Partie 4 (voir le frontispice) – Livre deuxième.
Gravure de la partie 4, livre 2.
Résumé de la séquence
Cyrus et ses amis apprennent que la tentative de libération de Mandane et de Palmis s'est avérée un échec : Cleandre s'est heurté à son rival Artesilas qui se trouvait au même endroit pour les mêmes raisons. Cyrus n'en est pas moins séduit par la personne de Cleandre, dont il fait la connaissance. Les hostilités entre le camp de Cyrus et celui de Cresus sont sur le point de reprendre. Araminte tente de prévenir de nouveaux conflits en rencontrant son frère, le roi de Pont, pour lui proposer de restituer Mandane. En vain. Cyrus, qui a appris entre temps que la princesse sera reconduite à Sardis, se propose d'attaquer le convoi sur le chemin.
Lire toute la séquence ⬇Épisode 36 : L'attaque d'Artesilas – 7 min.
L'arrivée imminente de Mandane, de Palmis et de Cleandre est source de joie et d'espoir pour Cyrus et ses amis. Mais Timocreon arrive, porteur d'une mauvaise nouvelle. À l'instant où Mandane et Palmis devaient sortir du temple, Cleandre et ses hommes ont été surpris par des hommes armés, commandés par Artesilas, résolu, lui aussi, d'enlever Palmis. Les princesses se sont alors cloîtrées dans le temple et un combat s'est engagé, qui s'est achevé par la mort du rival de Cleandre et la fuite de ce dernier, blessé, ainsi que de ses compagnons. Les fugitifs apprennent, grâce un écuyer d'Artesilas qu'ils ont recueilli, que c'est par un concours de circonstances que ce rival, désireux lui aussi d'enlever Palmis, était en embuscade au même moment avec ses hommes. Il n'en reste pas moins que désormais il est impossible de libérer les princesses.
Lire l'épisode ⬇p. 197Jamais l'esperance n'a donné de plus doux moments aux malheureux qu'elle a flatez, et jamais la crainte n'a aussi donné de plus cruelles inquietudes à ceux qu'on luy a veu tourmenter, que ces deux sentimens contraires en donnerent, et à Cyrus, et au Roy d'Assirie. Mandane delivrée, ou bien Mandane captive, occupoit tousjours leur esprit : p. 198et selon que cette image se presentoit à eux, ils avoient de la douleur ou de la joye ; quoy qu'ils eussent pourtant tousjours l'un et l'autre quelque déplaisir parmy leur satisfaction, de penser que si Mandane estoit en liberté, elle n'y estoit pas par leur assistance. Neantmoins comme elle devoit recevoir cét office par un Prince qui n'estoit point leur Rival, ce sentiment ne diminuoit pas beaucoup leur plaisir, dans les moments où ils en avoient : et il y avoit des instants, où ne doutant point du tout qu'ils ne vissent bien-tost leur Princesse ; ils songeoient desja chacun en particulier, comment ils se pourroient vaincre l'un l'autre, au combat qu'ils devoient faire. Trois jours se passerent de cette sorte, pendant lesquels Cyrus parla encore plusieurs fois à Sosicle, parce qu'il avoit veu sa Princesse à Ephese : et pendant lesquels aussi, le Roy de Phrigie entretint encore Thimettes et Acrate, avec beaucoup de satisfaction : par l'esperance qu'ils luy donnoient, qu'il reverroit sur le visage de Cleandre une ressemblance si parfaite de sa chere Elsimene, qu'il ne pourroit douter qu'il ne fust son Fils. La Princesse Araminte avoit aussi de la joye et de l'esperance, croyant que si une fois le Roy son Frere n'avoit plus la Princesse Mandane en son pouvoir ; il se resoudroit à estre Amy d'un Prince qui luy offroit de le remettre sur le Throsne ; et qu'ainsi elle pourroit un jour se voir en un estat plus heureux que celuy où elle estoit, pourveu que Spitridate revinst. La Reine de la Susiane, quoy que captive et un peu malade, avoit toutesfois la consolation d'estre servie avec le mesme respect que si elle eust esté à Suse : car Araspe executoit les ordres de Cyrus avec beaucoup de joye et d'exactitude : p. 199et mesme avec tant d'assiduité auprès de cette belle et sage Reine, que Cyrus qui l'aimoit se pleignit obligeamment de ce qu'il ne le voyoit presque plus. Enfin apres avoir passé trois jours de cette façon, comme je l'ay desja dit, Timocreon arriva : et fut trouver Sosicle son Fils, pour apprendre de luy comment le Roy de Phrigie avoit receu les choses que Thimettes, Acrate, et luy, avoient racontées à ce Prince. Ayant donc apris la verité de ce qu'il vouloit sçavoir, il fut à la Tente du Roy de Phrigie, dans la quelle Cyrus entra un moment apres que Thimettes qui avoit joint Timocreon le luy eut presenté, de sorte que ce Prince qui n'avoit point de secret pour luy, principalement en une occasion où il avoit autant d'interest qu'il y en pouvoit avoir, ne le vit pas plustost, que luy adressant la parole. Seigneur, luy