane seroit plus exposée qu'elle n'est : mais je ne croy point qu'en l'estat où sont les choses, elle ose se vanger inutilement sur une Princesse dont la mort luy feroit des ennemis de tout ce qu'il y a d'hommes raisonnables au monde, l'entens bien, repliqua Cyrus, que vous me dittes tous ce que vous croyez que je dois craindre ou esperer, mais je n'entens pas que vous me disiez ce que je dois faire : cependant il faut faire quelque chose. Je me suis engagé à respondre à cette injuste Princesse, poursuivit-il, et il le faut faire d'une maniere qui n'expose pas Mandane. Ce que le sage Anacharsis à proposé, repliqua Artamas, me semble si à propos, que je ne pense pas qu'on puisse rien dire de mieux : car enfin en ne donnant pas une responce decisive, vous donnez loisir à la raison de cette Reine de combatre sa fureur, et vous donnez le temps au Prince Aryante de faire des brigues pour la seureté de Mandane. Eh Dieux, s'escria alors Cyrus, en quel pitoyable estat suis-je reduit ? d'estre contraint d'attendre le falut de ma Princesse, d'un Rival que je voudrois avoir tué ; et qui faut qui perisse si je ne veux la perdre, et estre par consequent perdu moy mesme. Non non p. 20(adjousta t'il emporté par son amour) je ne puis me resoudre de demeurer dans un estat si fâcheux : et il faut des remedes plus violens au mal dont je suis tourmenté : car enfin quand j'auray rendu une responce ambiguë à l'injuste Princesse à qui je l'ay promise, il faudra apres cela l'esclaircir, et en revenir tousjours au mesme point où j'en suis. Il est vray Seigneur, reprit Anacharsis : mais j'ay à vous dire pour vous amener dans mon sentiment, que lors qu'il s'agit d'empescher quelqu'un de faire une meschante action, et principalement une action de creauté ; il ne faut bien souvent que retenir le premier mouvement de ceux qui la veulent faire : car je suis fortement persuadé, qu'il y a peu de Gens au monde qui soient assez meschans pour vouloir opiniastrément executer une action d'inhumanité. De plus, il faut considerer que Thomiris n'est pas meschante naturellement ; que la fureur qu'elle a dans l'esprit luy estrangere ; et qu'ainsi il y a aparence que si on luy donne loisir d'examiner ce qu'elle veut faire, elle ne fera pas ce que vous craignez, puis qu'elle ne pourroit rien faire qui fust plus opposé à ses interests. En effet, adjousta de sage Scythe, si Mandane n'estoit plus sous la puissance de Thomiris, quelle seroit sa seureté si elle tomboit sous vostre pouvoir ? au lieu que l'ayant sous le sien, elle tient la Paix en ses mains : et elle est assurée de desarmer les vostres toutes les fois qu'elle voudra vous rendre cette Princesse : p. 21c'est pourquoy Seigneur, ne vous inquietez pas avec excés ; faites ce que la prudence veut que vous faciez ; et laissez faire le reste aux Dieux, qui ne souffriront pas qu'une Princesse aussi vertueuse que Mandane, meure d'une mort si tragique. Ha sage Anacharsis, repliqua Cyrus, puis que les Dieux souffrent qu'elle soit si malheureuse, ils pourront bien souffrir sa mort : aussi quelque confiance que j'aye en leur justice, je n'ose m'assurer de la vie de ma Princesse : car enfin leur conduite est presques tousjours impenetrable à tous les hommes : et nous voyons si souvent les innocens miserables, et les criminels heureux, que toute la vertu de Mandane ne m'assure point contre l'injustice de Thomiris : neantmoins, adjousta-t'il, je veux croire vostre conseil ; et je luy respondray comme vous l'entendez, quand le temps en sera venu.
Épisode 2 : Réflexions stratégiques – 5 min.
Cyrus s'interroge sur la résolution à prendre : combattre, au risque d'exposer la vie de Mandane ? se livrer à Thomiris, sans être sûr que celle-ci tiendra véritablement ses promesses ? Il demande conseil à ses amis. Les avis divergent. Mais on se résout finalement à une position attentiste, à laquelle Cyrus se plie de mauvaise grâce, en reconnaissant l'impénétrabilité des voies divines.
Lire l'épisode ⬇Apres cela Cyrus ayant tesmoigné qu'il vouloit estre seul, tout le monde se retira, et le laissa dans la liberté d'entretenir sa propre douleur : mais à peine furent-ils sortis, que cette terrible menace de Thomiris luy repassant dans l'esprit, y mit un si grand desordre, qu'il ne sçavoit plus ce qu'il devoit resoudre : et il y eut des instans où il ne trouvoit rien à faire que de se remettre effectivement sous la puissance de cette Reine irritée. Car lors qu'il s'imaginoit de voir le Corps de Mandane dans le Cercueil de Spargapise, sa raison n'estoit plus Maistresse de son esprit : et son imagination luy representant p. 22ce funeste objet, comme si la chose eust esté veritable, il en estoit si esmeu, qu'il sentoit presques la mesme douleur qu'il eust sentie, si Mandane eut esté morte. De sorte que son amour ne luy suggerant alors que des pensées tumultueuses, il n'avoit pas plustost pris une resolution qu'il la condamnoit : car comme il n'en pouvoit prendre on il pust voir une seureté infaillible pour la vie de Mandane, il ne pouvoit demeurer dans un mesme sentiment : et la delicatesse de sa passion luy fit mesme imaginer que sa Princesse auroit un jour lieu de faire des reproches, s'il ne se resolvoit pas à se mettre en prison pour la sauver. Mais justes Dieux, disoit-il, la difficulté n'est pas de porter des Fers pour elle : mais la difficulté est de ne pouvoir imaginer sa seureté en prenant des chaisnes : car Thomiris ne voudra pas la delivrer que je ne sois dans ses Fers : et je ne dois pas m'y mettre qu'elle ne soit en liberté. Mais helas (adjousta-t'il en se reprenant) cette injuste Princesse ne m'a pas fait dire qu'elle delivrera Mandane si je me mets sous sa puissance : mais seulement qu'elle ne la fera pas mourir. Quoy cruelle Thomiris, poursuivit-il, vous avez pu faire cette cruelle menace à un Prince qui pouvant vous tuer, baissa la pointe de son Espée par un respect si grand, qu'il fit peut-estre outrage à son amour ? Quoy injuste Princesse, vous avez pû voir Mandane sans l'aimer, et sans advoüer que je n'estois pas coupable p. 23de ne luy estre point infidelle ? Quoy vous avez pû la connoistre, et prendre la resolution de menacer sa vie ? et vous avez pû conçevoir qu'il pûst estre possible, que quelqu'un pûst avoir assez de cruauté pour vous obeïr, si vous luy commandiez de la tuer ? Cependant Anacharsis