Partie 1 (voir le frontispice) – Livre premier.
Gravure de la partie 1, livre 1.
Résumé de la séquence
Au coeur de la nuit, Artamene et son armée découvrent la ville de Sinope en flammes, alors qu'ils s'apprêtaient à l'attaquer afin de libérer la princesse Mandane, enlevée par le roi d'Assirie. Consterné, Artamene est en proie à des passions violentes à l'idée de la perte de sa bien-aimée. Or, une tour imposante et une galère en fuite semblent épargnées par l'incendie. L'espoir renaît. L'armée s'engage dans la ville et, à l'exhortation de son chef, se joint au peuple pour éteindre l'incendie. Soudain, Artamene aperçoit le roi d'Assirie au sommet de la tour. Son espoir de retrouver Mandane grandit. Il combat vaillamment le traître Aribée, qui disparaît sous les flammes. Une fois cet obstacle levé, il parvient au pied de la tour et y trouve Thrasibule qui le supplie de sauver une illustre personne en péril au sommet. Il s'agit en fait du roi d'Assirie, désemparé, qui, en indiquant la galère au loin, lui révèle que Mandane lui a été dérobée par le Prince Mazare. Le bateau, luttant contre les vents, finit par s'éloigner du rivage après avoir risqué de s'échouer. Le roi d'Assirie, désormais au pouvoir d'Artamene, lui demande la liberté afin qu'ils puissent tous deux oeuvrer à la libération de Mandane, avant de se battre en duel. Artamene lui promet d'y réfléchir et le fait reconduire sous bonne garde à ses appartements.
Lire toute la séquence ⬇Épisode 1 : Sinope en flammes – 2 min.
Description de l'incendie de Sinope qui semble avoir commencé par le port. Seul un château bâti sur un rocher semble encore épargné.
Lire l'épisode ⬇p. 5L'embrazement de la Ville de Sinope estoit si grand, que tout le Ciel ; toute la Mer ; toute la Plaine ; et le haut de toutes les Montagnes les plus reculées, en recevoient une impression de lumiere, qui malgré l'obscurité de la nuit, permettoit de distinguer toutes choses. Jamais objet ne fut si terrible que celuylà : l'on voyoit tout à la fois vingt Galeres qui brusloient dans le Port ; et qui au milieu de l'eau dont elles estoient si proches, ne laissoient pas de pousser des flames ondoyantes jusques aux nuës. Ces flames estant agitées par un vent assez impetueux, se courboient quelquefois p. 6vers la plus grande partie de la Ville, qu'elles avoient desja toute embrazée ; et de laquelle elles n'avoient presque plus fait qu'un grand bûcher. L'on les voyoit passer d'un lieu à l'autre en un moment ; et par une funeste communication, il n'y avoit quasi pas un endroit en toute cette déplorable Ville, qui n'esprouvast leur fureur. Tous les cordages, et toutes les voilles, des Vaisseaux et des Galeres, se destachans toutes embrazées, s'eslevoient affreusement en l'air, et retomboient en estincelles, sur toutes les maisons voisines. Quelques unes de ces maisons estant desja consumées, cedoient à la violence de cét impitoyable vainqueur ; et tomboient en un instant, dans les Ruës et dans les Places, dont elles avoient esté l'ornement. Cette effroyable multitude de flames, qui s'élevoient de tant de divers endroits ; et qui avoient plus ou moins de force, selon la matiere qui les entretenoit, sembloient faire un combat entr'elles, à cause du vent qui les agitoit ; et qui quelques-fois les confondant et les separant, sembloit faire voir en effet, qu'elles se disputoient la gloire de destruire cette belle Ville. Parmy ces flames esclattantes, l'on voyoit encore des tourbillons de fumée, qui par leur sombre couleur adjoustoient quelque chose de plus terrible, à un si espouvantable objet : et l'abondance des estincelles, dont nous avons desja parlé, retombant à l'entour de cette Ville, comme une gresle enflamée, faisoit sans doute que l'abord en estoit affreux. Au milieu de ce grand desordre, et tout au plus bas de la Ville, p. 7il y avoit un Chasteau, basty sur la cime d'un grand Rocher qui s'avançoit dans la Mer, que ces flames n'avoient encore pû devorer : et vers lequel toutefois, elles sembloient s'eslancer à chaque moment, parce que le vent les y poussoit avec violence. Il paroissoit que l'embrazement devoit avoir commencé par le Port ; puis que toutes les maisons qui le bordoient, estoient les plus allumées, et les plus proches de leur entiere ruine, si toutefois il estoit permis de mettre quelque difference, en un lieu où l'on voyoit esclater par tout, le feu et la flame. Parmy ces feux et parmy ces flames, l'on voyoit pourtant encore quelques Temples et quelques maisons, qui faisoient un peu plus de resistance que les autres ; et qui laissoient encore assez voir de la beauté de leur structure, pour donner de la compassion, de leur inevitable ruine. Enfin ce terrible Element détruisoit toutes choses ; ou faisoit voir ce qu'il n'avoit pas encore détruit, si proche de l'estre ; qu'il estoit difficile de n'estre pas saisi d'horreur et de pitié, par une veuë si extraordinaire et si funeste.
Épisode 2 : Désespoir d'Artamene – 2 min.
Artamene, débouchant d'une vallée voisine, assiste désemparé au spectacle de l'incendie. Inutile désormais d'attaquer la ville, comme il en avait l'intention, afin de libérer sa bien-aimée la princesse Mandane, enlevée par le roi d'Assirie. Malgré la présence de ses plus vaillants amis, Feraulas et les quatre capitaines Hidaspe, Chrisante, Aglatidas, Araspe, Artamene se laisse aller à des exclamations de rage et de douleur à l'idée que Mandane ait pu périr dans cet incendie.