dit-il, voila ce mesme Timocreon qui m'a conservé mon Fils : et qui vient vous aporter des nouvelles de la chose que vous avez tant d'envie de sçavoir : Mais je ne sçay point encore si elles sont bonnes ou mauvaises, parce qu'il ne fait que d'arriver. Elles sont du moins mauvaises pour moy infailliblement, reprit Cyrus, et je ne suis pas assez heureux, pour aprendre aujourd'huy la liberté de la Princesse Mandane. Il est vray, Seigneur, qu'elle n'est pas libre, repartit Timocreon, mais il n'a pas tenu à l'illustre Cleandre qu'elle ne le soit ; puis qu'il a fait des choses tres difficiles pour cela : et sans un malheur que l'on ne pouvoit prévoir, la Princesse Mandane et la Princesse Palmis seroient sans doute en liberté. Racontez-nous du moins, reprit l'affligé Cyrus, de quels moyens la Fortune s'est servie pour m'empescher d'estre heureux. Seigneur, répondit p. 200Timocreon, comme j'ay apris pat Thimettes que vous sçavez toutes choses jusques à son départ d'Ephese, je ne vous rediray point ce que l'on vous a desja dit ; mais je vous assureray que jamais entreprise n'a esté mieux conduite que celle-là. Car dés qu'Agesistrate eut adverty Menecée du jour que la Princesse Palmis devoit sortir, qui devoit estre suivie de la Princesse Mandane ; de deux Filles qui la servent ; et d'une qui est à la Princesse de Lydie : Menecée fit tenir la Barque preste dont il s'estoit assuré : les cinquante hommes que nous avions dans la Ville, se tenant en embuscade sur toutes les advenuës par où l'on eust pû venir à la porte du Temple, par laquelle les princesses devoient sortir. Outre cela, plus de trente Amis de Menecée, se joignirent encore avec Cleandre, qui se mit à la teste de douze ou quinze seulement : car on s'estoit ainsi partagé par petites Troupes, afin que cela ne fist rien soupçonner à ceux qui passoient. Il se plaça mesme le plus prés qu'il pût de la porte du Temple, y ayant un Chariot à six pas de là, pour conduire les princesses jusques à la Mer, qui en est assez proche, et où la Barque les attendoit. Comme il n'y avoit que des Sentinelles en ce lieu là ; parce que c'est une porte par où l'on ne sort que rarement, cela ne pouvoit faire aucun obstacle à cette entreprise : et sans mesme les tuër, il estoit aisé de s'assurer d'eux, sans que le Corps de garde le plus proche s'en aperçeust. Enfin, Seigneur, toutes choses estant disposées pour executer nostre dessein ; la Barque, comme je l'ay desja dit, estant preste ; le Chariot estant venu ; et tous nos gens estant placez, sur toutes les avenuës du Temple : Cleandre ne faisoit plus qu'attendre que la porte s'ouvrist. Et la p. 201chose alla jusques au point, qu'en effet elle s'ouvrit : et je vy la Princesse Palmis qui vouloit faire passer devant elle une Personne d'une beauté admirable, que je crois estre la Princesse Mandane, et que je ne fis qu'entre-voir. Car comme ces Princesses alloient sortir ; que nous avancions déja pour les recevoir ; et que le Chariot recula un pas afin qu'elles marchassent moins pour y entrer ; il sortit d'une maison qui est seule en cét endroit-là, plus de deux cens hommes armez, à la teste desquels estoit le Prince Artesilas. Je vous laisse donc à penser, quelle surprise fut celle de Cleandre, qui n'avoit songé qu'à se précautionner contre les efforts que pourroient faire les gens du Roy de Pont : lors qu'il se vit en teste le Prince Artesilas, qu'il croyoit estre auprès de Cresus. Mais si la surprise de Cleandre fut grande, celle d'Artesilas ne fut pas petite ; de voir Cleandre l'épée à la main, qui se mit dés qu'il l'aperçeut entre luy et la porte du Temple. Cependant aussi-tost que la Princesse Palmis vit Artesilas, elle recula, et fit r'entrer la Princesse Mandane comme elle : la porte de ce Temple fut à l'instant refermée : de sorte que Cleandre ne pouvant plus delivrer sa Princesse, et Artesilas ne la pouvant plus enlever, comme il en avoit eu le dessein : ces deux Rivaux furent l'un contre l'autre avec une fureur aussi grande, que la passion qui les faisoit agir estoit violente. Ils se dirent quelque chose l'un à l'autre, mais à mon advis ils ne s'entendirent gueres : cependant tous nos gens dispersez par diverses Troupes, se rassemblant autour de Cleandre, nous nous trouvasmes en estat non seulement de resister à Artesilas, mais mesme de le vaincre : et en effet Cleandre combatit avec tant de p. 202courage, qu'il tua son Rival de sa propre main, et plusieurs autres encore. De sorte qu'apres la mort de ce Prince, ce qui restoit des siens se dispersa, et disparut en un moment : si bien que si à l'heure mesme on eust r'ouvert