a entendu de vostre bouche cette terrible menace, et je l'ay entendue moy mesme par celle de vostre Envoyé. Apres cela ce Prince affligé estant comme accablée d'une pensée si funeste, n'eut plus que des images confuses dans l'esprit : qui s'entremeslant les unes dans les autres, ne luy laisserent pas la liberté de faire, un raisonnement distinct durant quelque temps. Mais à la fin les ayant dissipées, et voyant alors les choses comme il les faloit voir, il connut qu'il n'y avoit rien de raisonnable à faire, que ce qu'Anacharsis luy avoit conseillé. Neantmoins comme ce conseil satisfaisoit plus sa raison que son amour, il resolut défaire plus qu'il n'avoit dit qu'il feroit : et d'envoyer secrettement Feraulas vers Aryante, pour luy dire qu'il luy donnoit la vie de Mandane en garde : luy déclarant qu'il luy en respondroit en sa propre personne, si Thomiris la luy faisoit perdre : et pour porter encore l'excès de son amour plus loin, il prit effectivement la resolution, selon ce que Thomiris diroit apres la responce incertaine qu'il luy devoit faire, de se remettre sous la puissance de cette Reine, pourveû qu'elle voulust non p. 24seulement sauver la vie de Mandane, mais la delivrer. De sorte que trouvant alors quelque espece de repos, apres avoir pris cette resolution, il se trouva capable d'imaginer ce qu'il manderoit à Thomiris, afin de tirer les choses en longueur. Ainsi apres y avoir bien pensé, il resolut d'envoyer Chrysante le troisiesme jour, dire à cette injuste Princesse, qu'avant que de songer à se remettre entre ses mains, il faloit qu'elle luy fist sçavoir quelle seureté elle pouvoit donner de la vie de Mandane : luy declarant qu'il n'y en avoit point d'autre à chercher, que celle de la remettre en liberté, et de la renvoyer au Roy des Medes. Mais afin de faire plus d'une chose à la fois, il fit aussi dessein d'avancer avec toute son Armée, le mesme jour que Chrysante partiroit : et de s'aller poster à l'entrée des Bois, afin que la responce de Thomiris fust moins fiere. Mais quoy que cette resolution fust la plus raisonnable qu'il pouvoit prendre, il n'en estoit point satisfait : et il luy sembloit qu'il pouvoit mieux faire qu'il ne faisoit, quoy qu'il ne le pûst pourtant imaginer : si bien que recommençant tousjours de se pleindre, il estoit en un malheureux estat. Mazare de son costé, souffroit des maux incroyables : et il les souffroit avec d'autant plus de rigueur, qu'il n'osoit les faire esclatter, de peur qu'en monstrant sa douleur, il ne monstrast son amour. Intapherne et Atergatis, avoient aussi beaucoup de redoublement d'inquietude : car ils concevoient p. 25bien que si les affaires se broüilloient davantage, les Princesses qu'ils aimoient ne seroient pas trop seurement entre les mains de Thomiris. Gobrias et Hidaspe, pensoient la mesme chose d'Arpasie : où le premier prenoit interest comme son Pere, et l'autre comme son Amant. Myrsile par la passion qu'il avoit pour Doralise, avoit aussi beaucoup de douleur : car comme il sçavoit que Mandane l'aimoit cherement, son amour luy faisoit craindre que Thomiris ne l'envelopast dans sa vangeance : de sorte que soit par interest, ou par compassion du malheur de Cyrus il y avoit de Gens dans cette grande Armée, que ne souffrissent, et qui n'eussent de la douleur. Mais enfin le terme que Cyrus avoit pris pour rendre sa responce estant arrivé, et Chrysante et Feraulas estant prests de partir, le premier pour aller trouver la Reine des Massagettes, et l'autre pour aller secrettement vers le Frere de cette Princesse ; on dit à Cyrus qu'un homme que des Soldats avoient pris à l'entrée des Bois, demandoit à luy parler de la part d'Aryante. A ce nom, Cyrus sentit une esmotion extraordinaire : non seulement par la haine qu'il avoit pour son Rival, mais encore par la crainte qu'il ne luy mandast quelque chose de funeste de la Princesse Mandane. De sorte qu'ayant une impatience estrange de sçavoir ce que son ennemy luy mandoit, il commanda qu'on fist entrer celuy qu'il luy envoyoit : et il le commanda avec tant de precipitation, p. 26qu'il estoit aisé de voir qu'il vouloir estre promptement obeï. Aussi le fut il avec tant de diligence, que sa crainte et son amour, n'eurent pas le loisir de luy faire tout le mal qu'elles luy eussent fait, s'il eust eu le temps de chercher à deviner quel estoit lé nouveau malheur qu'il s'imaginoit qui luy alloit arriver : car dans l'assiette où estoit son ame, il ne pouvoit prevoir que des maux. Comme il estoit donc dans cette impatience craintive, qui luy faisoit souhaiter de sçavoir ce qu'il craignoit pourtant d'aprendre ; cét Envoyé d'Aryante s'estant aproché de luy, et luy parlant bas, s'aquita de sa commission avec beaucoup d'exactitude, et beaucoup de respect. Seigneur, dit-il à Cyrus, le Prince Aryante connoissant quelle est la passion que vous avez pour la Princesse Mandane, a eu peur que vous ne vous resolussiez de faire ce que la Reine des Massagettes vous a mandé, et qu'ainsi vous n'exposassiez la vie de cette Princesse : c'est pourquoy poussé par un sentiment de reconnoissance pour les obligations qu'il vous a, et par l'envie qu'il a de conserver la vie de la Princesse qu'il adore, il m'a commandé de vous dire que vous vous gardiez bien de vous remettre sous la puissance de Thomiris : parce que tant que vous n'y serez pas, il vous respond de la vie de la Princesse que vous aimez : ou au contraire si vous vous y mettiez, il ne seroit peutestre plus en pouvoir de la auuer. Mais Seigneur, afin que mon message p. 27ne vous soit pas suspect, ne me renvoyez s'il vous plaist qu'apres qu'un des vostres qui s'apelle Ortalque, qui estoit demeuré aux Tentes Royales sera arrivé, et vous ait apris l'estat des choses, en vous aprenant ce que le Prince Aryante a fait pour la Princesse Mandane. Comme il arrivera ce soir, adjousta-t'il, je ne vous demande pas un grand temps : et je vous assure que quand vous l'aurez veû, vous ne douterez pas de la sincerité de l'advis que le Prince Aryante vous donne, tout vostre Rival, et tout vostre ennemy qu'il est. Comme je puis aveque raison, reprit Cyrus, douter de la probité d'un Prince qui m'a si outrageusement trompé, en enlevant la Princesse Mandane, j'accepte l'offre que vous me faites et puis qu'Ortalque doit revenir ce soir, je remettray à demain au matin à vous renvoyer.