Lire l'épisode ⬇Ce fut par cét espouvantable objet, que l'amoureux Artamene (apres estre sorty d'un valon, tournoyant et couvert de bois, à la teste de quatre mille hommes) fut estrangement surpris. Aussi en parut-il si estonné, qu'il s'arresta tout d'un coup : et sans sçavoir si ce qu'il voyoit estoit veritable ;et sans pouvoir mesme exprimer son estonnement, par ses paroles ; il regarda cette Ville ; il regarda le Port ; il jetta les yeux sur cette Mer, qui paroissoit toute embrazée, p. 8par la reflexion qu'elle recevoit des Nuës, que ce feu avoit toutes illuminées ; il regarda la Plaine et les Montagnes ; il tourna ses yeux vers le Ciel ; et sans pouvoir ny parler, ny marcher, il sembloit demander à toutes ces choses, si ce qu'il voyoit estoit effectif, ou si ce n'estoit point une illusion. Hidaspe, Chrisante, Aglatidas, Araspe, et Feraulas, qui estoient les plus proches de luy, regardoient cét embrazement, et n'osoient regarder Artamene ; qui poussant enfin son cheval sur une petite eminence, où ils le suivirent ; vit et connut si distinctement, que cette Ville qui brusloit, estoit celle-là mesme qu'il pensoit venir surprendre cette nuit, par une intelligence qu'il y avoit, afin d'en tirer sa Princesse, que le Roy d'Assirie y tenoit captive ; que tout d'un coup s'emportant avec une violence extréme ; Quoy injustes Dieux, s'écria t'il, il est donc bien vray que vous avez consenti à la perte de la plus belle Princesse qui fut jamais ? et que dans le mesmne temps que je croyois sa liberté infaillible, vous me faites voir sa perte indubitable ? En disant cela il s'avança encore un peu davantage : et n'estant suivi que de Chrisante et de Feraulas, Helas mes Amis (leur dit il en commençant de galoper, et commandant que tout le suivist) quel pitoyable destin est le mien, et à quel effroyable spectacle m'a t'on amené ? Allons du moins, allons mourir dans les mesmes flames, qui ont fait perir nostre illustre Princesse. Peut-estre (poursuivoit il en luy mesme) que ces flames que je voy, viennent d'achever de reduire en cendre, p. 9mon adorable Mandane. Mais que dis-je, peut-estre ? Non, non, ne mettons point nostre malheur en doute, il est desja arrivé ; et les Dieux n'ont pas permis un si grand embrazement pour la sauver. S'ils eussent voulu ne la perdre pas, ils auroient souslevé les vagues de la Mer, pour esteindre ces cruelles flames, et ne l'auroient pas mise en un si grand danger. Mais helas ! s'écrioit il, injuste Rival, n'as tu point songé à ta conservation plustost qu'à la sienne, et n'as tu point causé sa perte par ta lascheté ? Si je voyois ma Princesse (adjoustoit il en se tournant vers Chrisante) entre les mains d'un Prince, à la teste de cent mille hommes, et que ce Prince la voulust sacrifier à mes yeux, je ne serois pas si desesperé, j'aurois un ennemy que je pourrois du moins attaquer, si je ne le pouvois vaincre : Mais icy, je n'ay rien à faire, qu'à m'aller jetter dans ces mesmes flames, qui ont desja confumé ma Princesse. En disant cela, il s'avançoit encore davantage : et apres avoir esté quelque temps sans parler ; Ha Ciel ! (s'ecrioit il tout d'un coup, voyant qu'il n'y avoit que Chrisante qui le peust entendre) ne seroit-je point la cause de la mort de ma Princesse ? n'est-ce point pour l'amour de moy qu'elle a elle mesme embrazé cette Ville, plustost que de manquer de fidelité, au malheureux Artamene ? Ha Dieu ! s'il est ainsi, je suis digne de mon infortune ; et je merite tous les maux que je ressens. Chrisante voyant qu'il avoit cessé de parler, s'approcha de luy, pour tascher de luy donner quelque legere consolation : mais Artamene p. 10marchant tousjours ; et le regardant d'une maniere capable de donner de la compassion aux personnes les plus insensibles ; Non, non, luy dit-il, Chrisante, ce malheur n'est pas de ceux dont l'on peut estre consolé : et je n'ay qu'une voye à prendre, que je suivray sans doute bien tost. Ouy, Chrisante, j'auray du moins cette funeste consolation, que ce mesme feu qui a peut-estre bruslé ma Maistresse et mon Rival ; qui a confondu l'innocence et le crime ; et qui m'a privé tout ensemble, de l'objet de ma haine, et de celuy de mon amour, achevera encore de me détruire ; et meslera du moins mes Cendres, avec celles de mon adorable Princesse. en disant cela, il sembloit avoir toutes les marques d'un prochain desespoir sur le visage : sa voix avoit quelque chose de triste et de funeste : et toutes ses actions tesmoignoient assez, qu'il se preparoit à mourir.
Épisode 3 : La tour et la galère – 3 min.
Le jour venant à paraître, Feraulas aperçoit une tour qui semble épargnée par les flammes et une galère qui s'éloigne sur la mer. L'espoir renaît ; Artamene convainc ses hommes d'entrer dans la ville en alliés, afin d'aider la population à éteindre l'incendie.
