Partie 3 (voir le frontispice) – Livre premier.
Gravure de la partie 3, livre 1.
Résumé de la séquence
Face à la menace de mort qui pèse sur Cyrus, ses amis entreprennent de le libérer. Ils ameutent l'armée persane à l'extérieur de la ville. Mais les habitants eux-mêmes se soulèvent. Malgré l'insurrection, Ciaxare, manipulé par Metrobate, s'obstine à vouloir exécuter Cyrus. Le sacrificateur Thiamis vient le trouver et, par un long discours, lui fait part de sa désapprobation. Mais le palais est déjà pris d'assaut. Cyrus apparaît soudain, libre et, prenant la défense du roi désormais menacé, parvient à rétablir l'ordre. Ciaxare, désormais convaincu de son innocence, le réhabilite.
Lire toute la séquence ⬇Épisode 1 : Projets de libération de Cyrus – 6 min.
Les amis de Cyrus se réunissent chez Hidaspe et décident de tout essayer pour tenter de faire libérer leur héros prisonnier. Après avoir envisagé diverses solutions, ils décident de faire sortir quelqu'un de la ville pour prévenir l'armée persane. En fait, les habitants se soulèvent d'eux-mêmes, ce qui permet à Madate de franchir les murailles et se rendre au camp. Il exhorte les Persans à prendre les armes.
Lire l'épisode ⬇p. 3Une si funeste crainte ayant mis la fureur dans l'ame de tant de Princes, de tant de Rois, et de tant de personnes genereuses : ils penserent plus d'une fois perdre le respect qu'ils devoient à Ciaxare. Mais venant à considerer que les Gardes du Chasteau dépendoient absolument de Metrobate ; ils changerent de pensée, et en prirent une plus raisonnable. Ils furent donc en diligence chez Hidaspe, afin d'aviser quel remede l'on pouvoit aporter à un mal si pressant, et de si grande importance : puis qu'il s'agissoit de la vie du plus illustre Prince de la p. 4Terre. La crainte qu'ils avoient euë de ne pouvoir sortir du Chasteau, se trouva mesme mal fondée : Car Metrobate s'étoit contenté de faire donner les ordres du Roy aux portes de la Ville ; pour faire que personne n'eust la liberté de venir du Camp à Sinope ; et que personne aussi ne peust aller de Sinope au Camp. Tons ces genereux Protecteurs du plus genereux de tous les Princes, et mesme de tous les hommes ; ne furent pas plustost chez Hidaspe, que cét illustre Persan leur adressant la parole avec precipitation ; Seigneurs ; leur dit il, soit que vous regardiez Cyrus comme Artamene, ou Artamene comme Cyrus, vous estes tous obligez de le sauver s'il est possible. Il n'y en a pas un d'entre vous qu'il n'ait obligé : et par consequent pas un d'entre vous qui ne luy doive son assistance. Pour nous autres Persans (dit il parlant d'Adusius, d'Artabase, de Madate, et de luy) nous serions des lasches si nous n'estions pas resolus de mourir tous pour sauver sa vie, ou pour vanger sa mort. Mais, Seigneurs (s'il m'est permis de parler ainsi, dans l'ardeur du zele qui m'emporte) vous seriez tous injustes, pour ne pas dire ingrats, si vous ne faisiez la mesme chose que nous. Pour vous autres (adjousta t'il regardant Ariobante, Megabise, et Aglatidas) qui estes nais subjets naturels de Ciaxare, quand l'interest de Cyrus ne vous toucheroit point, la gloire du Roy vostre Maistre vous devroit tousjours toucher : et vous devriez faire toutes choses possibles pour l'empescher p. 5de respandre un sang, qui tout pur qu'il est, noirciroit sa vie d'une tache ineffaçable. Soit donc que vous soyez Phrigiens, Hircaniens, Grecs, Assiriens, Medes, Cadusiens, Paphlagoniens, Capadociens, ou Persans ; hastez vous de resoudre ce que nous avons à faire en une occasion si pressante : ou pour mieux dire encore, hastons nous d'agir : et ne perdons pas un moment, de peur que Metrobate ne nous previenne. A peine Hidaspe eut il achevé de parler, que tous ces Rois, tous ces Princes et tous ces Gens de qualité qui l'escoutoient, tesmoignerent qu'ils estoient resolus d'employer les remedes les plus violens pour un si grand mal : et de hazarder mille fois leurs vies, pour sauver celle de Cyrus. Ils chercherent donc dans leur esprit, toutes les voyez imaginables de faire reüssir leur dessein : et dans l'ardeur du zele qui les transportoit, ils firent cent propositions differentes : et mesme quelques unes dont l'execution estoit impossible : tant il est vray que cét accident troubloit leur raison, et animoit leur courage : chacun cherchant seulement en cette rencontre à se signaler par le danger de l'entreprise. Les uns vouloient que l'on allast à force ouverte au Chasteau demander Artamene : les autres que l'on joignist la ruse à la force : les autres que l'on allast tuer Metrobate : quelques uns que l'on fist souslever le peuple : quelques autres que l'on fist avancer l'Armée : et tous ensemble que l'on agist, que l'on travaillast, et que l'on sauvast Cyrus. Comme ils regardoient p. 6tous Ciaxare comme un Prince preocupé, et qu'ils estoient veritablement genereux ; ils ne songerent jamais à s'attaquer à la personne : mais seulement à tirer de ses mains un Heros à qui il devoit toute la gloire de son regne, et la conqueste de plusieurs Royaumes. Enfin il fut resolu que l'on tascheroit de faire sortir quelqu'un par dessus les murailles de la ville avec des cordes : afin d'aller au Camp faire sçavoir aux Persans, que le fils unique de leur Roy estoit en danger de mourir, s'ils ne le secouroient promptement : esperant qu'en suitte toute l'Armée viendroit aux portes de Sinope : et que cela pourroit obliger Ciaxare à n'agir pas avec tant de precipitation. Que cependant Ariobante et Megabise retourneroient dans le Chasteau, afin de les advertir s'ils pouvoient, de tout ce qui s'y passeroit : et de voir encore s'ils ne pourroient point fléchir le Roy. Que de leur costé ils assembleroient tout ce qu'ils avoient d'Amis dans la ville, en attendant que l'Armée arrivast : pour se tenir prests de tout entreprendre, s'ils aprenoient qu'il en fust besoin : et pour souslever le peuple, s'il ne s'y trouvoit point d'autre remede. Mais ils connurent bien tost que leurs soins n'estoient pas necessaires pour cela : car comme on les avoit veus sortir en tumulte du Chasteau, et qu'en traversant les rues on les avoit entendu nommer plusieurs fois Artamene, et parler comme des personnes qui avoient quelque chose de fascheux dans l'esprit : en un moment tout le peuple de Sinope avoit passé de l'esperance p. 7à la crainte, et de la joye à la douleur : de sorte que l'on voyoit dans toute la ville une emotion si grande, qu'il n'y avoit personne qui fist ce qu'il avoit accoustumé de faire. Les Artisans ne travailloient plus ; les Femmes parloient en diverses troupes parmi les ruës ; les Marchands alloient sur le port raisonner entr'eux sur l'affaire dont il s'agissoit ; les gens de qualité alloient chercher chez ces Rois et chez ces Princes, à s'éclaircir de ce que l'on faisoit au Chasteau : et il y avoit une consternation si tumultueuse par toute la ville ; qu'il estoit aisé de voir qu'on la feroit passer facilement à la revolte declarée. Ce qui augmentoit encore la confusion, estoit l'ordre que Metrobate avoit donné, de ne laisser plus entrer ny sortir personne : Car ceux qui estoient venus du Camp à la Ville y voulant retourner ; et ceux qui estoient allez de la Ville au Camp y voulant revenir ; ils ne pouvoient souffrir qu'on les en empeschast. Les uns voulant faire effort pour rentrer, et les