la porte du Temple, nous pouvions encore delivrer les princesses. Mais nous eusmes beau fraper à cette porte, car à mon advis la frayeur estoit si grande parmy ces Filles, qu'elles n'oserent ouvrir : joint qu'en mesme temps tous les gens du Roy de Pont, et tous ceux du gouverneur d'Ephese vinrent à nous : et nous nous trouvasmes si accablez par la multitude, que c'est un miracle de voir que nous en soyons échapez. Car Cleandre ne pouvant se resoudre de se sauver dans la Barque qui nous attendoit, vouloit tousjours estre auprés de la porte de ce Temple : mais enfin voyant qu'il estoit absolument impossible de resister à tous ceux que nous avions alors sur les bras : et sentant aussi qu'il estoit blessé à la main droite, il se resolut de se retirer en combatant comme nous fismes, jusques dans nostre Barque, où nous entrasmes, malgré ceux qui nous poursuivoient : et nous nous éloignasmes du bord en diligence. Ils nous tirerent encore plusieurs Traits, et nous lancerent plusieurs Javelines : cependant quand nous fusmes assez loing pour ne craindre plus leurs fléches, nous regardasmes si la blessure de Cleandre estoit considerable : et nous vismes qu'elle estoit plus incommode que dangereuse. En suitte nous voulusmes voir si nous avions tous nos gens : et à la reserve de dix ou douze des Soldats que nous avions amenez à Ephese, et de ceux qui estans d'Ephese mesme ne voulurent pas s'embarquer avecque nous ; nous trouvasmes que nous p. 203n'avions perdu personne. Mais en faisant cette recherche, je trouvay parmy nous un Escuyer d'Artesilas, qui dans ce tumulte avoit encore mieux aimé entrer dans nostre Barque, que de se laisser tuer, ou de tomber vivant entre les mains du gouverneur d'Ephese. A peine eut il veu que je le reconnoissois, et que je le monstrois à Cleandre, que se jettant à ses pieds ; Seigneur, luy dit-il, je vous demande pardon d'avoit eu la hardiesse de chercher un Azile auprés de vous. Mon Amy, luy dit Cleandre, la haine que j'avois pour ton Maistre est morte avecque luy, et ne s'estendra pas jusques à toy. Mais, luy dit-il, apprens nous du moins par quelle rencontre prodigieuse, nous nous sommes trouvez aujourd'huy. Seigneur, reprit cét Escuyer, personne ne vous peut mieux dire que moy, quel estoit le dessein du Prince que je servois : car je n'ay que trop eu de connoissance de ses secrets, depuis la fuitte du Prince Antaleon. Et alors comme s'il eust creu meriter beaucoup auprés de Cleandre en noircissant son Maistre : au lieu de répondre precisément à ce qu'on luy demandoit, il dit encore ce qu'on ne luy demandoit pas, et nous raconta comment le Prince Artesilas avoit esté de la conjuration criminelle du Prince Antaleon. Ce n'est pas que nous ne l'eussions desja sçeu en allant de Sadrdis à Ephese : mais il nous le dit plus exactement. En suitte, il nous apprit que ce Prince ayant sçeu l'ordre que Cresus avoit envoyé à Agesistrate, par lequel il vouloit que la Princesse sa Fille prist l'habit des Vierges voilées, il avoit esté si desesperé, de voir que par là il auroit fait tant de crimes inutilement, qu'il s'estoit enfin resolu d'en faire encore un qui luy fust utile ; p. 204De sorte qu'il avoit formé le dessein d'enlever la Princesse. Que pour cét effet, il avoit quitté le Roy sur quelque pretexte : qu'il s'estoit déguisé ; qu'il avoit fait entrer des Soldats dans Ephese, déguisez aussi en Païsans, et les avoit enfermez dans cette maison d'où nous les avions veu sortir, et dont le Maistre avoit autrefois esté à luy. Il nous dit de plus, qu'Artesilas avoit resolu d'attendre durant quelques jours que l'on ouvrist la Porte de ce Temple pour s'en saisir, et pour aller prendre la Princesse Palmis, et l'emmener dans un vaisseau, dont il estoit asseuré : avec intention, si cette Porte du Temple ne s'ouvroit point durant trois jours, de la forcer pendant une nuit, et d'executer son entreprise comme il avoit voulu faire, lors qu'il nous avoit rencontrez, et que nous l'en avions empesché. Si bien que nous a prismes par le discours de cét Escuyer, que du moins Cleandre avoit fait que la Princesse n'avoit point esté enlevée par Artesilas : et que les Dieux s'estoient voulu servir de sa main, pour le punir d'avoir eu part à une conjuration si noire, comme avoit esté celle du Prince Antaleon. Cependant la nuit estant venuë, nous fusmes moüiller à une petite Ville où nous fismes penser Cleandre, et trois ou quatre Soldats qui estoient plus blessez que luy, et que nous y laissasmes avec des gens pour en avoir soing. En suitte quittant la Mer, et prenant des chevaux qui nous attendoient à cette Ville, et que nous y