Lire l'épisode ⬇Cependant la pointe du jour venant à paroistre ; et l'approche du Soleil, diminuant quelque chose, de l'horreur de cét embrazement ; parce que la Mer, la Plaine, et les Montagnes, reprenoient une partie de leurs couleurs naturelles ; la face de cette funeste Scene, changea en quelque façon : et Feraulas vit presque en mesme temps deux choses, qu'il fit remarquer au mesme instant à son cher Maistre. Seigneur, luy dit-il, ne voyez vous pas en Mer, une Galere qui vogue, et qui semble faire beaucoup d'effort pour s'esloigner de cette malheureuse Ville ? Et ne voyez vous pas encore, comme quoy il semble que l'on ne songe qu'à esteindre p. 11le feu qui s'approche de cette grosse Tour, qui est sur le portail du Chasteau, et que l'on abandonne tout le reste pour la conserver ! Je voy l'un et l'autre, respondit Artamene ; Je ne sçay, adjousta Chrisante, si ce n'est point une marque asseurée, que la Princesse n'a pas encore pery : puis qu'il peut estre, qu'elle est dans cette Galere, ou dans cette Tour, que les flames n'ont pas encore embrazée. Helas ! (s'escria tout d'un coup Artamene) s'il estoit ainsi, que je serois heureux, de pouvoir conserver quelque espoir ! Il s'approcha alors beaucoup plus prés de la Ville : et voyant effectivement qu'il y avoit plusieurs personnes qui taschoient d'empescher le feu d'approcher de cette Tour ; Travaille (s'écria t'il en redoublant sa course) trop heureux Rival ; travaille pour le salut de nostre Princesse : et sois asseuré si tu la peux sauver de ce peril, que je te pardonne tous les maux que tu m'as faits. Ce Prince ne demeuroit pourtant pas long temps dans un mesme sentiment : tantost il faisoit des voeux pour sa Maistresse : tantost des imprecations contre son Rival. Un moment apres, regardant cette Galere, et luy semblant y remarquer des femmes sur la poupe, il s'en resjoüissoit beaucoup : puis venant à songer que quand ce seroit sa Maistresse, elle seroit tousjours perduë pour luy ; il rentroit dans son desespoir. Apres venant à considerer cette Tour, que la Mer et les flames environnoient de toutes parts ; et venant à penser, que peut-estre sa Princesse estoit enfermée en ce lieu-là, il changeoit de sentimens tout p. 12d'un coup ; et ces mesmes Troupes, qui estoient venuës pour détruire cette Ville, eurent commandement d'aider à en esteindre le feu. Artamene donc ne pouvant se resoudre de retourner sur ses pas, envoya Feraulas commander aux siens, de marcher en diligence, et de le suivre. Mais en approchant de Sinope, l'on sentoit un air si chaud et si embrazé ; et l'on entendoit un bruit si espouvantable, que tout autre qu'Artamene n'auroit jamais entrepris d'y aller. Le mugissement de la Mer ; le murmure du Vent ; le petillement de la flame, joint au bruit affreux, de la chutte des maisons entieres qui crouloient de fonds en comble ; et à toutes les plaintes, et à tous les cris que jettoient les mourants ; ou ceux que la peur d'une mort prochaine faisoit crier, causoient une confusion espouventable. De tous ces mugissemens, dis-je ; de tous ces murmures ; de tous ces cris ; de toutes ces chuttes de maisons, et de toutes ces plaintes, il se formoit un bruit si lugubre et si esclatant, que tous les Echos des Montagnes y respondans encore, en formoient une harmonie tres-funeste, s'il est permis d'appeller harmonie, un retentissement si rempli de confusion. Cela n'empescha pourtant pas Artamene de se faire entendre : car estant desja assez proche de la Ville, en un lieu où tous les siens l'avoient joint ; il se tourna vers eux, et leur dit avec une affection inconcevable ; Imaginez vous, mes Compagnons, que c'est moy qui suis dans cette Tour ; que c'est moy qui suis dans la necessité de perir, parmy les eaux, ou parmy p. 13les flames ; et que c'est à moy enfin à qui vous allez sauver la vie. Ou pour mieux dire encore, imaginez vous que vostre Roy ; vostre Princesse ; vos Femmes ; vos Peres ; et vos Enfans ; sont enfermez dans cette Tour avec Artamene, et y vont perir ; afin qu'estans poussez par des sentimens si tendres, vous agissiez avec plus de courage, et avec plus de diligence. Il faut, mes Compagnons, il faut aujourd'huy faire, ce qui n'a peut-estre jamais esté fait : il faut perdre nos ennemis, et les sauver ; il faut les combattre d'une main, et les secourir de l'autre ; et bref il faut faire toutes choses pour conserver une Princesse, qui doit estre vostre Reine ; et qui merite de l'estre de toute la Terre. A ces mots, Chrisante, Araspe, Aglatidas, et Hidaspe, qui commandoient chacun mille hommes en cette occasion ; s'approcherent d'Artamene, pour recevoir ses derniers ordres : et Feraulas qui estoit l'Agent de l'entreprise, et celuy qui avoit intelligence dans Sinope ; et auquel Artucas avoit promis de livrer une des Portes de la Ville cette mesme nuit ; fut aussi de ce conseil : et ce fut luy qui dit qu'il ne faloit pas laisser d'agir de la mesme façon, que si cette Ville n'estoit pas embrazée : et qu'ainsi sans chercher d'autres expediens, il faloit sans doute marcher droit à la porte du Temple de Mars. Parce, dit il, que si par hazard cét embrazement n'a pas encore mis toute la Ville en confusion ; par tout autre lieu que par celuy-là, nous pourrions trouver de la resistance : la coustume estant mesme en de semblables rencontres, p. 14de redoubler la Garde, de peur que l'incendie ne soit un artifice des ennemis, où au contraire nous sommes assurez de n'en trouver aucune par cét endroit : car si Artucas et les siens n'ont pas encore esté devorez par les flames, nous les trouverons prests à nous aider : et s'ils ont peri, aparemment nous ne trouverons là personne quï s'oppose à nostre passage.
Épisode 4 : Extinction de l'incendie – 6 min.
La confusion est telle dans la ville de Sinope, qu'Artamene et les siens n'ont aucun mal à y pénétrer. Le chef encourage tous ses hommes à aider la population à éteindre l'incendie. Le traître Aribée surgit, et malgré les paroles d'Artamene qui l'assure ne lui vouloir alors aucun mal, il livre un combat acharné, avant d'être enseveli par les poutres enflammées d'une maison. Les hommes d'Artamene parviennent à maîtriser l'incendie.