autres pour sortir ; il y avoit un si grand vacarme aux portes, que le bruit s'en espandant par toute la ville, produisit pourtant un bien. Car comme tous les Soldats que Metrobate avoit fait venir de Pterie, estoient occupez ou aux portes de la Ville, ou au Chasteau ; il fut plus aisé à Madate durant l'obscurité de la nuit qui estoit survenuë, de se jetter dans le fossé, par un endroit de la muraille où l'on ne prenoit point garde. Il fut donc en diligence au Camp, faire sçavoir à tous les Persans, qu'Artamene estoit Cyrus, et que p. 8leur Prince estoit prest de mourir, s'ils n'exposoient leurs vies pour sauver la sienne. Lors qu'il y arriva, il trouva desja tout le Camp en émotion : par le retour de plusieurs Capitaines, et de grand nombre de Soldats, que l'on n'avoit point voulu laisser entrer dans la ville : et qui disoient qu'assurément l'on faisoit mourir Artamene : et peut-estre aussi tous leurs Chefs et tous leurs Princes. Madate trouva donc dans cette Armée toute la disposition necessaire à la souslever : s'il rencontroit des Capitaines, c'est à vous, leur disoit il, à sauver l'invincible Artamene : vous qui avez partagé sa gloire, et qu'il à tant favorisez. S'il parloit à de simples soldats, c'est à vous mes compagnons, adjoustoit il, à sauver ce vaillant general, qui s'est toujours reservé la plus grande part des plus grands perils, et qui n'en a jamais voulu avoir aucune à la magnificence du butin, dont il vous a enrichis. S'il voyoit des Phrigiens, il leur disoit que le Roy leur Maistre leur commandoit d'aller à Sinope demander Artamene : s'il voyoit des Hircaniens, il leur disoit la mesme chose de la part du leur ; et ainsi à toutes les diverses Nations dont cette grande Armée estoit composée. De sorte que ce discours trouvant dans le coeur de tous les Capitaines et de tous les soldats une violente passion pour Cyrus (car nous ne le nommerons plus guere d'ores en avant Artamene) il n'est pas estrange si Madate alluma en un instant un grand feu, d'une matiere si disposée à l'embrasement. Ce nom de Cyrus p. 9fut mesme bi ? tost sçeu de toutes les troupes : Car les trente mille Persans qui l'aprirent en un moment de leurs Capitaines à qui Madate le dit, le firent retentir par tout : et comme si ce grand Corps n'eust esté animé que d'un mesme esprit, chacun se rangea sous son Enseigne, et demanda à estre conduit à Sinope. Le Nom d'Artamene et de Cyrus retentissent de Bande en Bande, et d'Escadron en Esquadron : et plus de cent mille hommes enfin, parlent, à gissent, et marchent, pour aller secourir celuy qu'ils regardent comme un Dieu, et dans la paix et dans la guerre.
Épisode 2 : Ciaxare veut exécuter Cyrus – 4 min.
Metrobate tente par tous les moyens de convaincre Ciaxare de la nécessité d'exécuter Cyrus. Dans la prison, on commence à percevoir le tumulte de l'extérieur. Cyrus n'en consacre pas moins toutes ses pensées à Mandane. Au moment où Ciaxare semble convaincu de la nécessité de faire mourir Cyrus, survient le sacrificateur Thiamis qui demande audience.
Lire l'épisode ⬇Cependant la Troupe des Rois de Phrigie, et d'Hircanie, se grossissoit à tous les momens dans la ville, de toutes les personnes de qualité qui estoient à Sinope, et de tous ceux que l'on ne vouloit pas laisser retourner au Camp : le peuple aussi apres avoir simplement murmuré, commençoit de prendre les armes, et de s'assembler par Compagnies, en diverses places de la ville. Ariobante et Megabise de leur costé estoint au Chasteau, où le trouble estoit encore plus grand que dans le Camp, ny dans Sinope. Metrobate faisoit tout ce qu'il pouvoit pour obliger Ciaxare à prononcer le dernier arrest de mort contre Cyrus : et Ciaxare faisoit luy mesme tout ce qui luy estoit possible pour achever de s'y resoudre. Ils voyoient pourtant bien l'un et l'autre les dangereuses suites d'un si funeste dessein : Mais si l'un déguisoit de pareils sentimens : l'autre n'osoit se les dire à luy mesme : tant la colere preocupoit son esprit. Joint que le meschant Metrobate pour destruire p. 10dans l'ame de Ciaxare toute la juste crainte qu'il devoit avoir, d'un renversement universel, en toute l'estenduë de son Empire par la mort de Cyrus, n'oublioit rien de tout ce qu'il croyoit capable de luy faire perdre cette apprehension. Seigneur, luy disoit il, tous ces Rois et tous ces princes qui paroissent si ardans et si zelez pour le salut de Cyrus, ne le sont que parce qu'ils croyent tousjours qu'il pourra sortir de prison, et qu'ils esperent d'en estre un jour recompensez par luy : Mais dés qu'il sera dans le Tombeau, vous les verrez agir infailliblement d'une autre maniere. Les Courtisans les plus fidelles, ne suivent les Favoris que jusques au bord du Cercueil : et si vous voulez faire cesser le tumulte du peuple ; dissiper la faction des Grands ; et remettre le calme dans vostre Armée ; vous n'avez qu'à faire mourir promptement Cyrus et Artamene tout ensemble : et à faire en sorte que l'un ny l'autre de ces noms ne soit plus jamais prononcé. C'est une Victime necessaire, pour appaiser l'orage qui s'est eslevé : estant certain que Cyrus ne sera pas plustost en estat de ne pouvoit donner ny crainte ny esperance, que le desordre cessera ; que vous serez veritablement Roy de plusieurs Royaumes ; et paisible possesseur de vos Couronnes. Un discours si violent et si injuste, ne laissoit pas d'estre escouté favorablement de Ciaxare : Ce n'est pas que malgré luy il ne se souvinst encore de tous les grands services que luy avoit rendu Cyrus, sous le glorieux nom d'Artamene ; et de la tendre p. 11amitié qu'il avoit euë pour ce Prince : Mais il faisoit effort pour s'opposer à tout ce que la justice et la pitié luy pouvoient inspirer : et il n'escoutoit plus que la fureur et la vangeance. Tous ces prisonniers qui estoient en divers lieux dans le Chasteau, estoient un peu estonnez de voir que l'on avoit changé leurs Gardes : et qu'on les traitoit beaucoup plus mal qu'à l'ordinaire. Ils entendoient mesme un fort grand bruit, qui leur donnoit de la crainte et de l'esperance : Martesie n'entendoit jamais ouvrir la porte de sa chambre qu'elle n'eust des pensées de mort et de liberté tout ensemble : Chrisante de qui l'ame estoit inesbranlable, se preparoit à tout d'un visage égal : Feraulas sans songer à luy, ne pensoit qu'à son cher Maistre : Andramias accoustumé de commander aux autres, souffroit impatiemment d'estre commandé : Araspe portoit ses fers en patience : Artucas sans se repentit du service qu'il avoit rendu à Cyrus, souffroit sa prison sans murmurer : et Ortalque qui estoit un serviteur tres fidelle trouvoit quelque consolation dans son infortune, lors qu'il pensoit en luy mesme que c'estoit pour son illustre Maistre qu'il souffroit. Cependant Cyrus qui voyoit beaucoup d'aparence que l'espoir qu'on luy avoit donné de sa liberté, seroit bien tost suivi d'une mort violente, donnoit toutefois toutes ses pensées à sa Princesse, et sans accuser Ciaxare, sans murmurer de son injustice, il souhaittoit seulement que Mandane peust estre heureuse apres sa mort. Ce p. 12souhait n'estoit pourtant pas si tost fait, qu'il s'en faloit peu qu'il ne s'en repentist : car, disoit il en luy mesme tous les services que j'ay rendus ; toutes les peines que j'ay soufertes, ne meritent elles pas quelques soupirs de ma