avions envoyez, en cas que nostre entreprise manquast, et que nous voulussions nous sauver par terre ; nous sommes venus icy. Nous nous sommes pourtant arrestez deux jours en chemin, pour envoyer sçavoir des nouvelles de la Princesse : p. 205et nous avons sçeu par un homme que Menecée a envoyé à la Personne qui l'a si bien servy en cette occasion, que la garde est presentement si exacte à l'entour du Temple, qu'il n'y a plus moyen d'y rien entreprendre. Joint qu'Agesistrate mesme ne peut plus se resoudre à favoriser la sortie de ces princesses, luy semblant que ce funeste accident luy marque clairement, que les Dieux n'ont pas approuvé le consentement qu'elle y avoit donné. Mais en mesme temps nous avons sçeu que la Princesse Palmis est absolument resoluë de ne faire point ce que le Roy son Pere veut qu'elle face : et que ce sera Agesistrate qui mandera au Roy qu'elle ne la peut recevoir. Nous avons aussi apris que la Princesse Mandane et elle, se seront promis de ne se quitter point, que leur fortune ne soit plus heureuse. Enfin, Seigneur, apres avoir sçeu cela : Menecée et moy avons amené Cleandre, qui arrivera sans doute bien-tost ; et que j'ay voulu devancer de quelques heures seulement, pour advertir le Roy de ce qui s'estoit passé.
Épisode 37 : L'arrivée de Cleandre – 4 min.
Cleandre arrive effectivement à la cour, à la suite de Timocreon. Cyrus est aussitôt conquis. Les deux hommes échangent des compliments flatteurs. Puis Cleandre est présenté à son père. L'effusion donne prétexte à une offre de service indéfectible envers Cyrus.
Lire l'épisode ⬇Apres que Timocreon eut achevé de parler, Cyrus tout affligé qu'il estoit, ne laissa pas de témoigner au Roy de Phrigie qu'il estoit bien obligé au Prince son Fils, de ce qu'il avoit voulu faire pour Mandane : luy demandant pardon avec beaucoup de bonté, de ce que son ame n'estoit pas aussi sensible à la joye qu'il alloit avoir de voir le Prince son Fils, qu'elle l'auroit esté en un autre temps. Ce n'est pas, dit-il, que je ne m'interesse fort en ce qui vous regarde : mais c'est que tant que la Princesse Mandane sera captive, je ne sçaurois estre capable de plaisir. Comme il vouloit sortir, le Roy d'Assirie, arriva, qui venoit pour sçavoir quelles nouvelles avoit p. 206aportées Timocreon, car il avoit sçeu qu'il estoit arrivé : mais à peine Cyrus le vit-il, qu'ayant impatience qu'il fust aussi affligé que luy, vostre esperance, luy dit-il, est trompée aussi bien que la mienne : et nostre Princesse est plus captive qu'elle n'estoit, comme vous le pouvez sçavoir par Timocreon. Le Roy d'Assirie s'aprochant alors de luy, se fit redire tout ce qu'il avoit dit à Cyrus, qui s'en alla à sa Tente, se pleindre de ses infortunes, avec un peu plus de liberté. Il ordonna toutes-fois que l'on allast au devant de Cleandre l'asseurer de sa part, qu'il trouveroit un Azyle inviolable aupres de luy : et il voulut mesme qu'on le luy amenast, afin qu'il le presentast au Roy son Pere. En effet apres qu'il eut employé prés de deux heures à considerer l'opiniastreté de son malheur : et qu'il eut envoyé advertir la Princesse Araminte de ce fascheux succez ; elle qu'il sçavoit bien estre en peine de la chose pour plus d'une raison ; on luy vint dire que Cleandre, Menecée, et Tegée estoient arrivez. Faisant donc tresve avec sa douleur pour un moment ; ou pour mieux dire, en renfermant une partie dans son coeur pour carreffer un Prince, de qui la reputation estoit si grande, il commanda qu'on le fist entrer, et s'avança pour le recevoir. Cette premiere entreveüe se fit de fort bonne grace de part et d'autre : et comme Cleandre estoit affleurement un des hommes du monde le mieux fait, et de la meilleure mine, Cyrus en fut charmé d'abord : et l'on vit sur le visage de ces deux Princes, au premier instant qu'ils se virent, que quoy qu'ils eussent entendu dire l'un de l'autre, tout ce que l'on peut dire de deux personnes fort extraordinaires, ils ne laisserent pas d'estre surpris ; et : ils se regarderent p. 207avec tant de marques d'admiration dans les yeux, qu'il leur fut aisé de prevoir qu'ils s'aimeroient un jour avec beaucoup de tendresse. Je suis bien malheureux (luy dit Cleandre, qui avoit encore le bras en écharpe, de la blessure qu'il avoit reçeuë à Ephese) d'estre contraint de paroistre devant vous sans vous avoir rendu le service que j'avois eu dessein de vous rendre. C'est plustost à moy à me pleindre, repliqua Cyrus, de voir que peut-estre mon malheur a causé le vostre, en devenant contagieux pour vous. J'ay bien plus de sujet, répondit Cleandre, d'aprehender que ma mauvaise fortune