Lire l'épisode ⬇Cét aduis ayant esté trouvé raisonnable, ils resolurent apres, par quel lieu ils pourroient le plus commodément gagner le pied de la Tour : mais Aglatidas leur fit remarquer, que l'embrazement commençoit de diminuer du costé du Port ; parce que des Galeres et des Vaisseaux estans plustost consumez que des maisons, il faloit sans doute que le feu s'y esteignist plus tost qu'ailleurs ; et qu'ainsi il faloit prendre tout le long du Port ; afin de n'avoir presque plus à se garantir que d'un costé, et que par ce moyen, ils pourroient arriver avec assez de facilité au pied de la Tour. Artamene qui souhaittoit impatiemment d'y estre, ne voulut contredire à rien, de peur de les arrester davantage ; et se mit à marcher le premier ; commandant seulement aux siens, de crier par toute la Ville, qu'ils ne venoient que pour sauver la Princesse : afin que ce peuple entendant un Nom qui luy estoit si cher et si precieux, peust faire moins de resistance ; et mettre moins d'obstacle à leur dessein. Ils marcherent donc ; et Feraulas conduisant Artamene, (qui avoit mis pied à terre, aussi bien que tous ses Capitaines) à la porte du Temple de Mars ; ils y trouverent celuy qu'ils p. 15cherchoient : qui desesperé qu'il estoit, qu'Artamene devst arriver ; (car la veüe de ce funeste embrazement, l'avoit beaucoup retardé) commençoit de ne songer plus qu'à se mettre à couvert de la violence des flames. Mais il n'eut pas plustost veû ceux qu'il attendoit, qu'il fit ouvrir la porte, où il estoit peu accompagné : parce que malgré luy, une grande partie des siens estoit allé voir en quel estat estoient leurs Maisons ; leurs Peres ; leurs Enfans ; ou leurs Femmes. Ils n'eurent donc aucune peine à se rendre Maistres de cette porte : mais ils en eurent bien davantage, à se garantir du feu qu'ils trouvoient par tout. Artamene en marchant dans ces Ruës toutes enflamées, fut plusieurs fois exposé, à se voir accabler par la chutte des maisons : et si cét objet luy avoit semblé terrible par le dehors de la Ville, il luy sembla espouvantable par le dedans. Ils marchoient l'espée à la main droite, et le bouclier à la gauche ; dont ils eurent plus de besoin de se servir pour repousser les charbons ardants qui tomboient de toutes parts sur leurs testes ; que pour recevoir les traits de leurs Ennemis. Ce n'est pas que d'abord l'arrivée d'Artamene ne redoublast les cris et l'estonnement, parmy ce qui restoit de personnes vivantes dans cette Ville : et que ce Heros n'en vist plusieurs, qui estans occupez à esteindre le feu de leurs propres logemens, ou à sauver leurs familles ; quittoient cét office charitable, pour tascher de se rassembler, et de faire quelque resistance. Mais ils ne trouvoient dans ce grand desordre, ny p. 16armes, ny Chefs, ny compagnons capables de s'opposer à son passage. L'on voyoit en un lieu des gens qui abatoient leurs propres maisons, pour sauver celles de leurs voisins : l'on en voyoit d'autres qui jettoient ce qu'ils avoient de plus precieux par les fenestres, pour tascher d'en sauver au moins quelque chose : l'on voyoit des Meres, qui sans se soucier ny de meubles, ny de maisons, s'enfuyoient les cheveux desja à demy bruslez, avec leurs enfans seulement entre les bras : Enfin l'on voyoit des choses si pitoyables et si terribles tout ensemble ; que si Artamene n'eust pas esté emporté comme il l'estoit, par une passion violente ; il se fust arresté à chaque pas pour les secourir, tant ils estoient dignes de compassion, et tant il estoit sensible à leur misere. Cependant il avançoit tousjours : mais le bruit de sa venuë l'ayant pourtant devancé ; Aribée Gouverneur de Sinope, qui faisoit tous ses efforts, pour empescher que le feu ne gagnast la Tour, et qui occupoit en ce lieu, la meilleure partie de ce qui restoit de peuple et de soldats dans la Ville ; ne le sçeut pas plustost, qu'il se trouva dans une inquietude inconcevable ; et dans une incertitude, qu'on ne sçauroit exprimer : ne sçachant s'il devoit aller combattre, ou s'il devoit continuer de faire esteindre ce feu. Car, disoit il, que servira au Roy d'Assirie que je vainque, s'il est vaincu par les flames ? Mais que me servira t'il aussi à moy mesme d'esteindre ce feu, adjoustoit il, si je suis pris par Artamene ? moy qui suis son plus grand ennemy ; moy qui ay trahy le Roy mon Maistre ; p. 17moy qui ay servi à l'enlevement de la Princesse sa Fille ; et qui ay fait revolter ses Peuples. Ha ! non non, combattons Artamene, qui est aussi redoutable au Roy d'Assirie, que le feu et que les flames : et songeons à nostre conservation, en pensant à celle d'autruy. En disant cela, il commanda à ceux qui esteignoient le feu, et qui par des machines dont ils se servoient, taschoient de luy couper chemin, en abatant les maisons voisines, où il s'estoit attaché ; de prendre des armes s'ils en avoient ; d'en aller chercher en diligence s'ils n'en avoient point ; ou de s'en faire de tout ce qu'ils rencontreroient ; et mesme du feu et des flames ; plustost que de ne le secourir pas. Apres donc qu'Artamene eut traversé une partie de cette Ville embrazée ; et qu'ayant marché tout le long du Port, il fut arrivé proche de la Tour ; il fut bien surpris de voir que personne ne travailloit plus pour esteindre le feu, et qu'Aribée s'avançoit pour le combattre. Quoy, s'écria-t'il, je viens pour esteindre ces flames, et ce sera moy qui empescheray qu'on ne les estéigne ? Ha ! non non, mes Compagnons, il ne le faut pas. En disant