Princesse, et quelque leger souvenir de la plus respectueuse passion qui sera jamais ? Ouy, ouy, divine Mandane, reprenoit il, je puis pretendre à la gloire d'estre pleuré de vous sans vous offencer : puis que vous avez autrefois eu la bonté de m'avoüer que la nouvelle de ma mort vous avoit cousté quelques larmes. Mais je serois pourtant injuste, si je voulois que ma perte troublast tout le repos de vostre vie : vivez donc si je meurs sans perdre absolument le souvenir du trop heureux Artamene, et du malheureux Cyrus : mais vivez pourtant en repos, et n'abandonnez pas vostre ame à la douleur. Ce sentiment tendre et passionné, n'estoit neantmoins pas long temps dans son coeur sans estre interrompu par un autre : et il y avoit des momens, où l'image de Mandane toute en pleurs, et toute desesperée de sa mort, luy donnoit quelque triste consolation, et luy faisoit trouver de la douceur dans les horreurs du Tombeau. Mais pendant que cét illustre Prisonnier ne donnoit toutes ses pensées qu'à Mandane, toutes choses estoient en une confusion estrange : Metrobate reçeut nouvelle sur nouvelle tant que la nuit dura, que toute la Ville estoit en armes ; que toute l'Armée marchoit vers Sinope ; que les Rois de Phrigie et d'Hircanie avoient p. 13un gros de gens considerable ; et qu'il y avoit peu d'apparence que le Roy peust trouver obeïssance aucune, ny parmy le Peuple, ny parmy les Soldats, ny parmy les Capitaines. En cette extremité il fit un dernier effort pour obliger Ciaxare à faire mourir Cyrus : et en effet le Roy sembla s'y resoudre, et n'avoir plus d'autre intention. Metrobate avoit envoyé ordre à Artaxe, de luy envoyer encore deux mille hommes la prochaine nuit, par un chemin destourné qui estoit le long de la mer, par où les Troupes de l'Armée ne pouvoient pas l'empescher : et c'estoit la raison pourquoy il ne precipitoit pas encore si fort la chose. Neantmoins entendant augmenter de plus en plus un grand bruit ; recevant continuellement de nouveaux advis de l'augmentation du desordre : et la pointe du jour luy faisant voir de ses propres yeux l'estat où estoient les choses ; il persuada si bien Ciaxare, qu'il estoit tout prest de dire qu'on allast faire mourir Cyrus ; lors qu'on vint l'advertir que le sage Thiamis l'un des Sacrificateurs du Temple de Mars, qui s'estoit fortuitement trouvé enfermé dans la Ville, venoit à la teste de tous les Mages de Sinope, et qu'il demandoit à parler à luy. Metrobate voulut alors empescher ce Prince de l'escouter : Mais un sentiment secret força Ciaxare à ne suivre pas le Conseil de ce méchant homme : et à vouloir entendre Thiamis. L'ordre estant donc donné de le faire entrer, ce venerable Vieillard suivi de plusieurs Mages, avec les habillemens dont ils p. 14se servoient aux Temples dans les deüils publics ; parut devant le Roy avec beaucoup de respect et de hardiesse tout ensemble : et le regardant avec des yeux où la melancolie estoit peinte ; mais dans lesquels il y avoit pourtant je ne sçay quelle severe majesté, qui inspiroit de la crainte, et de la veneration, il luy parla en ces termes.
Épisode 3 : Discours de Thiamis – 3 min.
Après l'exorde, Thiamis invoque les prodiges qui ont accompagné la naissance et le parcours de Cyrus, lesquels témoignent de la volonté divine. Dès lors, attenter à sa vie et s'opposer à la volonté des dieux qui veulent en faire le dominateur de l'Asie est un sacrilège.
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DISCOURS DE THIAMISA CIAXARE.
Seigneur, comme nous devons estre les plus fidelles Sujets des Rois nos Maistres, nos devons estre aussi les plus hardis, a leur annoncer les veritez importantes au bien de leur Estat et de leur Personne, quand l'occasion s'en presente : C'est pourquoy sans, craindre de vous dépluire, et inspiré par les Dieux, je viens supplier vostre Majesté de m'entendre : mais de m'entendre sans preoccupation. Il y va Seigneur, non seulement de vostre gloire, mais de vostre Empire ; mais du salut de plusieurs Royaumes ; mais de celuy de toute l'Asie ; mais de vostre propre falut. C'est pourquoy je vous conjure encore une fois, de m'escouter favorablement, et de ne m'interrompre point. J'ay sçeu Seigneur, par la voix publique, qu'Artamene est Cyrus : c'est à dire ce Prince de qui la naissance a este precedée par tant de prodiges ; et pour qui le Ciel et la Terre ont interrompu l'ordre de tout l'Univers. Les Temples plus fermes et les plus superbes en ont esté ébranlez : les lumieres de plusieurs Lampes se sont confondues et rassemblées miraculeusement en une seule lumiere : Le Soleil p. 15mesme s'en est eclipsé : sa splendeur et sa chaleur s'en sont en suitte redoublées : toutes les Victimes ont annoncé sa Grandeur : et tous les Astres l'ont marquée en caracteres d'or. Enfin Seigneur, nous avons veû des choses, qui ne nous permettent pas de douter, que la personne de Cyrus, ne soit une personne extraordinaire : et une personne de qui la vie ne doit point estre sous la jurisdiction des Rois de la Terre. Je sçay bien que vous me pouvez dire, qu'il semble fort estrange de voir interceder pour sa vie des hommes qui par vos ordres ont offert plus d'une fois des Sacrifices, pour remercier les Dieux de sa mort. Mais Seigneur, c'est par là que je pretens vous faire connoistre que la prudence humaine est une aveugle, qui nous égare en pensant nous bien conduire : et que ce n'est point aux hommes à vouloir penetrer dans les secrets du Ciel. Il est certain, Seigneur, que les Mages d'Ecbatane voyant que les Dieux annonçoient un grand changement en toute l'Asie, ont creû qu'elle estoit menacée d'un grand mal : de sorte que lors qu'il vint nouvelle de la pretenduë mort de celuy que l'on croyoit qui le devoit causer ; l'on en remercia les Dieux, comme de la mort d'un Prince qui devoit, ce nous sembloit, se servir d'injustes voyes pour vous renverser du Trosne, et estre le plus grand Tiran du monde. Mais aujourd'huy, que nous connoissons qu'Artamene est Cyrus, nous voyons clairement que nous nous sommes abusez : et que tant de signes et tant de prodiges ne nous ont este donnez, que pour nous faire esperer la naissance du plus Grand Prince de la Terre ; que pour nous faire attendre un bonheur infiny ; et non pas pour nous menacer d'une supréme infortune. En effet, p. 16qu'à fait l'illustre Artamene de puis le premier jour qu'il aborda à Sinope, et que j'eus le bonheur de le voir dans nostre Temple ; Pour moy en mon particulier, je sçay bien que sa valeur nous a plus donné de matiere de Sacrifices, pour remercier les Dieux des victoires qu'il a remportées pour vous, qu'il n'y en a eu en Capadoce, en Galatie, et en Medie depuis quatre siecles. Les Dieux Seigneur, n'ont pas permis qu'il vous ait sauve la vie, pour vous rendre Maistre de la sienne : il n'est pas nay vostre Sujet ; et vous le devez traiter comme vostre égal. Si l'illustre Cyrus n'estoit pas fils de Roy, et qu'il fust nay dans vos Estats, vous pourriez disposer absolument de sa fortune et de sa vie ; sans en rendre compte qu'aux Dieux : mais il est nay Sujet d'un autre Prince qui est son Pere : et vous ne devez pas usurper une authorité qui ne vous apartient point. Joint qu'apres tout, Seigneur, ces Personnes eminentes que les Dieux promettent, et que les Dieux envoyent pour leur propre gloire, doivent estre