ne m'ait suivy jusques dans vôtre Armée. Je ne sçay pas, reprit Cyrus, si vôtre mauvaise fortune vous y aura suivy : mais je sçay bien que la Renommée vous y a devancé : et qu'il y a desja long-temps que le Nom de l'illustre Cleandre m'est connu, et que sa gloire m'a donné de l'amour : mais de l'amour toute pure, adjousta-t'il, c'est à dire sans envie, et sans jalousie. Les Amans heureux, répliqua Cleandre en sous riant, ne sont jamais gueres jaloux : et ceux qui possedent la gloire, et qui meritent de la posseder, comme l'illustre Cyrus, souffrent alternent que les autres en soient seulement amoureux : Mais Seigneur, adjousta-t'il, je n'en veux presentement point d'autre, que celle que je trouveray à vous servir. Vous estes si couvert de gloire, répondit Cyrus, que vous avez raison de n'en souhaiter pas davantage que vous en avez : mais pour celle que vous semblez desirer, souffrez que je m'y oppose : et que puis que je vous suis desja assez obligé, je tasche du moins de rendre au Prince Artamas, une partie de ce que je dois à l'illustre Cleandre. Je merite si peu de porter ce p. 208premier Nom, repliqua-t'il, que je n'oseray presques le prendre, quand mesme le Roy mon Pere me l'ordonnera : il faut donc l'aller obliger de vous le commander d'authorité absoluë, reprit Cyrus, et en effet ce Prince se preparoit à mener Cleandre à la Tente du Roy son Pere, lors qu'il entra dans celle ou ils estoient. A peine y fut-il, que Cyrus le luy presentant, recevez aveque joye, luy dit-il, un Prince digne d'estre vostre Fils : et digne de plus de Couronnes, que la Fortune toute prodigue qu'elle est quelquesfois, n'en sçauroit donner. Le Roy de Phrigie eust bien voulu garder le respect qu'il avoit accoustumé de rendre à Cyrus ; mais ce Prince voulant qu'il embrassast Cleandre, et les sentimens de la Nature estant plus forts que toutes les regles de la civilité, il l'embrassa en effet avec une tendresse extréme, et un plaisir inconcevable. Car dés qu'il aperçeut Cleandre, il vit une ressemblance si grande de luy à sa chere Elsimene, qu'il en changea de couleur : de sorte que son coeur ne luy disant pas moins fortement que ses yeux et sa raison que Cleandre estoit veritablement son Fils : il le receut avec toutes les marques d'affection qu'un Pere genereux pouvoit donner. Seigneur, luy dit Cleandre, me pourrez-vous bien reconnoistre, apres ce que j'ay eu le malheur de faire contre vous ? Ouy, luy repliqua le Roy de Phrigie en sous-riant ; et il m'est mesme advantageux de vous advoüer pour mon Fils : puis que si cela n'estoit pas, il faudroit que je vous reconnusse pour mon Vainqueur. Si vous m'avez pardonné ce crime, respondit-il, ne m'en faites plus souvenir : C'est un crime si glorieux, interrompit Cyrus, que je doute si le Roy vôtre Pere voudroit que vous ne l'eussiez pas commis : p. 209joint, qu'à ce qu'il m'a dit luy-mesme, si vous luy devez la vie, vous la luy avez conservée durant cette guerre. Toutesfois si vous voulez desadvoüer Cleandre de ce qu'il a fait contre le Roy de Phrigie, je l'obligeray à ne se souvenir que de ce que fera le Prince Artamas pour luy à l'advenir. Je vous en conjure Seigneur, repliqua-t'il ; et je vous commande, interrompit le Roy de Phrigie (si toutefois il m'est permis de vous commander en la presence d'un Prince à qui j'obeïray tousjours) que vous regardiez preferablement à vos interests, ceux de l'illustre Cyrus. Ce commandement est si injuste, reprit l'invincible Prince de perse, que je ne veux pas donner loisir au Prince Artamas d'y répondre : et je veux luy declarer devant vous, que je ne desire de luy, que ce que je luy veux rendre le premier ; c'est à dire beaucoup d'amitié : afin que dans mes malheurs, j'aye du moins la consolation d'avoir aquis un illustre Amy, le mesme jour que les Dieux vous ont redonné un illustre Fils. Le Roy de Phrigie et le Prince Artamas, que nous ne nommerons plus Cleandre, répondirent à Cyrus avec toute la civilité possible : et apres que cette conversation eut encore duré quelque temps, le Roy de Phrigie impatient d'entretenir le Prince son Fils en particulier, se retira, et fut en effet suivy par luy. Il le mena toutesfois en passant chez le Roy d'Assirie, et chez le Roy d'Hircanie, qui le receurent fort civilement : le premier n'osant pas témoigner le mécontentement secret qu'il avoit toûjours contre le Roy de Phrigie. Cependant tout ce qu'il y avoit de Princes et de gens de qualité dans l'Armée furent visiter le Prince Artamas ; qui se fût sans doute estimé tres heureux, si l'amour qu'il avoit pour la p. 210Princesse Palmis, ne l'eust cruellement tourmente.