Épisode 3 : Les manœuvres d'Aryante – 2 min.
Cyrus, déplorant le choix auquel il est réduit, lance des imprécations contre Thomiris. Il finit par se raisonner et envoie Feraulas auprès d'Aryante, afin de prier ce dernier de veiller sur Mandane. Un envoyé d'Aryante se présente bientôt : Cyrus est invité à ne pas se mettre sous le pouvoir de Thomiris, ce qui le conforte dans sa résolution de temporiser. De son côté, Aryante a entre temps suborné les gardes de Mandane. Mais la surveillance étroite à laquelle est soumise la princesse n'en est pas moins inquiétante par ce qu'elle laisse entrevoir des intentions de Thomiris.
Lire l'épisode ⬇Apres cela Cyrus ayant donné ce Massagette en garde, à ceux qui le luy avoient amené, resolut d'attendre aussi jusques au jour suivant à envoyer Chrysante et Feraules vers Thomiris : y ayant encore autant de loisir qu'il en faloit pour rendre sa responce dans le temps qu'il l'avoit promise. Cependant au lieu que ce qu'Aryante luy avoit mandé deust le consoler, son inquietude en redoubla : car outre qu'il ne sçavoit s'il le devoit fier à ce que son Rival luy mandoit, il avoit encore une telle impatience qu'Ortalque fust arrivé, qu'il ne pouvoit durer en p. 28nulle part : et certes ce n'estoit pas sans raison, s'il avoit envie de sçavoir ce qu'il avoit à luy aprendre, car il s'estoit passé des choses aux Tentes Royales, depuis le départ d'Anacharsis, et depuis celuy de l'Envoyé de Thomiris. En effet cette injuste Reine n'eut pas plustost commandé qu'on fist partir Anacharsis sans le laisser parler à personne, et qu'un redoublast les Gardes de Mandane ; qu'Aryante à qui la vie de cette Princesse estoit si chere, qu'il eust mieux aimé la voir posseder par Cyrus, que de la voir mourir, alla diligemment pour s'assurer adroitement de ceux qui devoient redoubler la Garde de la Tente où elle estoit : et il le sit avec tant d'adresse et tant de bonheur, que sans que Thomiris le sçeust, il estoit plus Maistre de ceux qui gardoient Mandane, que cette Reine n'en estoit Maistresse. Ce qui facilita le dessein de ce Prince, fut que celuy qui commandoit les Troupes qui estoient destinées à la garde de Mandane, avoit un Frere prisonnier de Cyrus : si bien que l'interessant à la conservation de la vie de cette Princesse, il luy fit voir clairement que son Frere seroit perdu, si Thomiris perdoit Mandane : de sorte que soit par un sentiment d'honneur, de compassion, d'interest pour son Frere, ou d'amitié pour Aryante, il luy promit de mourir plustost que de souffrir que Thomiris fist perdre la vie à la Princesse Mandane. Apres cela Aryante estant en quelque repos, cabala avec ses Amis : et songeant à s'assurer d'une partie des Capitaines, p. 29qui avoient eschapé de la Bataille ; il leur dit, ou leur fit dire, tout ce qu'il creût capable de leur donner de l'honneur de la funeste resolution que Thomiris sembloit avoir prise : mais afin que la chose reüssist mieux, il jugea qu'il faloit justifier Cyrus autant qu'il pourroit, de la mort de Spargapise, afin que le dessein de la Reine sa Soeur parust plus injuste. D'ailleurs Ortalque qui estoit demeuré caché chez un homme avec qui il avoit fait amitié, du temps qu'il estoit aux Tentes Royales, solicita les Amis d'Anabaris, et ceux d'Adonacris, de s'opposer à Thomiris : si bien que se joignant en cette occasion au Prince Ariante, il y eut un estrange vacarme dans cette Cour. De plus, Ortalque allant voir Gelonide, l'excita encore à servir Mandane : mais elle pût pourtant alors luy faire donner les Lettres qu'il avoit pour cette Princesse : et elle luy promit seulement de dire à Thomiris tout ce qu'elle croiroit capable d'adoucir son esprit. Ortalque dans ce grand desordre, ne pût aussi donner toutes les autres Lettres dont il estoit chargé, à la reserve de celles d'Adonacris et d'Anabris : joint que n'ayant alors que la conservation de la vie de Mandane dans l'esprit ; il ne pensa à autre chose. Cependant cette malheureuse Princesse estoit bien estonnée de voir le redoublement de ses Gardes : et Doralise et Martesie ne l'estoient pas moins qu'elle. Elles furent mesme encore plus affligées : car ayant obligé un de leurs Gardes à leur p. 30dire la cause de cette nouvelle rigueur, il la leur aprit : si bien que s'imaginant de moment en moment, qu'on viendroit poignarder Mandane entre leurs bras, ces deux genereuses Filles souffroient des maux incroyables, et ne se trouvoient pas en estat de la consoler. D'autre part la Princesse de Bithinie, et la Princesse Istrine, n'ayant plus la liberté de voir Mandane, et aprenant l'estat des choses par ceux qui les servoient, en avoient une douleur extréme. Arpasie en son particulier, se trouvoit tres malheureuse, d'estre dans la Cour d'une Reine capable d'une aussi grande injustice : et Aripite luy mesme, qui estoit cause de tout ce tumulte, estoit au desespoir de connoistre qu'il faloit que Thomiris eust autant d'amour que de fureur, et d'estre obligé de croire que la mesure de l'une, estoit la mesure de l'autre
Épisode 4 : Les tourments de Thomiris – 8 min.