Personnes sacrées et inviolables. Quand nous nous sommes resjoüis de la fausse nouvelle de la mort de Cyrus, nous croiyons qu'il deust estre méchant, et nous le croyons mort par un naufrage, et par la permission des Dieux, sans y avoir rien contribué de nostre part : mais aujourd'hui que nous sçavons que Cyrus est le plus vertueux d'entre les hommes, et le plus Grand Prince du monde ; c'est à nous à le reverer, et non pas à le faire mourir. Enfin Seigneur, quand je songe à ce qu'il a fait pour vous ; quand je pense qu'il a sauvé la Capadoce en vous sauvant la vie ; qu'il a tant gagné de Batailles ; tant assujetti de Rois ; tant pris de Villes : et que la superbe Babilone qui aspiroit à la Monarchie universelle, p. 17a esté soumise par sa valeur ; j'avouë que je ne puis comprendre par quel mouvement vous agissez : Vous, dis-je Seigneur, de qui nous avons tousjours admiré la prudence et la bonté. Mais, me direz vous, pourquoy le songe d'Astiage luy a t'il predit que Cyrus regneroit en Asie ? Pourquoy cette Statuë qui representoit un Amour, et qui demeura debout dans ce Temple, dont les fondemens furent ébranlez, marqua t'elle la fermeté de sa domination ? Pourquoy ces lumieres r'assemblées signifierent elles que toute puissance seroit reünie en la sienne ? Pourquoy le Soleil s'éclipsa t'il, pour reparoistre apres avec plus de lumiere et plus de splendeur qu'auparavant, sinon pour faire voir que quand il auroit esteint toute autre puissance, la sienne seroit infiniment plus grande, que toutes les autres ne l'ont esté ? Pourquoy me direz vous toutes ces choses, sinon pour marquer que c'estoit un Prince redoutable, dont la perte estoit a desirer ; Non Seigneur, ne vous y abusez pas : les Dieux donnent de l'esperance, aussi bien que de la crainte : ils font des promesses comme des menaces : et s'ils ont entendu que Cyrus regneroit, ils ont entendu que ce seroit par de justes voyes. Ils ont annoncé sa naissance, comme celle du plus grand Conquerant du monde : de qui l'illustre main a planté des Lauriers sur tous les fleuves de l'Asie : comme celle d'un Prince qui est l'amour de toutes les Nations : qui surmonte tout ou par la force, ou par la douceur : Mais qui au milieu de tant de Victoires et de tant de Conquestes, est Maistre de son ambition : et soumet à vos pieds tous ses Triomphes, et toute sa gloire. De sorte Seigneur, que pour accomplir la volonté des Dieux, il faudra que p. 18Cyrus regne par vostre moyen : et je ne sçache nulle autre explication à donner a tous ces prodiges, sinon que vous ferez un jour regner Cyrus, en luy donnant la Princesse Mandane, qui est vostre unique heritiere. Je voy bien que mon discours vous irrite, au lieu de vous appaiser : cependant je suis obligé de vous dire de la part des Dieux que je sers, et que j'ay consultez par des Sacrifices extraordinaires, depuis la prison de ce Prince ; que si vous le faites mourir, vous renverserez vostre Empire ; vous rendrez tous vos Sujets esclaves de vos ennemis ; et peut-estre mesme que. . . . .
Épisode 4 : Le palais pris d'assaut – 4 min.
Dans les rues, l'insurrection éclate. Le peuple réclame Artamene. A l'extérieur, les Persans attaquent la ville en recourant à toutes sortes de techniques d'assaut. Ils parviennent finalement à l'envahir. Metrobate, conscient de la situation désespérée, tente de s'allier à Cyrus en lui proposant de tuer Ciaxare. Il est brutalement éconduit. Au moment où les insurgés sont sur le point de prendre possession du palais, Cyrus apparaît, libre.
Lire l'épisode ⬇Comme Thiamis alloit continuer son discours et que Ciaxare irrité de la hardiesse de ses paroles l'alloit interrompre : l'on entendit un grand redoublement de cris, dans une grande Place qui estoit devant la porte du Chasteau. Ariobante et Megabise furent à un Balcon qui y respondoit, et virent que c'estoit une multitude estrange de Peuple et de Soldats meslez ensemble ; sans ordre et sans Chefs, qui demandoient Artamene. Une action si hardie obligea encore Thiamis à vouloir dire quelque chose au Roy : mais il le rebuta tout en colere, et parut encore plus irrité. De sorte qu'Ariobante envoya Megabise adroitement advertir le Roy de Phrigie, que rien ne fléchissoit Ciaxare. Cependant quoy que Thiamis eust esté refusé, il ne voulut point sortir du Chasteau, et demeura dans une autre chambre : esperant tousjours de trouver quelque moment favorable, qui le feroit mieux escouter. Durant cela Metrobate fut adverty que l'Armée entiere p. 19estoit aux portes de la Ville, qui vouloit qu'on les luy ouvrist : il voulut d'abord cacher cette mauvaise nouvelle au Roy, mais il falut enfin qu'il la sçeust : de sorte que ce Prince fut en un estat le plus estrange que l'on se puisse imaginer. Il estoit dans un Chasteau avec peu de monde, et dans une Ville souslevée, de qui les portes estoient gardées par des gens qui estoient veritablemen à a luy : mis qui estoient attaquez dehors par une Armée de cent mille hommes, et dedans par une grande partie des habitans. Cependant dans l'aveuglement où il estoit, il accusoit encore Cyrus de tous ces malheurs : et ne consideroit pas qu'il n'en estoit que la cause innocente. Jamais il ne s'est rien veû de pareil, ny au dehors ny au dedans d'une ville : toute l'Armée faisoit retentir l'air du glorieux nom d'Artamene, et de celuy de Cyrus : les Soldats de Metrobate qui deffendoient les Murailles, n'avoient pas peu d'occupation : car on voyoit à la fois cent échelles dressées contre ces Murs, sur lesquelles des Soldats couverts de leurs Boucliers, et formant cette espece de Bataillon que les Anciens appelloient Tortuë, se pressoient pour monter et pour gagner le haut, malgré la resistance des autres. Quelques uns tomboient, et faisoient tobmer ceux qui les suivoient : quelques autres plus fermes et plus heureux, renversoient leurs ennemis ; s'acrochoient aux Creneaux, et demeuroient apres en estat de combattre sur la Muraille, pour faciliter l'entrée de la Ville à leurs compagnons par cét endroit. p. 20Que si la valeur de ceux qui escaladoient les Murs estoit grande, celle de ceux qui portoient les Beliers aux Portes ne l'estoit pas moins. Le nom d'Artamene estoit le signal qui regloit le furieux mouvement de ces terribles Machines ; que mille bras animez par des coeurs qui desiroient sauver Cyrus, poussoient avec une violence extréme : ce qui n'empeschoit pas toutefois, que le mouvement n'en fust aussi égal et aussi reglé, que si un seul bras les eust fait agir : tant il est vray que lors que des Soldats servent par inclination ils servent bien. Cette force unie et ramassée de tant de personnes zelées pour le salut de Cyrus, donnoit de si grands coups, que non seulement les Portes, mais toutes les Murailles en estoient ébranlées : et le son retentissant de ces Beliers, dont la teste estoit de ce Cuivre fin, que l'on appelloit or de Corinthe ; avoit quelque chose de si terrible, que le bruit du Tonnerre ne l'est gueres davantage. Plus de cent de ces Machines de guerre, que l'Antiquité apelloit des Balistes et des Catapultes, jettoient incessamment sur les Murailles et dans la Ville, une gresle de dards et de pierres : en vain l'on tiroit sur les Soldats qui montoient aux eschelles, et sur ceux qui poussoient les Beliers : puis qu'il n'y en avoit pas plustost un de mort, qu'il y avoit