Épisode 38 : Reprise des hostilités – 4 min.
Cyrus décide de réclamer Mandane à Cresus avant d'intervenir militairement. Mais peu après, Feraulas revient avec de mauvaises nouvelles : les Ephesiens sont désormais sur leurs gardes. Comme Cresus, de son côté, a ouvert les hostilités, la reprise des opérations est décidée. Mais les rigueurs de la saison ralentissent les opérations.
Lire l'épisode ⬇Cyrus ne voyant donc plus d'espoir de delivrer Mandane que par la force, tint conseil de guerre le jour suivant : où le Prince Artamas tint sa place avec beaucoup d'honneur : parlant de toutes les choses que l'on y proposa, avec autant d'esprit et de jugement, que si une plus longue experience eust fortifié sa raison : et il parut bien enfin, que ceux qui aprennent à vaincre de bonne heure, sçavent les choses parfaitement, quand les autres les ignorent encore : et qu'il n'est pas impossible qu'un jeune Conquerant soit plus habile, qu'un vieux Capitaine qui n'aura pas tant veû que luy, quoy qu'il ait vécu davantage. La resolution de ce conseil fut, que comme la saison estoit fort avancée, et que Cresus n'avoit encore rien entrepris ; Il faloit luy envoyer demander la Princesse Mandane, auparavant que de luy declarer la guerre. Le Prince Artamas insista le plus à faire prendre cette resolution : ne pouvant oublier les obligations qu'il avoit à Cresus, malgré tous les mauvais traitemens qu'il en avoit reçeus depuis. De sorte qu'il n'oublia rien pour persuader à Cyrus de tenter toutes les voyes de la douceur, auparavant que d'avoir recours à la force. Cyrus eut pourtant bien de la peine à s'y resoudre : alleguant pour raison, qu'il s'estoit si mal trouvé d'avoir envoyé en Armenie, qu'il avoit sujet de s'en repentir. Mais on luy dit que la chose n'estoit pas égale : puis que le Roy de Lydie ne pouvoit pas nier que la Princesse Mandane ne fust dans ses Estats : et qu'ainsi il faudroit qu'il répondist precisément. De plus, on luy representa qu'il n'estoit pas possible d'assieger Ephese en la saison ou l'on estoit, quand mesme il auroit eu une Armée navale p. 211qu'il n'avoit pas ; de sorte qu'il sembloit plus raisonnable d'en user ainsi : parce que si Cresus vouloit proteger le ravisseur de Mandane, il y auroit un sujet de guerre plus apparent aux yeux des Peuples. Cyrus eust bien voulu du moins que Feraulas eust esté revenu, auparavant que d'envoyer vers Cresus : mais craignant qu'il ne tardast trop longtemps, il resolut qu'Hidaspe partiroit dans deux ou trois jours pour y aller. Que cependant toute l'Armée ne laisseroit pas tousjours d'avancer, et de traverser une partie de la Phrigie ; pour entrer apres en Lydie par cét endroit, si la réponse de Cresus n'estoit pas favorable. Durant ce temps là, il sçeut qu'Abradate estoit allé se jetter dans Sardis, et le fit sçavoir à la Reine sa Femme, qui témoigna en estre fâchée : il ne laissa pourtant pas de l'aller visiter, et de luy dire fort obligeamment, qu'il estoit marry que le Roy de la Susiane n'eust pas plustost voulu la delivrer en devenant son Amy, qu'en essayant peut estre inutilement de le faire, en se declarant son ennemy : que neantmoins il l'assuroit qu'elle seroit tousjours traittée avec un égal respect. Cette grande Reine le remercia avec une civilité digue de la generosité qu'il avoit pour elle : et se louant extrémement d'Araspe, elle donna sujet à Cyrus de luy témoigner au sortir de sa chambre qu'il estoit satisfait de luy, puis que Panthée en estoit satisfaite. De là il passa chez la Princesse Araminte, qui le conjura de faire en sorte qu'elle peust parler au Roy son Frere : si bien qu'il fut resolu qu'elle avanceroit vers les Frontieres de Lydie : et que la Reine de la Susiane qui se portoit mieux, seroit aussi de ce voyage : ces deux Princesses ayant lié une fort grande amitié p. 212ensemble : joint que peut-estre cette Reine, à ce qu'ils creurent, pourroit elle servir à quelque chose, puis