cela, il commanda à une partie de siens, de songer à faire ce que les autres ne faisoient plus ; pendant qu'il combatroit ceux qui sembloient en avoir envie. Comme il estoit en cét estat, et qu'il s'avançoit vers le gros, à la teste duquel estoit Aribée ; il leva les yeux vers le haut de la Tour : et y reconnut le Roy d'Assirie : qui par une action toute desesperée, sembloit n'avoir autre dessein, que de choisir s'il p. 18se jetteroit dans les flames ou dans la Mer. Cette veuë ayant encore confirmé Artamene, dans la croyance que sa Maistresse n'estoit pas morte ; il redoubla les commandemens qu'il avoit desja faits, d'esteindre ce feu ; et marcha teste baissée vers ses Ennemis, qui venoient à luy, avec assez de resolution. Comme il fut proche d'eux, et qu'il reconnut distinctement qui estoit leur Chef ; Aribée, luy cria t'il, je ne viens pas aujourd'huy pour te combatre, et pour te punir : et il ne tiendra qu'à toy, que je n'obtienne ton pardon du Roy des Medes, si tu veux mettre les armes bas ; et m'ayder à, sauver ta Princesse et la mienne. Mais Aribée, qui croyoit son crime trop grand, pour luy pouvoir estre jamais pardonné ; et qui de plus, avoit appris une chose, qu'Artamene ignoroit encore ; au lieu de luy respondre, s'eslança vers luy l'espée haute, et commença un combat au milieu des feux et des flames ; qui n'estoit pas moins redoutable, par ce qui tomboit d'enhaut, que pour les coups qui partoient de la main d'un Ennemy invincible ; que l'Amour, la Haine, et la Vangeance, rendoient encore plus vaillant qu'à 1'accoustumée ; quoy qu'il fust toujours le plus vaillant homme du monde. Hidaspe, Artucas, Chrisante, Aglatidas, et Araspe ; se rangerent aupres d'Artamene : car pour Feraulas, ce fut luy qui eut ordre de faire continuer d'esteindre le feu. Ainsi le Roy d'Assirie voyoit tout à la fois, travailler à son falut et à sa perte ; vouloir sauver sa vie, et vaincre celuy qui l'avoit servi. Encore (disoit Artamene en luy mesme, et p. 19en jettant les yeux vers le haut de la Tour, où il voyoit tousjours son Rival) si ma Princesse regardoit ce que je fais pour la sauver, je serois bien moins malheureux : et si j'estois asseuré qu'elle vist ma mort, ou ma victoire, je n'aurois presque rien à desirer. Cependant la meslée se commence, et se continuë fort chaudement : et sans qu'Artamene cesse de fraper, il ne laisse pas d'avoir soin de voir si Feraulas fait bien executer ses ordres. Enfin dans cette confusion, il s'attache en un combat particulier contre Aribée, qui fut dangereux et opiniastré : car quoy que ce traistre eust en teste le plus redoutable des hommes, le desespoir faisoit en luy, ce que la valeur n'auroit pû faire en un autre. Neantmoins comme au contraire, Artamene combatoit alors avec espoir ; et qu'il estoit persuadé, qu'il n'y avoit plus que quelques murailles entre sa Princesse et luy ; il fit des choses prodigieuses. Il tua tout ce qui s'opposa à son passage ; et blessa Aribée en tant de lieux, qu'enfin il se seroit sans doute resolu de se rendre ; si tout d'un coup une maison enflamée ne fust tombée si prés du lieu où ils combatoient, qu'Aribée en fut enseveli sous ses ruines : et l'on creut qu'il avoit peri par le fer et par le feu, pour expier une rebellion criminelle, qui meritoit tous les deux ensemble. Artamene qui n'avoit pû estre blessé par son Ennemy, pensa estre accablé en cette rencontre, et se vit tout couvert de flame ; tout environné de charbons et de fumée : et s'il n'eust mis son Bouclier sur sa teste, il estoit infailliblement p. 20perdu. Toute sa Cotte d'armes en fut à demy bruslée : et peu s'en falut qu'il ne perist en cette rencontre. La chutte de cette maison, fit qu'il s'esleva en l'air une poussiere si espaisse : une fumée si noire ; et une nuée d'estincelles si bruslantes, que l'on fut quelque temps sans pouvoir rien voir de tout ce qui se passoit en ce lieu là. Ce qui surprit Artamene en cette occasion, fut que lors que cette maison embrazée tomba, Aribée, qui à ce qu'on pouvoit juger par son action, avoit eu dessein de se rendre, s'estoit reculé de quatre ou cinq pas : si bien que par là, il sembloit estre allé au devant de ce qui le devoit accabler : et par un miracle de la Fortune, Artamene, qui le touchoit de la pointe de son espée, ne se trouva pourtant point engagé sous ces perilleuses ruines. Apres cét accident, tout ce qui le secondoit s'estonna et s'enfuit : et nostre Heros faisant crier ; et leur criant luy mesme, qu'il venoit pour les servir, et qu'il ne vouloit point leur perte ; les obligea enfin à jetter leurs armes ; et à se fier en la parole d'un Vainqueur, qui'ls avoient autre-fois tant aymé. ainsi en fort de peu temps, tout le monde se trouva d'un mesme Parti : et Artamene encourageant les siens, et leur monstrant par son exemple, ce qu'il faloit faire pour esteindre le feu ; ce Peuple fut ravi de voir de charitables Ennemis. Ils abatirent des maisons avec des Beliers : ils employerent leurs Boucliers à jetter de l'eau, sur tout ce qui tomboit d'enflamé, de peur que cela n'embrazast ce qui ne l'estoit pas encore ; p. 21et enfin ils n'oublierent rien, de tout ce qu'ils jugerent qui pouvoit servir. Tous les Chefs firent des miracles en cette journée : mais entre les autres, Aglatidas sembloit avoir eu dessein, de chercher plustost la mort que la victoire ; tant il s'estoit courageusement exposé à la fureur des flames, et au desespoir des Ennnemis.
Épisode 5 : Le roi d'Assirie au sommet de la tour – 3 min.