presse à prendre sa place. Le dedans de la Ville n'estoit pas plus tranquile que le dehors : et tout le Peuple estoit si animé, que l'on ne peut rien imaginer de si terrible. Les Rois de Phrigie et d'Hircanie eussent p. 21bien voulu que les affaires n'eussent pas pris une face si estrange ; et ils estoient au desespoir d'estre contraints de se servir d'un remede si dangereux : n'y ayant rien au monde de plus à éviter, que la rebellion des Peuples. Mais il faloit bien lors tolerer, ce qu'on ne pouvoit empescher : ils ne laissoient pas toutes fois de retenir cette populace autant qu'ils pouvoient : croyant tousjours qu'il suffisoit pour sauver Cyrus, de donner quelque sentiment de crainte à Ciaxare. Cependant en fort peu de temps les Portes de la Ville furent rompuës, et les Murailles abandonnées par ceux qui les deffendoient : qui ne sçachant où se retirer, furent tuez et par ceux de dehors, et par ceux de dedans aussi. Cette grande Armée entrant donc avec violence dans Sinope par divers endroits, et ne s'arrestant point à piller les Maisons, le Chasteau se trouva en un moment environné de tant de monde, que la seule veuë en faisoit fremir. Metrobate n'eust plus songe qu'à la fuite, s'il en eust pû trouver les moyens : mais le Peuple gardoit aussi bien du costé de la mer que du costé de la terre ; de sorte que Ciaxare luy mesme ne pensoit plus qu'à mourir en se deffendant, apres avoir fait mourir Cyrus. C'estoit en vain que Thiamis et Ariobante vouloient parler : car ce Prince n'escoutoit plus rien que sa fureur et son desespoir. Cependant Metrobate le plus méchant d'entre les hommes, ne sçachant plus que faire, ny qu'imaginer, s'en alla dans la chambre de Cyrus, et contrefaisant le pitoyable et le genereux, p. 22il luy dit que s'il vouloit luy donner sa parole, de faire deux choses qu'il luy diroit, il le mettroit en liberté. Ce Prince n'ayant voulu luy rien promettre, qu'il ne sçeust auparavant ce qu'il desiroit de luy : il fut enfin contraint de luy dire, que ce qu'il souhaittoit en cette rencontre estoit qu'il luy donnast le Gouvernement de Pterie pour sa seureté, et qu'il se deffist de Ciaxare : s'offrant de luy en donner les moyens, et d'executer mesme la chose. Car Seigneur, luy dit ce méchant homme, c'est le seul chemin qui vous reste d'éviter la mort, et de vous rendre Maistre de toute l'Asie. Une proposition si criminelle, donna tant d'horreur à Cyrus, qu'il chassa Metrobate de sa chambre avec injure : et par bonheur un des Soldats qui gardoient cét illustre Prisonnier, et qui se trouva genereux, entendit toute cette conversation. Ce traistre voyant donc qu'il ne sçavoit que faire, ne songea plus qu'à perir, et qu'à faire perir avecque luy, tout ce qui estoit dans le Chasteau : Neantmoins comme il s'imaginoit tousjours, que peut-estre pourroit il arriver quelque chose, où la personne de Cyrus luy pourroit servir, il ne se hastoit pas de le faire tuer comme il le pouvoit. Cependant le bruit se redouble : c'est en vain que les Rois et les Princes veulent retenir les Soldats : car comme la plus grande partie d'entre eux n'estoient pas nais Sujets de Ciaxare ; qu'ils estoient de Peuples nouvellement assujettis ; et qu'ils estoient animez par les trente mille Persans, qui vouloient delivrer leur Prince ; ils n'avoient pas p. 23dans le coeur ce profond respect qui doit estre ineffaçable de l'ame des Sujets, quels que puissent estre leurs Rois : De sorte que tout estoit prest d'aller à l'extréme violence. Ils apportoient desja des échelles : et je pense qu'ils eussent mesme aporté du feu pour embraser le Chasteau, s'ils n'eussent eu peur de brusler Cyrus, en bruslant ceux qui le vouloient perdre. Cent hommes portant un Belier, estoient desja preparez pour s'avancer vers la porte du Chasteau, soutenus de deux mille autres pour donner l'assaut, quand la bréche seroit faite ; et ceux-cy de plus de cent mille : lors que l'on entendit un grand bruit vers la main gauche, qui dans la confusion des voix, ne laissoit pas de faire connoistre malgré le tumulte, que c'estoient des cris d'allegresse. Un moment apres, les Rois de Phrigie et d'Hircanie, accompagnez de Persode, d'Artibie, d'Adusius, d'Artabase, du Prince de Paphlagonie, de Thimocrate, de Philocles, et de beaucoup d'autres ; virent paroistre Thrasibule, Hidaspe, Aglatidas, et le fidele Orsane, qui conduisoient Cyrus, qu'ils avoient delivré heureusement par une fenestre de sa chambre, qui donnoit dans les fossez du Chasteau, dont ils avoient arraché les grilles, un moment apres que Metrobate l'avoit quitté. Cette veuë fit un effet prodigieux : et tout ce qu'il y eut d'hommes en ce lieu là, prononcerent le nom de Cyrus, ou celuy d'Artamene : parce qu'ils luy donnoient encore indifferemment l'un et l'autre.
Épisode 5 : La générosité de Cyrus – 6 min.
Dans les rues, l'insurrection éclate. Le peuple réclame Artamene. A l'extérieur, les Persans attaquent la ville en recourant à toutes sortes de techniques d'assaut. Ils parviennent finalement à l'envahir. Metrobate, conscient de la situation désespérée, tente de s'allier à Cyrus en lui proposant de tuer Ciaxare. Il est brutalement éconduit. Au moment où les insurgés sont sur le point de prendre possession du palais, Cyrus apparaît, libre.
Lire l'épisode ⬇Cependant ce Prince genereux, p. 24apres avoir veû d'un coup d'oeil les Eschelles, les Beliers, et tous les aprests faits pour l'attaque du Chasteau ; sans rien dire de son intention à ses illustres Amis, comme il fut arrivé dans la Place l'Espée à la main (car on luy avoit donné une en le delivrant) tout d'un coup se separant de ceux qui l'environnoient, et qui le vouloient salüer : il s'eslança vers la porte du Chasteau : si bien que Ciaxare qui s'estoit mis à un Balcon pour voir quelle estoit la cause des cris de joye que l'on entendoit ; vit que Cyrus s'estoit separé de ses Liberateurs : et s'estoit mis, comme je l'ay desja dit, devant la porte du Chasteau, en posture de le vouloir deffendre, contre ceux qui n'avoient entrepris de l'attaquer que pour sa liberté. Cette action qui fut veuë de cent mille personnes differentes, causa une pareille admiration en leur ame, et suspendit les actions de tous également. Ciaxare ne sçavoit pas trop bien si ce qu'il voyoit estoit veritable, luy qui croyoit un moment auparavant que Cyrus estoit prisonnier. Cependant ce genereux Prince s'approchant tousjours davantage de cette Porte ; tenant son Espée d'une main, et faisant signe de l'autre qu'il vouloit parler : il se fit en un instant un aussi grand silence, que le bruit avoit esté tumultueux. Ne pensez pas mes Liberateurs (dit il à Thrasibule, à Hidaspe, à Aglatidas, et à Orsane) que j'aye accepté la liberté pour m'en servir contre le Roy : Non non, je n'aime pas si peu la gloire que je ne la prefere à la vie ; et si je suis sorti de prison, ç'a p. 25esté mes Compagnons (dit il en regardant les Soldats) pour venir vous aprendre à respecter mieux vostre Maistre. Ne me forcez donc pas à me servir contre vous, de cette mesme Espée qui vous a quelquefois rendus Victorieux : obeïssez, obeïssez aveuglément aux commandemens du Roy : et s'il vous demande ma teste, il la luy faut donner sans repugnance. Quoy (adjousta t'il encore, en redoublant l'ardeur avec laquelle il parloit) vous ay-je apris à vous rebeller contre