que le Roy son Mary estoit dans le Party ennemy. Cette resolution estant prise, et approuvée par le Roy d'Assirie qui s'y trouva, Cyrus s'en retourna au Camp : où il ne fut pas si tost, que Feraulas y arriva, aussi bien que celuy que le Roy d'Assirie avoit envoyé à Ephese. Mais ils raporterent tous deux, qu'il leur avoit esté impossible d'imaginer les voyes de faire tenir une Lettre à la Princesse Mandane. Ils voulurent alors raconter tout ce qui s'y estoit passé, comme y estans arrivez le lendemain : mais aprenant qu'on sçavoit tout ce qu'ils vouloient dire, ils se contenterent d'aprendre à ceux qui les écoutoient, de quelle façon on gardoit presentement et le Temple, et la Ville. Ils dirent donc, que non seulement tout ce qu'il y avoit de gens de guerre estoient tousjours sous les armes ; mais qu'une partie des Bourgeois y estoient aussi. Que l'on avoit envoyé de nouveau à Cresus pour recevoir ses ordres : que le Roy de Pont se portoit mieux : qu'il couroit dans Ephese une Prediction de la Sibile Helespontique, qui y faisoit un grand bruit, et que personne ne pouvoit pourtant entendre ; parce qu'elle se pouvoit expliquer de deux façons. Que comme cette Femme estoit une personne admirable en ses propheties, et qui ne s'y trompoit jamais ; toute la Ville d'Ephese ne sçavoit si elle devoit se réjoüir ou s'affliger : à cause que cette Prediction luy promettoit un grand bonheur, ou la menaçoit d'une grande infortune. Feraulas et cét autre homme dirent qu'ils, avoient fait l'un et l'autre tout ce qu'ils avoient pû, pour avoir cette Prediction ; mais qu'estant Estrangers on n'avoit pas p. 213voulu la leur donner, voyant qu'ils la demandoient avec empressement. En fin leur voyage n'ayant servy qu'à augmenter l'inquietude de leurs Maistres, ils en estoient si fâchez, qu'ils n'osoient presques les regarder. Cyrus n'en traita pourtant pas moins bien Feraulas : mais pour le Roy d'Assirie, comme il estoit plus violent, il ne pouvoit croire qu'il n'y eust de la faute de celuy qu'il avoit envoyé ; de n'avoir pû trouver les voyes de luy aporter des nouvelles plus assurées de la Princesse Mandane. Cyrus voyant donc que le retour de Feraulas ne luy avoit rien apris de bon, estoit prest à faire partir Hidaspe, lors qu'il sçeut qu'enfin Cresus au retour de tous ces ambassadeurs qu'il avoit envoyé consulter tous ces Oracles, s'estoit declaré, et avoit fait le premier acte d'hostilité contre Ciaxare. Cette nouvelle fit rompre le voyage d'Hidaspe, et haster la marche de l'Armée, qui dés le lendemain commença de décamper. La Princesse Araminte qui craignoit que les premieres occasions de cette guerre ne fussent funestes au Roy son Frere, obligea la Reine de la Susiane à partir : afin de pouvoir estre sur la Frontiere pour parler au Roy de Pont ; auparavant qu'il fust venu aux mains avec Cyrus. De sorte qu'Araspe en ayant eu le commandement de ce Prince, les mena avec escorte par un chemin destourné, à une Ville de Phrigie tirant vers la Lydie ; et justement en un lieu que l'Armée de Cyrus devoit couvrir, et où par consequent elles seroient en seureté. Cyrus dépescha à Ciaxare, pour j'advertir de la chose : et reçeut des nouvelles de Thrasibule, qui l'assuroient seulement en general, qu'il esperoit estre heureux, et en guerre, et en amour. En suite dequoy marchant avec autant de diligence p. 214qu'une Armée de plus de cent mille hommes peut marcher, il avança à grandes journées vers ses Ennemis. Bien est il vray que comme la saison estoit desja tres fâcheuse, sa marche fut aussi fort longue : et lors qu'il arriva sur la Frontiere, il n'estoit plus temps de faire des Sieges, ny de donner des Batailles. Joint que Cresus qui n'avoit voulu qu'avoir la gloire d'avoir attaqué le premier, se posta si avantageusement apres cela, qu'il ne fut pas possible de l'attaquer d'abord, ny de l'empescher de mettre en fuite ses Troupes en leurs Quartiers d'Hiver. Si bien que tout