Thomiris est tourmentée par ses passions. C'est avant tout la fureur qui la domine quand elle pense que Cyrus est responsable de la mort de son fils. Elle en vient ainsi à haïr celui qu'elle a aimé. Son frère Aryante intercède auprès d'elle en faveur de la libération de Mandane. En vain. Gelonide, suivante de Thomiris, essaie à son tour de convaincre sa maîtresse, en prenant la chose du côté des sentiments. La reine confesse qu'elle est encore déchirée entre la haine et l'amour. Gelonide la rend attentive qu'en faisant exécuter Mandane, elle s'interdit à tout jamais des sentiments favorables de la part de Cyrus. Thomiris reconnaît alors qu'elle aime encore ce dernier. Gelonide parvient à la persuader de ne pas attenter à la vie de Mandane.
Lire l'épisode ⬇. Mais quoy que toutes ces diverses Personnes souffrissent beaucoup, ce n'estoit rien en comparaison de ce que souffroit Thomiris : car enfin l'amour, la haine, la vangeance, et la jalousie, déchiroient son coeur avec tant de violence, qu'on peut assurer que jamais qui que ce soit n'a tant souffert que cette Princesse souffroit. En effet, apres les premiers mouvemens de sa fureur, elle connut mesme qu'il n'y avoit pas d'aparence de soubçonner Cyrus d'avoir fait tuer Spargapise : mais elle se garda pourtant bien de tesmoigner qu'elle avoit cette pensée ; car dans le dessein qu'elle p. 31avoit de vanger son amour mesprisée sur Mandane ; elle vouloit garder ce funeste pretexte à sa vangeance, afin d'esbloüir les yeux du Peuple : de sorte que ne voyant pas Cyrus teint du sang de son Fils, elle ne vouloit respandre celuy de Mandane, qu'afin d'oster à ce Prince la cause de son amour. Il y avoit pourtant d'autres instans, où cherchant à le noircir, afin d'excuser son injustice, elle doutoit de son innocence : et le regardant comme le meurtrier de Spargapise, elle eust ce luy sembloit voulu l'immoler luy mesme sur le Cercueil de son Fils. Mais apres que des mouvemens si tumultueux, avoient agité son esprit, il y avoit quelquesfois des momens où croyant que Cyrus seroit capable de se remettre sous sa puissance, une partie de sa fureur l'abandonnant, elle songeoit desja comment elle pourroit faire, et pour justifier Cyrus envers ses Peuples, et pour se justifier elle mesme envers Cyrus. Si bien que suprenant tantost dans des sentimens de vangeance et de haine, et tantost dans des sentimens d'amour, elle avoit quelquesfois honte de sa propre foiblesse, et avoit mesme horreur de sa propre cruauté : mais elle n'estoit pas souvent dans ces bons intervales : et pour l'ordinaire, la fureur estoit Maistresse de sa raison. Pense Thomiris, pense, disoit elle, à te bien servir du grand pretexte que tu as de te vanger de ce er ennemy qui t'a si cruellement outragée : et quand tu sçaurois d'une certitude infaillible p. 32qu'il n'a pas fait mourir ton Fils, regarde le pourtant tousjours comme la cause de sa mort : car enfin quand il seroit innocent de ce costé là il est coupable de tant d'autres, qu'il merite toute ta haine. En effet, poursuivoit elle, il est venu troubler ton repos ; il t'a fait perdre toute l'innocence de ta vie ; et il t'a fait faire cent choses contre ta propre gloire. Poursuy le donc opiniastrement jusques à la mort, et vange toy de luy sur la Princesse qui est cause du mespris qu'il a pour toy. Pense que la passion qu'il à fait naistre dans ton coeur, a mis ton Fils dans le Cercueil : et que le feu de ton amour, a allumé une Guerre, qui ne s'esteindra peut-estre que par le sang de tous tes Sujets. Immole donc Mandane pour premiere victime de ta vangeance, en attendant que Cyrus soit luy mesme en estat d'estre immolé à ton ressentiment. Mais que fais-je (disoit elle en se reprenant) et que dis-je dans ma fureur ? je parle d'immoler un Prince qui regne dans mon coeur malgré moy : et qui ne seroit pas plustost sous ma puissance, que je dépendrois absolument de la sienne. Quoy, disoit-elle, je pourrois voir Cyrus se remettre prisonnier, et je pourrois le regarder aveque haine ! Ha ouy, ouy, adjoustoit elle, je le pourrois : car puis qu'il ne se seroit mis dans mes chaines, que par un sentiment d'amour pour Mandane, je le haïrois sans doute plus que je ne l'ay jamais aimé : c'est pourquoy affermissons nous donc dans les sentimens de cruauté où p. 33nous sommes : et puis que nous ne pouvons plus nous signaler par nostre vertu, signalons nous par nostre vangeance. Apres cela Thomiris semblant s'estre fortement déterminée à n'escouter plus que sa fureur, resolut pour esmouvoir le coeur des Peuples, de faire faire le jour suivant les Funerailles de Spargapise : afin que la veue de ce funeste objet animast les Massagettes à la vangeance de la mort de leur Prince ; et les preparast à celle qu'elle en vouloit prendre. Et en effet cette triste Ceremonie se fit avec beaucoup de larmes : Aripithe en son particulier s'y trouva avec beaucoup de marques de douleur : et Aryante s'y trouva aussi. Mais apres la Ceremonie, il suivit Thomiris à sa Tente : et comme il estoit desja assuré de grand nombre de ses Amis, et particulierement d'Octomasade, et d'Agathyrse ; il luy parla avec beaucoup de hardiesse en faveur de Mandane, afin de l'obliger à renvoyer vers Cyrus. De sorte que cette Princesse s'en irritant, luy respondit fort aigrement : Aryante dans sa fermetè, ne s'emporta pourtant pas : mais il luy dit tout ce qu'il luy devoit dire, et pour sa propre gloire, et pour la conservation de la vie de la Princesse qu'il aimoit : car enfin Madame, luy dit il, je vous declare que comme elle n'est sous vostre puissance, que parce que je l'y ay mise, il n'est rien que je ne face pour l'en tirer, si vous faites quelque chose contre elle. Comme ce que vous pourrez faire, luy dit