Artamene pénètre dans la tour ; au lieu d'y trouver des gardes, il rencontre le pirate Thrasibule, qui l'implore de monter rapidement au sommet pour aider une personne en détresse. Artamene est persuadé qu'il s'agit de Mandane. Sa déception est grande quand il découvre le roi d'Assirie seul et désemparé. Celui-ci lui apprend que Mandane a été enlevée par Mazare et qu'elle se trouve dans la galère qui s'éloigne à l'horizon.
Lire l'épisode ⬇Cependant Artamene voyant que le feu commençoit de diminuër, se resjoüissoit en luy mesme, dans l'esperance qu'il avoit, de revoir bien tost sa chere Princesse. Elle est, disoit-il en son coeur, dans cette Tour : et si je ne suis le plus malheureux des hommes, je verray dans quelques moments, cette adorable personne : et j'entendray peut-estre sa belle bouche, m'appeller son Liberateur. Enfin, disoit il encore, je verray bien tost l'objet de ma haine et de mon amour. En effet, le feu ayant esté esteint de ce costé là ; et estant arrivé à la porte de la Tour, qui commençoit desja de s'embrazer, il envoya s'asseurer de toutes les portes de la Ville ; mais comme il voulut faire enfoncer celle de cette Tour, ne sçachant s'il n'y trouveroit point encore quelque resistance ; il vit un homme de fort bonne mine qui la luy ouvrit ; et qui au lieu de luy en disputer l'entrée, comme il eust fait, s'il ne l'eust pas reconnu auparavant du haut des creneaux ; luy dit avec beaucoup de respect, Seigneur, si le Nom de Thrasibule n'est pas sorti de vostre mémoire, accordez luy la grace d'employer vostre authorité, pour empescher la perte d'une illustre Personne, p. 22que le desespoir va sans doute faire perir, sur le haut de cette Tour, si vous ne m'aydez à la secourir promptement. Artamene, qui creut que c'estoit sa Princesse, qui estoit en cette extremité, ne s'amusa pas à faire un long compliment, au genereux Thrasibule, qu'il reconnut d'abord à la voix ; Allons mon ancien vainqueur (dit il à ce fameux Pirate qui n'avoit point déguisé son veritable Nom, parce qu'estant fort commun parmi les Grecs, il ne pouvoit pas le faire reconnoistre) allons secourir cette personne illustre : et en disant ces paroles avec assez de precipitation ; il monta l'escalier, suivi de grand nombre des siens ; mais particulierement d'Hidaspe ; de Chrisante ; d'Aglatidas ; de Thrasibule, et de Feraulas : et tous, excepté Thrasibule, estoient estonnez de ne rencontrer point de Soldats dans cette Tour, et de n'en voir point dans le reste du Chasteau. Araspe par les ordres d'Artamene, demeura à la porte avec ses compagnons, afin de ne s'exposer pas mal à propos à quelque surprise. Ce Prince donc impatient de revoir sa Maistresse, marche le premier ; et devançant les autres d'assez loing, arrive au haut de cette Tour. Mais helas, quel desplaisir, et quel estonnement fut le sien ! lors qu'au lieu d'y voir sa Princesse, il n'y vit que le Roy d'Assirie ; c'est à dire le ravisseur de Mandane, son Rival et son Ennemi : mais un Ennemi sans armes, et accablé de douleur. Artamene se tourna alors vers Thrasibule, comme pour luy demander, si c'estoit là cette illustre personne, p. 23dont il luy avoit voulu parler ; et voyant que tous ceux qui l'avoient suivi, vouloient aussi estre sur le haut de cette Tour ; et prevoyant que sa conversation avec le Roy d'Assirie, ne seroit pas d'un stile à estre escoutée de tant de monde ; il leur fit signe qu'ils se retirassent, se preparant à demander où estoit sa Princesse ; croyant encore qu'elle pouvoit estre dans un Apartement plus bas, ou en quelque autre lieu du Chasteau. Mais il fut bien surpris d'entendre que le Roy d'Assirie luy dit ; Tu vois, Artamene, tu vois un Prince bien plus malheureux que toy ; puis qu'il est la cause de son malheur et du tien. Mais tu peux voir en mesme temps (adjousta t'il, en luy monstrant une Galere qui paroissoit en Mer, et qui n'estoit pas encore fort esloignée, parce qu'elle avoit le vent contraire) un autre ravisseur de nostre Princesse, bien plus criminel que moy ; puis qu'il m'avoit promis une amitié inviolable ; et que je ne t'avois jamais fait esperer nulle part en mon affection. Quoy (s'écria alors Artamene, en regardant cette Galere, et ne regardant plus son Ennemi ; (la Princesse n'est plus en tes mains ? Non, luy respondit le Roy d'Assirie en soupirant : le Prince Mazare, le plus infidelle de tous les hommes me l'enleve ; et t'oste le plus doux fruit de ta victoire. Mais puis que tu ne peux satisfaire ton amour, par la veuë de ta Princesse ; satisfaits du moins ta haine, par la vangeance que tu peux prendre de ton Rival. Tu vois que je ne suis pas en estat de t'en empescher ; et si j'avois pû ne suivre p. 24pas des yeux cette Galere, tant qu'elle paroistra le long de cette côste ; il y auroit desja long temps que je me serois jetté dans la Mer ou dans les flames, pour achever mes mal-heurs, et pour ne tomber pas entre les mains de mon Ennemi. Les Ennemis d'Artamene (luy respondit ce genereux affligé) n'ont rien à craindre de luy, que lors qu'ils ont les armes à la main : et l'estat où je te voy, te met à couvert de ma haine, et de mon ressentiment. A ces mots, Artamene se sentit si accablé de douleur, que jamais personne ne le fut davantage : il voyoit sa Maistresse une seconde fois enlevée, et ne pouvoit la suivre ny la secourir : puis que tous les vaisseaux et toutes les Galeres, qui estoient dans le Port, ayant peri par les flames, il n'estoit pas en sa puissance de suivre ce dernier ravisseur pour le punir. Il voyoit d'autre costé ton premier Rival en son pouvoir : mais il le voyoit seul et sans armes ; et sans autre dessein que celuy de songer à mourir. En ce pitoyable estat, desesperé qu'il estoit, par une affliction sans égale, comme sans remede ; il y avoit des momens où sa generosité n'estoit assez sorte, pour l'empescher de penser à satisfaire en quelque façon sa vangeance, par la perte de son Rival : il y en avoit d'autres aussi, où il n'en vouloit qu'à sa propre vie : et dans cette cruelle incertitude de sentimens, ne sçachant ce qu'il devoit faire, ny mesme ce qu'il vouloit faire ; il entendit le Roy d'Assirie qui luy cria, Tu vois, Artamene, tu vois que la Fortune te favorisé en toutes choses : que le vent s'estant renforcé, p. 25repousse cette Galere vers le rivage : et que peut-estre bien tost, tu reverras ta Princesse.