vostre Roy ? Et avez vous veû en quelqu'une de mes actions, que je fusse capable d'approuver ce que vous faites ? Non non, ne vous y trompez pas : je ne sçaurois vous estre obligé d'une action si criminelle : et qui me rend coupable aussi bien que vous : Car enfin apres ce que vous avez fait, je ne suis plus innocent : et je trouve que sans injustice le Roy peut faire mourir un homme, qui sousleve tous ses Sujets contre luy. Posez donc les armes ; et si vous me voulez servir : que tous les Soldats retournent au Camp ; que tous les habitans aillent en leurs Maisons : et je m'en retourneray prendre mes fers ; apres avoir demandé vostre grace au Roy. Cyrus ayant cessé de parler, il se fit un grand bruit dans cette Place : ceux qui n'avoient pas entendu ce qu'il avoit dit, le demandoient aux autres : ceux qui l'avoient oüy, en poussoient des cris d'admiration : et tous ensemble disoient pourtant, qu'il faloit mourir mille et mille fois, plustost que de le laisser perir. Voyant donc qu'on ne luy obeïssoit pas, il se tourna alors p. 26vers le Chasteau ; et haussant la voix autant qu'il pût, en regardant vers le Balcon où estoit Ciaxare : Commandez Seigneur, luy dit il, commandez que l'on me laisse entrer, afin que je puisse mourir en vous deffendant contre vos Sujets rebelles. Trasibule, Hidaspe, et Aglatidas, qui eurent peur qu'en effet on ne le reprist, voulurent se ranger aupres de luy : mais les regardant avec beaucoup d'émotion, Non, leur dit il, trop genereux Amis, n'aprochez pas davantage : si vous ne voulez que ne pouvant me resoudre de tourner la pointe de mon Espée contre vous, je la tourne contre moy mesme. Pendant que ces choses se passoient dans cette Place avec tant d'agitation, il y en avoit encore davantage dans l'ame du Roy : car au mesme instant qu'il eut veû Cyrus en la genereuse posture où il s'estoit mis, un Soldat venant se jetter à ses pieds, Seigneur, luy dit il, l'illustre Prisonnier que mes Compagnons et moy gardions s'est échapé : mais s'il m'est permis de le dire, Vostre Majesté ne doit pas estre en peine : car il est trop genereux pour luy vouloir nuire : et c'est la fuitte du meschant Metrobate, adjousta t'il, qui vous doit beaucoup plus inquieter. Le Roy estoit si surpris et si troublé, et de ce qu'il voyoit, et de ce qu'il n'eust peut estre pas eu l'esprit assez libre pour s'informer de ce que cét homme luy vouloit dire : si Thiamis et Ariobante qui s'estoient raprochez de ce Prince, ne luy en eussent donné la curiosité. Mais enfin ayant pressé ce Soldat de parler, il dit au Roy en peu de p. 27mots, comment il avoit entendu la proposition que Metrobate avoit faite à Cyrus de le sauver, pourveû qu'il luy donnast le Gouvernement de Pterie, et qu'il voulust faire mourir Ciaxare. Thiamis et Ariobante ne perdirent pas une si favorable occasion : et exagererent comme il faloit, une si horrible méchanceté. Le Roy en doutoit pourtant encore : lors que ce Soldat continuant son discours, Seigneur, adjousta t'il, pour vous prouver en quel que façon ce que je dis ; je n'ay qu'à vous aprendre que Metrobate n'a pas plustost sçeu la fuitte de Cyrus, qu'au lieu de vous en advertir, il n'a plus songé qu'à la sienne. Et comme les Eschelles estoient encore à la fenestre par laquelle on a delivré Cyrus, il s'est servy de cette voye pour sortir du Chasteau : ayant emmené avec luy une partie de mes Compagnons. Pour moy, dit il encore, je serois venu vous advertir au mesme instant, de ce que j'avois entendu, si j'en eusse eu le pouvoir : mais estant engagé dans l'Antichambre de Cyrus, lors que Metrobate y est venu, je n'en ay pû sortir jusques à ce que par sa fuitte il n'y a plus eu d'obstacle qui m'en ait empesché. Le Roy se trouva alors fort troublé : neantmoins ne voulant pas se fier tout à fait au discours de cet homme, il envoya chercher par tout dans le Chasteau si on ne trouveroit point Metrobate : ou s'il n'auroit point esté tué, par ceux qui avoient delivré Cyrus. Mais il sçeut que Cyrus avoit esté delivré, sans qu'il y eust eu de resistance : parce que l'on ne s'en estoit aperçeu p. 28qu'apres. Il sçeut mesme que lors que Metrobate estoit allé la seconde fois à la Chambre de Cyrus, ç'avoit esté avec intention de le faire tüer, quoy qu'il n'en eust point eu d'ordre : et que l'ayant trouvé sauvé, il s'estoit en effet sauvé luy mesme, de la façon dont le Soldat l'avoit dit. Quoy Seigneur, reprit Thiamis, vous resisterez encore au Ciel et à la Terre ? et vous ne voudrez pas voir l'innocence de Cyrus, en voyant le crime de Metrobate ? Je sçay bien (respondit Ciaxare tout hors de luy mesme) que Cyrus est genereux : mais je ne voy pas aussi clairement qu'il soit innocent. Comme il en estoit là, il vit entrer Martesie, Chrisante, Feraulas, Araspe, Artucas, Andramias, et Ortalque : car dans la frayeur qui avoit saisi les Soldats depuis que Metrobate s'estoit sauvé, qui seul les avoit mis dans le Chasteau, ils avoient abandonné le soing de leurs Prisonniers. Ciaxare tout surpris de cette veuë, et ne sçachant s'il estoit en seureté de sa personne parmy tant de gens qu'il avoit mal-traitez ; se tint pourtant assez ferme : et demanda fierement à tous ces gens qui l'environnoient s'il n'estoit plus Roy ? puis qu'ils avoient la hardiesse de perdre le respect qu'ils luy devoient. Seigneur, reprit Chrisante, voyant que nos Gardes nous abandonnoient, nous avons bien jugé que vostre Majesté auroit peut-estre besoin de nous : et j'ay creû, adjousta Martesie, qu'il importoit à vostre gloire, et à vostre conservation, de vous dire encore une fois, que Cyrus est innocent. Voyez Seigneur (luy dit encore p. 29Thiamis, le forçant de regarder la derniere action que Cyrus avoit faite, en empeschant ses Amis d'approcher de luy) si vous avez sujet d'apprehender les serviteurs d'un tel Maistre : luy qui a la generosité de s'opposer à sa propre delivrance, et d'estre ennemi de ses Liberateurs. O Dieux, s'escria Ciaxare, que feray-je ; et que puis-je, et que dois-je faire ? Me commander, respondit Thiamis, d'aller vous querir le genereux Cyrus : avec intention de le bien recevoir, et de le traitter comme il merite de l'estre. Mais il a intelligence avec mon Ennemy, reprit le Roy : Voyez Seigneur, par ce que fait ce Prince, repliqua Ariobante, s'il y a apparence que cette intelligence soit criminelle, veû sa façon d'agir. Mais il en a du moins une avec ma Fille, adjousta t'il, qui ne peut estre innocente. Vous le verrez Seigneur, reprit Martesie, par le Billet que je vous presente : et que par bonheur j'ay retrouvé icy dans le Chambre où l'on m'a mise, qui avoit autrefois esté la mienne. Ce Billet n'a jamais esté veu que de Cyrus : qui mesme n'en a point parlé, ny à Chrisante, ny à Feraulas : et la Princesse quoy qu'il fust fort innocent, ne voulut pourtant pas qu'il demeurait dans ses mains : c'est pourquoy il le remit dans les miennes. Je creus que je l'avois perdu : mais le bonheur a fait qu'il s'est trouvé dans une Cassette que l'on renvoya de Themiscire à Sinope : et je vous l'aporte Seigneur, afin de vous faire voir si Mandane est fort criminelle. Ciaxare prenant alors ce Billet, qu'il p. 30connut d'abord pour estre escrit de la main de la Princesse sa fille ; y leût ces paroles, avec beaucoup d'attention quoy qu'avec beaucoup de trouble.
LA PRINCESSE MANDANE A CYRUS.