elle fierement, sera peu p. 34de chose, je ne m'en mets pas en peine : cependant je vous commande de ne me voir point que je ne vous l'ordonne. Je vous obeïray Madame, repliqua Aryante, mais ne trouvez pas mauvais si je m'oppose à tout ce que vous entreprendrez contre Mandane. Si Cyrus se remet sous ma puissance, repliqua t'elle, vous n'avez rien a craindre pour cette Princesse : mais s'il ne s'y remet pas, je feray ce que je me conseilleray moy mesme, et je ne feray point du tout ce que vous me conseillerez. Apres cela ayant quitté Aryante elle entra dans une Tente qui luy servoit de Cabinet, où elle apella Aripithe, afin de donner divers ordres pour s'opposer à ce qu'Aryante voudroit entreprendre. Mais il n'estoit plus temps : car non seulement ce Prince avoit presques tous les Capitaines, et tous les Soldats pour luy : mais il avoit mesme envoyé au douant des Troupes qui venoient, pour s'en asseurer en cas de besoin. De plus, Aripithe quoy que bien aise de se voir employé par Thomiris, se trouvoit pourtant fort embarrassé, dans la crainte où il estoit que Cyrus ne se remist prisonnier : s'imaginant que si Thomiris le voyoit, toute sa fureur l'abandonneroit : joint qu'estant bien adverty que le Prince Aryante avoit beaucoup d'Amis, et que la resolution que Thomiris sembloit avoir prise de perdre Mandane, irritoit tous les Gens d'honneur, il ne se voyoit Maistre que du Corps qu'il commandoit : encore cette action de cruauté sembloit elle si estrange p. 35à tout le monde, qu'il ne s'y fioit pas absolument. Cependant la sage Gelonide, qui connoissoit bien qu'il ne faloit jamais s'opposer d'abord à la fureur de Thomiris, creut qu'il estoit temps de commencer de parler, et de tascher de la ramener à la raison : c'est pourquoy cherchant à s'insinuer avec adresse dans l'esprit de cette Reine irritée, elle ne la contredit pas avec vehemence. Au contraire elle excusa sa violence par quelques foibles raisons : afin que sans irriter cette Reine, elle pûst apres luy dire aveque plus de force, ce qu'elle vouloir luy persuader. En effet lors qu'elle se vit seule aupres de Thomiris, elle pleignit cette Princesse, du pitoyable estat où la Fortune la mettoit : et de la cruelle necessité où elle se trouvoit reduite, d'avoir à se vanger d'un aussi Grand Prince que Cyrus. Car encore que Gelonide eust ardemment souhaité que Thomiris n'eust plus eu d'amour pour ce Prince, elle creut pourtant qu'en l'occasion qui se presentoit, rien ne pouvoit empescher cette Reine de tremper ses mains dans le sang de Mandane, que le seul interest de son amour. C'est pourquoy prenant un assez long détour pour arriver à sa fin ; en verité Madame (luy die elle, apres quelques autres choses) je vous trouve bien à pleindre d'avoir à vous vanger d'un Prince si favorisé, de la Fortune, et il estimé de toute la Terre : car enfin quoy qu'on die que la vangeance soit douce, le suis pourtant persuadée qu'une ame veritablement p. 36genereuse, ne se vange pas sans repugnance : principalement quand elle ne se peut vanger sans respandre du sang. Mais du moins Madame (adjousta-t'elle avec beaucoup de finesse) ay je la consolation de croire que vostre ame a changé de passion : et que si elle souffre toutes les inquietudes qui suivent la haine, elle est delivrée de celles qui suivent l'amour. Ha Gelonide, luy repliqua-t'elle, je suis bien plus malheureuse que vous ne pensez ! et cette premiere passion, n'a pas chassé l'autre de mon coeur. Mais Madame, reprit Gelonide, quelle aparence y a t'il que vous aimiez encore Cyrus ? car à mon advis si cela estoit, vous ne songeriez pas à vous en faire haïr, en persecutant Mandane : puis qu'il est vray que je suis fortement persuadée, que Cyrus vous haïroit beaucoup moins, si vous le persecutiez luy mesme, que de persecuter la Personne qu'il adore : ainsi Madame, s'il est vray que vous ne haïssiez pas ce Prince, songez bien serieusement à ce que vous faites : et si vous m'en croyez, au lieu de menacer la vie de la Princesse qu'il aime, protegez la : et forcez ce Prince par vostre generosité, à advoüer que vous meritez qu'il vous donne son estime, s'il ne peut vous donner son affection. Car enfin Madame, je suis assurée que si vous respandez le sang de Mandane sans haïr Cyrus, vous vous rendrez la plus malheureuse Personne du monde : c'est pourquoy examinez bien vos sentimens : et si vous le haïssez, je consens p. 37que vous contentiez vostre vangeance, par les voyes les plus funestes, et les plus creulles. Mais si vous ne le haïssez pas, retenez toute vostre fureur : et pensez, afin d'en avoir la force, que si vous faites mourir Mandane, Cyrus ne sera jamais en estat de vous voir que pour vous perdre. En effet quand il seroit possible que l'amour de Cyrus pour cette Princesse mourust avec elle, il n'oseroit jamais cesser d'estre vostre ennemy si vous l'aviez perduë : et l'honneur l'engageroit tellement à vous faire la Guerre, qu'il seroit impossible, quand mesme il viendroit à vous aimer, qu'il osast jamais faire la Paix aveque vous. Voyez donc Madame apres cela, quels sont vos veritables sentimens, afin de ne vous tromper pas vous mesme : mais pour le pouvoir faire, fondez vostre coeur jusques au fonds : et prenez garde que ne pensant avoir que de la haine, vous n'ayez peutestre que de l'amour. En effet, adjousta t'elle, j'ay oüy dire que ces deux passions, toutes opposées qu'elles font, se desguisent quelquesfois sous des aparences si trompeuses, qu'on ne les connoist pas : et que telle Personne à creû agir par un pur mouvement de haine, qui n'agissoit toutes fois que par un mouvement d'amour. Ha Gelonide, s'escria Thomiris, je n'esprouve que trop à ma confusion, que ce que vous dittes est veritable ! car