Épisode 6 : La galère en danger – 2 min.
L'attention du roi d'Assirie et d'Artamene est soudain attirée par la galère qu'un vent contraire repousse vers le rivage. La force des éléments est telle que la galère manque de s'écraser contre les rochers. Finalement, un vent opposé l'éloigne de la côte ; les deux rivaux la perdent de vue.
Lire l'épisode ⬇Artamene regardant alors vers la Mer, vit effectivement que par la violence d'un vent contraire, cette Galere c'estoit si fort raprochée, que l'on pouvoit facilement distinguer des Femmes, qui paroissoient sur la Poupe : et remarquer en mesme temps, qu'avec un prodigieux et vain effort, la Chiurme faisoit ce que les Mariniers appellent Passe-vogue, pour resister aux vagues et aux vents ; et pour s'esloigner de la terre à force de rames. A cét instant, l'on vit de la joye dans les yeux d'Artamene : mais pour le Roy d'Assirie l'on ne vit que de la douleur, et du desespoir dans les siens ; sçachant bien que quand le vent repousseroit cette Galere dans le Port, ce ne seroit qu'à l'avantage d'Artamene, et que ce ne pouvoit estre au sien. Il s'imaginoit pourtant quelque espece de consolation, dans l'esperance qu'il concevoit, de pouvoir punir Mazare. Ne me permettras tu pas, dit il à Artamene, si les Dieux te redonnent ta Princesse, de t'espargner la peine de chastier ton ravisseur ? et ne souffriras tu pas que pour faire ce combat, l'on me donne une espée ? que je te promets de passer un moment apres ma victoire au travers de mon coeur, afin de te laisser joüir en paix, d'un bon heur que je te disputerois toujours, tant que je serois en vie. Cette vangeance me doit estre reservée, reprit Artamene : et puis que par le respect que je porte au Roy d'Assirie, desarmé et malheureux, je p. 26me prive du plaisir de me vanger de luy ; il faut du moins que je me reserve celuy de punir Mazare, et de sa perfidie, etde sa temerité. Apres cela, ces deux Rivaux sans se souvenir presque plus de leur haine, se mirent à regarder l un et l'autre cette Galere : et faisant tantost des voeux, et tantost des imprecations, comme s'ils n'eussent eu qu'un mesme interest ; il y avoit des momens, où l'on eust dit qu'ils estoient Amis, tant cét objet dominant attachoit leurs yeux, leurs esprits, et leurs pensées. Mais enfin ils virent que tout d'un coup, la Mer changea de couleur ; que ses vagues s'esleverent ; et que grossissant encore en un moment, elles portoient tantost la Galere dans les Cieux ; et tantost elles l'enfonçoient dans les abismes, Cette triste veuë faisant alors un mesme effet, dans ces coeurs également passionnez ; Artamene regarda le Roy d'Assirie, avec une douleur inconcevable : et le Roy d'Assirie regarda Artamene, avec un desespoir que l'on ne sçauroit exprimer. Ce fut alors que l'égalité de leur malheur, suspendit tous leurs autres sentimens ; et qu'ils esprouverent tout ce que l'amour peut faire esprouver de douloureux et de sensible. Ils voyoient que si le vent continuoit de souffler du costé qu'il estoit, cette Galere se viendroit infailliblement briser contre le pied de la Tour où ils estoient ; si bien que faisant des voeux tous contraires à ceux qu'ils avoient faits un peu auparavant ; ils desiroient que le vent secondast les voeux du ravisseur, et qu'il l'esloignast de la terre. Cependant la tempeste se redoubla : p. 27et selon le caprice, et l'inconstance de la Mer, le vent ayant par des tourbillons qui s'entre-choquoient, esté quelque temps en balance ; comme s'il n'eust pû determiner de quel costé il devoit se ranger ; tout d'un coup il esloigna la Galere de la Ville : et luy fit raser la Côste avec tant de vistesse, que ces deux Rivaux la perdirent de veuë en un instant : et perdirent avec elle, tout ce qui leur restoit d'esperance, voyant tousjours durer l'orage aussi fort qu'auparavant. Que ne dirent point apres cela, ces deux illustres malheureux ; dans la crainte qu'ils avoient, voyant continuer la tempeste, que leur Princesse ne fist naufrage ? Ils eussent bien voulu pouvoir separer Mazare de Mandane ; et ne luy donner point de part aux voeux qu'ils faisoient pour elle : mais apres tout, ils consentoient au salut du Rival, plus tost que de se consentir à la perte de la Maistresse. Ils se la souhaiterent mesme plus d'une fois l'un a l'autre, plustost que de la sçavoir exposée au danger où elle estoit : et plus d'une fois aussi, ils se repentirent de leurs propres souhaits. Cependant cét objet qui avoit comme suspendu toutes leurs passions, et toutes leurs pensées, n'estant plus devant leurs yeux ; ils recommencerent de se regarder comme auparavant : c'est à dire comme deux Rivaux, et comme deux Ennemis.
Épisode 7 : Le marché du roi d'Assirie – 3 min.
Le roi d'Assirie demande la liberté à Artamene afin que les deux rivaux unissent leurs forces dans la quête de Mandane. Ils se battront ensuite en duel pour déterminer lequel est digne de l'amour de la princesse. Artamene lui promet d'y réfléchir et, en attendant, le fait mener sous surveillance dans ses appartements.