Puis que vous desirez que je vous escrive ma derniere volonté, je vous diray la mesme chose que je vous ay desja dite ; qui est que toutes les obligations que je vous ay, et tous les services que vous avez rendus au Roy mon Pere, ne sçauroient jamais m'obliger à manquer à rien de tout ce que peut exiger de moy, la plus rigoureuse et la plus exacte vertu. Je sçay bien que vous n'avez rien desiré contre cela ; c'est pourquoi vous ne devez pas estre surpris si je continuë de vous dire, que si vous ne trouvez les voyes de vous faire connoistre au Roy mon Seigneur, et de vous en faire agreer, dans le temps que je vous ay marqué ; il faut que vous vous en retourniez en Perse, et que vous ne me voiyez jamais. Voila tout ce que je puis : et peut-estré plus que je ne dois.
MANDANE.
Épisode 6 : Ciaxare réhabilite Cyrus – 7 min.
Ciaxare se rend compte de son erreur et ordonne la liberté de Cyrus. Thiamis communique à ce dernier la nouvelle et l'invite à se rendre auprès du roi. Lequel entre temps s'est fait donner toutes les explications sur les événements des derniers mois. Martesie, en particulier, éclaire la question du portrait : ce n'est pas Mandane qui l'a donné à Cyrus. Cyrus se présente devant Ciaxare et lui manifeste sa soumission. On décide d'un sacrifice pour remercier les dieux.
Lire l'épisode ⬇Le Roy ayant leû cette Lettre, et ayant encore veû Cyrus s'opposer à ses Amis, et commander aux Soldats de mettre bas les Armes : qu'il vive, dit il, qu'il vive cét heureux Cyrus, que sa propre vertu deffend mieux dans mon coeur, que les cent mille hommes qui sont armez pour le sauver. C'est à vous sage Thiamis, dit il en le re-gardant, à donner cette nouvelle aux Soldats : et à vous p. 31Ariobante, à donner les ordres necessaires pour la seureté du Chasteau. Ha Seigneur (s'ecrierent Chrisante, Feraulas, Andramias, et tous ceux qui estoient dans la Chambre) tant que Cyrus vivra, vostre Majesté n'a rien à redouter. Cependant Thiamis qui voulut executer promtement les ordres du Roy, et ne luy donner pas loisir de se repentir d'un si favorable Arrest : descendit à la porte du Chasteau, suivy de tous les Mages qui l'y avoient accompagné. D'abord qu'on l'ouvrit, Cyrus s'en approcha : et se mit en mesme temps en estat d'y entrer, et en posture d'en vouloir deffendre l'entrée aux autres. Tous ses Liberateurs s'avancerent en un moment : tous les Capitaines et tous les Soldats se mirent également à crier, qu'il ne faloit pas souffrir qu'il entrast : et cette multitude de gens armez se pressant et s'avançant, comme si elle eust eu de fiers ennemis à combattre : il se fit un retentissement d'armes et de voix espouvantables. Mais enfin la porte du Chasteau estant ouverte, et ne voyant paroistre que des Mages et des Sacrificateurs au lieu de Soldats, ce tumulte s'alentit : chacun demeura à sa place, et se teut, attendant impatiemment ce que Thiamis avoit à dire. Cyrus salüa alors ce Mage avec beaucoup de respect : et baissant son Espée, et le regardant avec aussi peu d'émotion que s'il ne se fust pas agy de sa vie ; est-ce de vostre main, luy dit il, sage Thiamis, que je dois reprendre mes fers ? Non, luy respondit il, car les Ministres des Dieux, ne s'abaisseroient p. 32pas jusques à executer les injustices des hommes. Mais genereux Prince, je viens vous annoncer la liberté que le Roy vous accorde : la fuite de Metrobate a dissipé la preoccupation de son ame : et les Dieux à qui vous estes cher, vous ont tiré par vostre propre vertu, d'un danger qui paroissoit presque inevitable. Venez donc Triompher, venez, luy dit il, achever par vostre presence, de remettre dans l'ame du Roy, la tendresse qu'il a euë pour vous. Cyrus faisant alors une profonde reverence à Thiamis, c'est sans doute plustost, luy dit il, à vos prieres qu'à ma vertu, que je dois l'heureux changement du Roy : mais sage Thiamis, me traitte t'il en accusé justifié, ou en criminel à qui il fait grace ? Vous le sçaurez de sa propre bouche, reprit Thiamis : à peine ce Mage eut il achevé de prononcer ces paroles, que Cyrus se tournant vers ses illustres Amis, les pria de le laisser entrer seul : mais il ne fut de long temps en estat d'oüir leur response : car cette heureuse nouvelle ayant passé de bouche en bouche, tout le monde en poussa des cris d'allegresse. La défiance s'empara pourtant durant quelques momens de beaucoup d'esprits : et ils ne pouvoient se resoudre à se fier à rien, apres tout ce qui estoit arrivé. Les uns vouloient avoir des Ostages ; les autres demandoient si Thiamis, de qui la sagesse et la probité estoient connuës de tout le monde, leur en respondoit : de sorte que s'entendant nommer par tant de voix, et par tant de personnes differentes ; Non non (leur dit le p. 33plus haut qu'il pût ce sage Sacrificateur) ne craignez rien, en me confiant la personne de Cyrus : je suis veritablement accoustumé à conduire les Victimes au pied des Autels : mais je n'en meine point entre les mains des Bourreaux. J'appaise les Dieux par des Sacrifices, et je ne sers point à la vangeance des hommes. Tesmoignez donc vous mesme par vostre obeïssance, leur dit il encore, que vostre zele n'a eu que de bons principes ; et ne nuisez pas à vôtre illustre General en le voulant servir. Pendant cela, le Roy de Phrigie, celuy d'Hircanie, Persode, Thrasibule, Artibie, le Prince de Paphlagonie, Hidaspe, Artabase, Thimocrate, Philocles, Leontidas, Megabise, Aglatidas, Orsane, et beaucoup d'autres s'aprocherent ; et demanderent du moins la permission de suivre Cyrus dans le Chasteau : mais Thiamis pour accommoder les choses, leur dit qu'il estoit à propos qu'il n'y en eust qu'une partie, afin que l'autre tinst les Soldats et le Peuple dans le devoir : de crainte que quelque terreur panique ne les soulevast de nouveau : et ne leur fist imaginer que Cyrus seroit mal traité, Que de plus, il estoit encore à propos de tascher de prendre Metrobate, qui estoit sorti du Chasteau : ainsi apres une assez longue contestation, Cyrus entra, suivi seulement du Roy de Phrigie, d'Hidaspe, d'Artabase, d'Adusius, de Thrasibule, et d'Aglatidas : le Roy d'Hircanie et tous les autres demeurant à donner les ordres necessaires pour empescher une nouvelle émotion. p. 34Cependant Thiamis n'avoit pas esté plustost parti d'aupres du Roy, que ce Prince estoit entré dans son Cabinet : où il avoir fait seulement apeller Chrisante et Martesie. Comme ces deux Personnes avoient toutes deux beaucoup d'esprit et beaucoup d'adresse, elles dirent tant de choses à Ciaxare, qu'elles rendirent enfin son ame capable d'escouter avec quelque plaisir la justification de Cyrus. Car comme il ne faloit plus faire un secret ny de sa naissance, ny de sa passion, il leur estoit beaucoup plust aisé qu'auparavant de luy faire voir son innocence. Chrisante avoüa alors avec ingenuité, de quelle nature estoit l'intelligence qu'avoit euë Cyrus avec le Roy d'Assirie : et luy fit si bien comprendre que cette intelligence n'avoit pas esté criminelle, que le Roy luy mesme en soupira de douleur : voyant en quel estat ce pretendu crime l'avoit conduit. Martesie de son costé, justifiant aussi sa Maistresse, luy disoit en peu de paroles, avec tant de sincerité, comme la chose s'estoit passée : que luy mesme ne