enfin, je l'advouë aveque honte, Cyrus n'est pas hors de mon coeur : et si je ne l'aimois plus, je p. 38ne chercherois pas à m'en vanger sur Mandane. Cependant j'agis comme si je voulois vanger la mort de mon Fils, quoy qu'à dire la verité, mon coeur ne l'en accuse pas comme ma bouche. Ouy Gelonide, puis qu'il faut que je vous descouvre toute ma foiblesse, je le regarde bien plus comme un ingrat envers moy, que comme le meurtrier de Spargapise : ainsi dans le mesme temps que je le noircis en public d'un crime si horrible, je l'en justifie dans mon coeur autant que je le puis. Mais puis que cela est Madame, repliqua Gelonide, il faut donc agir tout autrement que vous n'agissez : et ne vous mettre pas en estat de n'oser estre heureuse, si la Fortune vouloit que vous le pussiez devenir. Car enfin Madame, si vous ne portez pas les choses à la derniere extremité, qui sçait si vous ne pourrez pas un jour voir Cyrus sous vostre puissance ? il peut estre vostre Prisonnier par la guerre : et il peut mesme estre vostre Esclave par l'amour, si vous traitez bien Mandane. Ce Prince du moins vous en estimera davantage : et se trouvera peut-estre à la fin capable de rendre justice à vostre merite, et à vostre affection. Qui sçait mesme si les Troupes qui vous viennent estant jointes aux vostres, ne vous mettront pas en estat d'avoir autant d'avantage sur Cyrus, qu'il en a sur vous ? et si Ciaxare ne se trouvera pas reduit à vous demander la Paix, sans autre condition que de p. 39luy rendre la Princesse sa Fille, en vous abandonnant Cyrus ? et qui sçait mesme encore si par cette heureuse Paix, la passion d'Aryante ne pourroit pas estre satisfaite aussi bien que la vostre ? Tout ce que vous dittes a si peu d'aparence (repliqua Thomiris en soûpirant) qu'il est bien difficile que je m'en laisse flatter : du moins Madame, reprit Gelonide, si ce que je dis n'est vray-semblable, il n'est pas impossible : mais il l'est absolument, si vous perdez Mandane, que Cyrus puisse, ny ose jamais vous aimer, ny faire de Paix aveque vous. Ha Gelonide, quel obstacle venez vous mettre à ma vangeance ? repliqua-t'elle, pourquoy voulez vous m'empescher de jouïr du seul plaisir que je puis jamais esperer ? Cependant je sens malgré moy, que ce que vous dittes fait impression dans mon coeur : et que la crainte que j'ay de la haine de Cyrus, retient celle que j'ay pour Mandane. Plûst aux Dieux Madame, repliqua Gelonide, que je pusse empescher vostre Majesté de souffrir tout ce qu'elle souffre : mais puis que je ne le puis, je voudrois du moins pouvoir luy persuader, si elle aime encore Cyrus, de ne le forcer pas à la haïr eternellement, en sacrifiant Mandane à sa vangeance : car par ce moyen je l'empescherois de détruire sa gloire, et je ferois peut-estre quelque chose pour satisfaire la passion qu'elle a dans l'ame. Pour ma gloire, reprit Thomiris, j'ay peu de chose à mesnager : car puis que je ne p. 40m'estime plus moy mesme, je ne me soucie guere que les autres m'estiment, ou ne m'estiment pas.
Épisode 5 : Thomiris se raisonne – 7 min.
Thomiris apprend qu'en faisant exécuter Mandane elle risque une rébellion. Pour l'éviter, Gelonide lui conseille de montrer sa bonne volonté à son frère Aryante et de faire savoir son changement d'intention. Thomiris le convoque et lui annonce la nouvelle. Aryante n'est toutefois pas dupe des véritables motivations de sa soeur. Il charge néanmoins le dénommé Ortalque d'un message rassurant destiné à Cyrus. Lequel, à son tour, fait répondre favorablement à Aryante et Thomiris.
Lire l'épisode ⬇Comme Thomiris disoit cela, un ancien Officier de cette Reine, qui estoit fort affectionné à son service, quoy qu'il blasmast sa violence, vint luy donner advis qu'il sçavoit de certitude qu'Aryante estoit Maistre des Troupes ; qu'il avoit envoyé vers celles qui venoient, que celuy qui gardoit Mandane estoit à sa disposition ; et que le Peuple en general commençant de craindre l'ire des Dieux, si elle faisoit mourir une Princesse innocente, murmuroit fort haut, et se porteroit peut-estre à quelque rebellion, si elle persistoit dans le dessein qu'elle tesmoignoit avoir. Comme cét advis luy fut donné par un homme qu'il sçavoit qui luy estoit tres fidelle, il fit quelque impression dans son esprit : joint que ce que Gelonide luy avoit dit en interessant son amour dans fou discours, avoit preparé son ame à le bien recevoir : de sorte qu'apres avoir remercié celuy qui le luy avoit donné, et l'avoir congedie, elle demeura quelque temps sans parler, et se mit à considerer le malheureux estat où elle se trouvoit : et à examiner principalement, ce que Gelonide luy avoit dit. Si bien que venant à penser que si effectivement elle faisoit mourir Mandane, il seroit absolument impossible que Cyrus la pûst jamais aimer ; elle en eut le coeur si touché, qu'elle s'accusa elle p. 41mesme de precipitation dans sa fureur : et se repentit presques de ce qu'elle luy avoit mandé. Neantmoins comme elle ne croyoit pas impossible que ce Prince se remist prisonnier pour delivrer sa Princesse, elle se consola de ce qu'elle luy avoit envoyé dire : mais en mesme temps elle se resolut, s'il ne le faisoit pas, de chercher un pretexte pour moderer sa fureur. Toutesfois, comme elle ne sçavoit pas trop bien comment elle se pourroit desdire, apres avoir porté la chose aussi loin qu'elle estoit ; elle demanda à Gelonide comment elle pourroit faire pour suivre son advis, si Cyrus ne se remettoit pas dans ses Fers ? Eh Madame, luy dit alors Gelonide, il faut des pretextes pour faire une violence, mais il n'en faut point pour faire une action de vertu et de bonté : ainsi si vostre Majesté, par l'interest de la passion qu'elle a dans l'ame, et pour sa propre