Lire l'épisode ⬇Artamene estoit pres de s'en aller, et de commander que l'on gardast le Roy d'Assirie ; lors que ce Prince luy dit, je sçay bien que ta naissance est égale à la mienne : et je le sçay par des voyes si differentes, et si asseurées, que je n'en p. 28sçaurois douter : c'est pourquoy me confiant en cette generosité, de laquelle j'ay esté si souvent le secret admirateur malgré ma haine ; et que j'ay si souvent esprouvée ; je veux croire encore, que tu ne me refuseras pas une grace que je te veux demander. Comme à mon Rival, luy respondit Artamene, je te dois refuser toute chose : mais comme au Roy d'Assirie, je te dois accorder tout ce qui n'offensera point le Roy que je sers, ou la Princesse sa fille : c'est pourquoy fois asseuré que je ne te refuseray rien de tout ce qui ne choquera point ny mon honneur, ny mon amour : et je t'en engage la parole d'un homme, qui comme tu dis, n'est pas de naissance inégale à la tienne, quoy qu'il ne passe pas pour cela, dans l'opinion de toute la Terre. Demande donc ce que tu voudras : mais consulte auparavant ta propre vertu, pour ne forcer pas la mienne à te refuser malgré elle. Le Roy d'Assirie voyant qu'il avoit cessé de parler ; je sçay bien, luy dit il, que tu peux me remettre entre les mains de Ciaxare : et qu'apres luy avoir conquis la meilleure partie de mon Royaume, il te seroit en quelque façon avantageux, de luy en remettre le Roy dans ses fers. Mais tu és trop brave, pour vouloir que la Fortune t'ayde à triompher d'un homme fait comme moy ; et pour te prevaloir de la captivité d'un Rival, que tu ne sçaurois croire qu'homme de coeur, puis qu'il à desja mesuré ton espée avec la tienne. Dans les termes où est ma passion pour la Princesse, p. 29je ne te celle pas qu'il faut de necessité que je meure avant que tu la possedes : ne me prive donc pas inutilement de la gloire d'avoir contribué quelque chose, à la punition de nostre Ennemy commun, et à la liberté de la Princesse : te promettant apres cela, quand mesme le destin me seroit favorable, et me feroit retrouver l'illustre Mandane ; de ne songer jamais à la persuader à ton prejudice ; que par un combat particulier, le fort des armes n'ait decidé de nostre Fortune. je voy bien, Artamene, adjousta t'il, que ce que je veux est difficile : mais si ton ame n'estoit capable que des choses aisées, tu serois indigne d'estre mon Rival. Il est vray, reprit Artamene, qu'il ne m'est pas aisé de faire ce que tu desires : et qu'il me fera bien plus facile, de terminer nos differens, te faisant redonner une espée ; que de t'accorder cette liberté que tu me demandes ; et qui n'est pas peut-estre tant en mon pouvoir que tu le crois. Comme mon amour n'est pas moins sorte que la tienne, reprit le Roy d'Assirie, peut-estre que le desir de combattre n'est pas moins violent dans mon coeur, que dans celuy d'Artamene : Mais comme je ne veux combattre Artamene que pour la possession de la Princesse ; et qu'elle n'est pas en estat de pouvoir estre le prix du Vainqueur ; il faut Artamene, il faut aller apres le Ravisseur de Mandane, et travailler conjointement à sa liberté, y ayant égal interest. Ne consideres tu point que si nous perissions tous deux dans ce combat, p. 30Mandane, l'illustre Mandane, demeureroit sans protection et sans deffence, entre les mains de nostre Rival ? A ces mots, Artamene s'arresta un moment : puis reprenant la parole ; il ne seroit sans doute pas juste, dit il, d'exposer nostre Princesse, à un semblable malheur : mais il n'est pas équitable non plus, que commandant les armes du Roy des Medes, je dispose souverainement de la liberté d'un prisonnier, comme est le Roy d'Assirie. Tout ce que je puis avec honneur ; c'est de luy promettre, d'employer tous mes soins, et tout mon credit, pour la luy faire rendre, s'il m'est possible, et de n'oublier rien pour cela. Mais pour luy tesmoigner, adjousta t'il, que je ne veux pas m'espargner la peine qui se rencontre à combattre un si redoutable Ennemy ; ny m'en exempter laschement, en le retenant prisonnier ; je veux bien luy engager ma parole, de ne pretendre jamais rien à la possession de la Princesse, quand mesme elle seroit en ma puissance ; quand mesme le Roy des Medes y consentiroit ; et quand mesme elle le voudroit, qu'auparavant par un combat particulier ; le sort des armes ne m'ait rendu son Vainqueur. Je ne sçaurois nier, luy dit le Roy d'Assirie, que vous n'ayez raison d'en user comme vous faites ; et que je n'aye eu tort de vous faire cette demande : mais advoüant que vous estes plus sage que moy, confessez aussi que je suis plus amoureux que vous, puis que je le suis jusques à perdre la raison, que vous conservez toute entiere. p. 31je vous disputeray, luy repliqua Artamene, cette derniere qualité, bien plus opiniastrément que l'autre : Le Roy d'Assirie le supplia alors sans luy repliquer, de se souvenir, que peut-estre ne seroit il pas inutile pour la liberté de la Princesse : et qu'ainsi par cette seule raison, il le conjuroit de travailler pour la sienne. A ces mots Artamene se retira, apres avoir mis le Roy d'Assirie sous la garde d'Araspe : luy ordonnant de le traiter avec tout le respect, et toute la civilité possible : et de le mener à son Apartement accoustumé. Le Roy d'Assirie l'entendant, respondit que ce devoit estre le sien : mais Artamene ne le voulut pas : et s'en separant à l'instant mesme, il s'en alla dans toutes les Ruës, pour tenir le Peuple en son devoir ; et pour faire achever d'esteindre le feu.