trouvoit plus avoir sujet de se pleindre. Il n'y avoit que ce Portrait qui avoit esté trouvé dans la Cassette de Cyrus, qui luy donnoit je ne sçay quelle idée d'une affection trop galante, pour une Princesse d'une aussi grande vertu que Mandane. Car encore que Martesie luy eust dit qu'il avoit esté fait pour la Princesse de Pterie, il n'en avoit point de preuve : mais par bonheur Martesie s'estant souvenuë d'une chose qui pouvoit entierement l'esclaircir là dessus : Seigneur, luy dit-elle, p. 35Ariobante, qui comme vous sçavez estoit frere de la Princesse de Pterie, pour qui ce Portrait avoit esté fait, vous pourra assurer que je ne ments pas, et le pourra reconnoistre, si vostre Majesté le luy montre : car je me souviens qu'il estoit chez la Princesse le jour qu'il fut achevé : et que la Princesse sa Soeur estant tombée malade le lendemain, elle envoya Ariobante pour le demander comme un remede à son mal. Mais le Peintre l'ayant voulu remporter, parce qu'il vouloir retoucher quelque chose à l'habillement, elle ne pût la satisfaire ; et cette Princesse mourut de cette maladie sans l'avoir reçeu, comme je l'ay desja dit à vostre Majesté. Comme Martesie disoit cela Ariobante entra qui rendit compte au Roy de l'ordre qu'il avoit donné pour la garde du Chasteau : c'est pourquoy Ciaxare ouvrant la Cassette de Cyrus, qui estoit tousjours demeurée dans son Cabinet, depuis le jour que le méchant Metrobate l'y porta : il en tira le Portrait de Mandane ; et le faisant voir à Ariobante, il luy demanda s'il se souvenoit de l'avoir veû autrefois ? Ouy Seigneur (luy respondit il, apres l'avoir consideré quelque temps) je l'ay sans doute veû, et mesme plus d'une fois : car je le vy lors que la Princesse eut la bonté de le faire faire pour ma soeur : et je le vy encore porter à Martesie quelques jours devant que la Princesse fust enlevée par le Roy d'Assirie. Je me souviens de plus, que je luy voulus persuader qu'ayant esté destiné pour ma soeur, elle jouïssoit d'un bien qui m'apartenoit, puis que p. 36je luy avois succedé. Ha ! Seigneur, s'écria Martesie, je ne me souvenois plus de cette derniere circonstance, qui acheve ce me semble de justifier pleinement la Princesse : puis que vostre Majesté sçait bien qu'elle n'a pas veû Cyrus depuis ce temps là : et qu'ainsi elle ne peut pas luy avoir donné ce Portrait. Les choses estoient en ces termes, lors que Thiamis fit advertir le Roy qu'il luy amenoit Cyrus : qui pour paroistre avec plus de soumission devant Ciaxare, avoit en passant dans l'Anti-chambre laissé son Espée à Feraulas, qu'il y avoit embrassé avec beaucoup de joye : aussi bien qu'Andramias, Artucas, et Araspe ; leur demandant pardon des maux qu'ils avoient soufferts pour l'amour de luy. Or Ciaxare en cét instant se souvenant de tout ce qu'il devoit à Cyrus, du temps qu'il estoit Artamene : et de ce que ce mesme Artamene venoit de faire en sa presence sous le nom de Cyrus : il calma enfin son esprit, et commanda qu'on le fist entrer. Martesie suivie de la Fille qui l'accompagnoit voulut sortir du Cabinet du Roy : Mais Ciaxare la retenant, non non, luy dit il, Martesie, il faut que vous ayez vostre part à la paix, comme vous l'avez euë a la guerre. Un moment apres le Roy de Phrigie entra, qui voulut dire quelque chose au Roy pour s'excuser : mais Ciaxare luy prenant la main et la luy serrant : ne parlons point d'excuse, luy dit il ; car j'en aurois plus à vous faire de ne vous avoir pas creû, que vous ne m'en devez de ne m'avoir pas obeï. Le sage Thiamis suivit d'assez prés le p. 37Roy de Phrigie, conduisant Cyrus qu'il presenta à Ciaxare : ce Prince voulut alors se jetter à ses pieds, comme s'il eust esté criminel, tant le Pere de Mandane estoit respecté de luy : mais le Roy l'en empeschant, le releva en l'embrassant tendrement : et luy demanda si Cyrus pourroit bien oublier toutes les injures que l'on avoit faites à Artamene ? Artamene n'oubliera jamais vos biens-faits, luy repliqua t'il, et ne souffrira pas que Cyrus soit jamais ingrat. Mais Seigneur, poursuivit il, je supplie tres humblement vostre Majesté, aujourd'huy que je puis respondre precisément à tout ce qu'elle me peut demander, et sans luy rien déguiser de la verité : de me faire l'honneur de me dire, s'il luy demeure quelque soubçon de ma fidelité ? et si elle m'accuse encore d'avoir manqué au respect que je luy devois : puis que si je ne la satisfais pas pleinement par mes raisons, je suis encore tout prest de subir tel chastiment qu'il luy plaira de m'ordonner. Car Seigneur, quelques sentimens que l'on vous ait donnez de Cyrus, je puis vous asseurer qu'il sera toute sa vie soumis à vos volontez : mais de telle sorte, poursuivit il, que vous n'avez pas plus de droit de commander au moindre de vos Sujets, que ma propre inclination vous en donne sur moy. Voila Seigneur, quels sont les veritables sentimens de ce Destructeur de l'Asie : de cét Usurpateur qui veut renverser des Throsnes, et regner par d'injustes voyes. Vous pouvez bien juger Seigneur, qu'un Prince qui s'est caché a trente p. 38mille Subjets du Roy son Pere qui estoient dans vostre Armée, n'avoit pas de desseins fort ambitieux : luy qui par la crainte de vous offencer, a pensé perdre la vie, sans faire sçavoir sa condition. Cessez, (luy respondit Ciaxare, en l'embrassant tout de nouveau les larmes aux yeux, cessez de vous justifier : car plus vous le faites, plus vous me noircissez, et plus je parois coupable ; et il est bon pour ma gloire que vous ne paroissiez pas si innocent. Je suis assez criminel, reprit modestement Cyrus, d'avoir eu le malheur de vous déplaire : et d'estre la cause innocente de la rebellion de vos Subjets. J'ose toutefois vous supplier (adjousta Cyrus, d'une façon fort respectueuse) de me vouloir charger seul de leur crime : et de les vouloir tous punir en ma personne. Non (luy repliqua le Roy, avec beaucoup de bonté) la veuë de Cyrus, ayant renouvellé dans mon coeur toute la tendresse qu'il avoit euë pour luy, je ne feray pas ce que vous dittes : au contraire je les recompenseray tous en vostre personne, de m'avoir empesché de commettre une effroyable injustice : et de priver toute l'Asie de sa plus grande gloire, et de son principal ornement. Cependant, adjousta le Roy, pour remettre le Peuple et les Soldats dans leur devoir, allez reprendre vostre Charge : commandez leur de s'en retourner au Camp : et preparez les, et preparez vous aussi vous mesme, à aller dans peu de jours en Armenie, pour y delivrer Mandane de sa captivité. Ha Seigneur, repliqua Cyrus, p. 39je n'en demande pas tant : il suffit que j'obeïsse sans commander : et que vous m'accordiez seulement la liberté de combattre au premier rang, à la premiere Bataille que vous donnerez. Il n'y auroit personne, respondit le Roy de Phrigie, qui osast estre vostre General : et il n'y a personne qui ne tienne à gloire que vous soyez le sien. Les Dieux, interrompit Thiamis, estant les Autheurs de tous les biens qui nous arrivent, il seroit, ce me semble, à propos de les remercier demain par un Sacrifice solemnel. Vous avez raison mon Pere, luy dit le Roy, c'est pourquoy il faut que Cyrus face sortir les Troupes de Sinope, afin que nous puissions offrir ce Sacrifice avec plus de tranquillité.