gloire, peut se resoudre à changer d'advis, elle doit diligemment desabuser le Prince Aryante, avant qu'il ait en loisir de rien faire esclatter contre elle ; car enfin Madame, qui sçait si ce Prince ayant un grand pretexte de vous accuser de cruauté envers la Personne qu'il aime, ne se servira pas de ceux qu'il armera contre vous, pour vous arracher la Couronne, comme il l'a desja voulu faire une autre fois ? Desarmez vous donc, afin de le desarmer : et si vous m'en croyez, dittes luy confidemment que vous n'avez jamais eu dessein de faire ce que vous luy avez dit que vous feriez : et p. 42que vous n'avez agi comme vous avez fait, que pour tascher de porter effectivement Cyrus à se remettre sous vostre puissance : afin de finir plus promptement la Guerre, et de luy assurer mieux la possession de Mandane. Vous pourriez mesme Madame, luy faire valoir la resolution que vous prenez de ne vous vanger pas de Cyrus sur cette Princesse : et luy dire que ce n'est que sa seule consideration qui vous en empesche. Non non, luy dit Thomiris, je ne suis pas en pouvoir de luy dire ce que vous dittes, car je luy ay parlé trop fortement : et tout ce que je puis est de luy dire que j'ay changé de sentimens pour l'amour de luy. Mais Gelonide adjousta t'elle, quand j'auray dit cela au Prince mon Frere, que diray-je à Cyrus, et à tous ceux qui sçavent ce que je luy ay mandé ? Vous direz Madame, reprit Gelonide, que vous avez voulu vous servir d'une menace rigoureuse, pour tascher de donner la Paix à vos peuples : mais que n'en ayant pas tiré l'effet que vous en aviez attende, vous ne voulez pas noircir vostre reputation par une action de cruauté : ainsi en ne faisant rien contre l'interest de la passion que vous avez dans l'ame, vous aquerrez beaucoup de gloire. Je ne sçay si j'en aquerray beaucoup, repliqua Thomiris en soûpirant, mais je sçay bien que je n'en meriteray guere : et que je suis la plus criminelle, et la plus malheureuse Personne de la Terre. Cependant apres avoir dit que je croyois que Cyrus avoit fait tuer mon Fils, le p. 43moyen de changer d'advis ? comme vous l'avez dit dans les premiers mouvemens de vostre douleur, reprit Gelonide, on n'a pas fait un fondement solide sur vos paroles : et tout le monde est si persuadé que cela n'est point, que personne ne vous accusera quand on croira que vous ne le croyez plus. Apres cela Thomiris ayant encore resvé quelque temps, et consideré fortement le danger où elle s'exposoit, et principalement tout ce que luy avoit dit Gelonide touchant la haine de Cyrus pour elle, si elle faisoit mourir Mandane ; elle se détermina tout d'un coup, et sans tarder d'avantage elle envoya querir Aryante. D'abord ce Prince fut surpris de ce commandement : et quelques uns voulurent le dissuader d'obeïr à cette Princesse, s'imaginant qu'elle le vouloit faire arrester : mais comme Aryante estoit fort assuré de ses Amis, et principalement de celuy qui gardoit Mandane, il fut vers Thomiris avec beaucoup de hardiesse. Comme il fut aupres d'elle, il luy demanda si c'estoit pour luy dire qu'elle avoit changé de sentimens, qu'elle l'avoit mandé ? et elle luy respondit avec tant d'art, que tout autre que luy eust esté abusé par le discours qu'elle luy fit : et auroit creû qu'en retenant sa vangeance, elle n'avoit autre consideration, que celle qu'elle disoit avoir. Aryante comprit pourtant bien qu'il faloit que sa passion fust la principale cause du favorable changement qui estoit dans son esprit : il n'en tesmoigna toutesfois rien à cette p. 44Princesse : et il voulut bien se charger de toute l'obligation qu'elle vouloit qu'il luy eust, de ce qu'elle n'avoit pas fait dire à Cyrus qu'elle rendroit Mandane, s'il se remettoit prisonnier, mais seulement qu'elle luy sauveroit la vie. Elle adjousta mesme qu'elle n'avoit jamais eu positivement dessein de la faire mourir : mais seulement celuy d'obliger Cyrus à se remettre sous sa puissance. Cependant quoy qu'elle parlast avec beaucoup d'adresse, Aryante connut bien qu'elle avoit une haine estrange contre Mandane : et que si effectivement Cyrus se fust remis sous son pouvoir, elle auroit esté capable de sacrifier la Princesse qu'il aimoit, si on ne l'en eust empeschée par la force. De sorte que craignant alors par un sentiment d'honneur pour Thomiris, et par un sentiment d'amour pour Mandane, que Cyrus, par un transport de sa passion, ne se portast à faire ce que Thomiris luy avoit mandé, il se resolut de l'en empescher par adresse. Cependant il se fit alors une si grande reconciliation entre Thomiris et Aryante, qu'avant que de se quitter, ils resolurent tout ce qu'il faudroit dire au Peuple, quand Cyrus auroit respondu, et tout ce qu'il faudroit faire quand les Troupes qu'ils attendoient seroient jointes : apres quoy Aryante ayant quitté cette Princesse, fut diligemment à sa Tente, afin de depescher un des siens vers Cyrus. Mais comme il l'instruisoit de ce qu'il devoit dire à son Rival, il fut adverty qu'Ortalque demandoit à luy parler : et en effet p. 45ce fidelle Serviteur, conseillé par Gelonide, fut trouver ce Prince pour luy dire de quelle maniere il estoit demeuré aux Fentes Royales : et pour le prier de luy donner moyen de s'en retourner vers son Maistre : le conjurant par sa propre gloire, de vouloir luy faire l'honneur de le charger de quelque asseurance de la vie de la Princesse Mandane. Car enfin Seigneur, luy dit-il, apres avoir sçeu ce que vous avez desja fait pour elle, j'ay lieu d'esperer, que quoy que vous ne le faciez pas pour l'interest du Grand Prince à qui je suis, vous ne laisserez pas de souffrir que je luy puisse donner la joye de sçavoir que vous estes son Protecteur. Aryante estimant fort la hardiesse d'Ortalque, le reçeut fort bien : et luy dit obligeamment qu'il voyoit bien que Cyrus estoit heureux en tout, puis qu'il l'estoit jusques à ses Domestiques : apres quoy il luy dit encore que pour tesmoigner à Cyrus qu'il estoit son Rival et son ennemy, sans estre ny ingrat, ny lasche, il vouloit bien reconnoistre les obligations qu'il luy avoit, du temps qu'il estoit Anaxaris, par l'assurance qu'il luy donnoit de la seureté de la vie de Mandane, tant qu'il ne seroit point sous la puissance de la Reine sa Soeur : et pour luy persuader mieux la chose, il luy dit tout ce que la bien-seance luy permit de luy dire, de ce qui le confirmoit dans l'opinion où il estoit : luy disant en suitte tout ce qu'il avoit fait pour conserver la vie à cette Princesse : apres quoy Aryante luy dit aussi qu'il alloit envoyer vers son Maistre, p. 46mais que de peur d'estre suspect à la Reine des Massagettes, il falloir que celuy qu'il alloit envoyer et luy, allassent separément : et en effet la chose s'executa ainsi. Cependant Ortalque apres avoir sçeu que l'Envoyé de Thomiris estoit revenu, et avoir apris par Gelonide le bon estat où estoit la chose, partit sans s'amuser inutilement à rendre les Lettres dont il estoit chargé : mais il partit avec un Habillement tel que les Massagettes en portoient : et avec un ordre d'Aryante, afin qu'il ne fust pas arresté par les Troupes : de sorte que ce fidelle Serviteur arrivant aupres de Cyrus, justement dans le temps que l'Envoyé d'Aryante avoit dit à ce Prince qu'il arriveroit, il le combla d'une joye infinie, lors qu'il luy aprit tout ce qu'il avoit sçeu de Gelonide, et d'Aryante : et qu'il connut qu'il luy estoit permis d'esperer que la vie de Mandane n'estoit point exposée. De sorte que voulant faire part de sa joye à ses plus chers Amis, et mesme à Mazare tout son Rival qu'il estoit, il l'envoya querir aussi bien qu'Anacharsis, Artamas, Myrsile, Intapherne, et Atergatis. Ces trois derniers furent pourtant bien fâchez de sçavoir que leurs Lettres n'avoient point esté renduës : mais ils eurent du moins la consolation d'aprendre que les Personnes qu'ils aimoient se portoient bien. Cependant Cyrus changea la responce qu'il vouloit faire à Thomiris, il ne la changea pourtant pas sans bien examiner en luy mesme, s'il se devoit fier, et à Aryante, et à Gelonide : p. 47mais apres avoir consideré qu'Aryante estoit amoureux de Mandane, il conclut qu'il faloit de necessité adjouster foy à tout ce qu'on luy disoit de sa part, pour la conservation de la vie de cette Princesse. Si bien que s'estant affermi dans cette resolution, il dit à l'Envoyé d'Aryante en le congediant, et en le chargeant de presens magnifiques, que le procedé de son Maistre estoit si genereux, qu'il luy redonnoit toute son estime : et qu'il ne desesperoit pas qu'il ne le mist un jour en termes de luy redonner aussi toute son amitié, en redonnant la liberté à la Princesse Mandane. Qu'en attendant, il le conjuroit par sa propre gloire, de vouloir continuer d'estre son Protecteur : et de l'advertir de tout ce qui pouvoit assurer la vie de cette Princesse : car enfin (dit-il a l'Envoyé de son Rival) j'ay conçeu une telle estime d'Ayrante, par ce qu'il vient de faire, que je pense que s'il me mandoit que Mandane seroit en danger si je ne me mettois dans les Fers de Thomiris, j'irois les prendre sur sa parole. D'autre part ce grand Prince chargea Chrysante de dire à la Reine des Massagettes, qu'il estoit trop assuré de sa vertu, pour craindre rien pour la vie de Mandane : qu'il estoit persuadé qu'elle estoit en seureté aupres d'elle : et qu'il l'estoit aussi que s'il avoit à se remettre sous sa puissance, il faloit que ce fust lors qu'elle auroit remis Mandane entre les mains du Roy des Medes : adjoustant que comme elle n'en parloit pas, il n'avoit autre chose à luy dire, p. 48sinon qu'il luy demandoit pardon de ce que lors que son Envoyé luy avoit parlé, il avoit creû, dans les premiers mouvemens de sa douleur, qu'en effet elle avoit quelque mauvaise intention contre la vie de cette Princesse : mais que pour reparer cette faute, il s'engageoit par serment de traiter si bien tous les Prisonniers qui estoient dans son Armée, et tous ceux qui y seroient pendant la suitte de cette Guerre, qu'elle auroit lieu de ne se repentir pas, de ne s'estre pas portée à une action de cruauté, contre une Princesse aussi vertueuse, et aussi innocente que Mandane. Chrysante ayant donc reçeu cette instruction, partit pour aller vers Thomiris : mais quoy que Cyrus eust respondu à Aryante, par celuy qu'il avoit renvoyé, il voulut pourtant que Feraulas accompagnast Chrysante, et qu'il dist encore quelque chose de sa part à son Rival : et en effet ces deux fidelles Serviteurs d'un illustre Maistre, furent s'aquiter de leur commission. Comme la responce de Cyrus à Thomiris, estoit douce et civile, et qu'elle ne sçavoit pas que ce Prince eust este adverti du veritable estat de son ame, ny par Aryante, ny par Gelonide, elle luy donna beaucoup de joye : principalement parce que la passion qu'elle avoit dans l'ame luy fit croire, que Cyrus n'estoit pas aussi amoureux de Mandane qu'elle l'avoit pensé, puis qu'il ne se remettoit pas sous sa puissance. Si bien que cette imagination flattant son esprit, elle reçeut Chrysante assez favorablement : et luy dit qu'elle p. 49commençoit de croire que Cyrus n'estoit pas coupable de la mort de son Fils : adjoustant qu'elle feroit tout ce qu'elle pourroit pour l'en justifier entierement : et que si elle l'en trouvoit innocent, il n'avoit rien à craindre pour Mandane. Que cependant elle esperoit le voir bientost sous la puissance malgré luy : et d'estre en peu de jours en estat de remporter sur luy l'avantage qu'il avoit remporté sur elle.