ce que l'on pouvoit faire, estoit seulement de faire des courses dans le Païs ennemy, et d'aller à la petite guerre : ce qui affligeoit si sensiblement Cyrus, qu'il avoit besoin de toute sa constance, pour supporter une douleur si excessive. Il ne pouvoit assez s'estonner du procedé de Cresus, qui avoit commencé la guerre, quand on ne la pouvoit faire : et il croyoit enfin qu'un si grand Prince n'avoit esté forcé de suivre une Politique Militaire si opposée à la raison, que par son mauvais destin qui le vouloit perdre. Il y avoit des jours où il estoit tenté de se déguiser, et d'aller luy mesme à Ephese, voir s'il estoit aussi difficile de rien entreprendre pour delivrer sa Princesse comme on le luy disoit : tantost il vouloit malgré la saison, aller forcer les Lydiens dans leurs quartiers retranchez les uns apres les autres : mais lors qu'il venoit à penser que quand cela seroit fait, il n'auroit pas delivré Mandane, que le Roy de Pont pourroit encore enlever d'Ephese ; il se retenoit, et écoutoit la raison, et se resolvoit d'attendre que l'on pûst faire la guerre avec apparence d'un bon succés. Cependant ennvié de l'incertitude de sa fortune, p. 215quoy qu'il n'eust jamais eu d'envie de s'informer de l'advenir : tout d'un coup entendant parler de la Sibille Helespontique avec tant d'eloges ; il se determina d'y envoyer : et y envoya en effet Ortalque, avec ordre de luy demander quand il devoit esperer quelque repos : et de luy en raporter la réponse écrite de sa main.
Épisode 39 : Entrevue d'Araminte et du roi de Pont – 8 min.
Araminte obtient une entrevue avec son frère le roi de Pont. Le ravisseur de Mandane, après avoir commencé par exprimer l'étendue de ses malheurs, s'avoue incapable, en dépit de la reconnaissance qu'il a envers Cyrus, d'accomplir l'action héroïque qui consisterait à restituer Mandane : il est désormais trop engagé dans cette voie, même s'il reconnaît qu'elle n'a pour lui plus d'issue. Au reste, il tente de persuader sa sœur que son amant Spitridate n'a pas un comportement différent du sien. L'entrevue est donc un échec, même si le frère et la sœur se quittent en bons termes.
Lire l'épisode ⬇En ce mesme temps, la Princesse Araminte le somma de luy tenir sa parole : et luy mesme souhaittant extrémement ce qu'elle desiroit, il dépescha Adusius vers le Roy de Pont, qui estoit tousjours à Ephese : pour le supplier de vouloir obtenir de Cresus, la liberté de parler à la Princesse Araminte, qui vouloit l'entretenir de quelque chose qui luy importoit beaucoup. Ce Prince reçeut Adusius fort civilement : et le faisant attendre, il envoya à Sardis demander à Cresus la permission de parler à la Princesse sa Soeur, ce que le Roy de Lydie luy accorda. Ils convinrent donc ensemble le Roy de Pont et Adusius, que cette entre-veuë se feroit à un Temple qui est à une petite journée d'Ephese ; ayant seulement chacun cinq cens Chenaux pour Escorte. Adusius avoit eu ordre de s'informer de la santé de la Princesse Mandane : et par les intelligences de Menecée, il sçeut qu'elle se portoit bien : mais il ne put jamais luy parler, ny luy faire rien dire. Estant donc revenu au Camp, et le jour ayant esté pris, où l'entre veuë du Roy de Pont, et de la Princesse sa Soeur se devoit faire : le mesme Adusius qui l'avoit negociée ; escorta cette Princesse : Araspe s'en estant excusé, et Araminte n'ayant pas voulu que le Prince Phraarte l'accompagnast comme il le vouloit. Auparavant qu'elle partist, Cyrus et le Roy d'Assirie la visiterent : et luy dirent tout ce que l'interest qu'ils avoient en p. 216cette negociation importante devoit leur inspirer. Comme Cyrus y avoit esté le premier, il avoit eu loisir de dire à la Princesse Araminte, qu'il luy engageoit son honneur, qu'elle pouvoit assurer le Roy de Pont, qu'il se souvenoit encore de toutes les obligations qu'il luy avoit : et qu'il luy promettoit de luy redonner une Couronne, s'il vouloit rendre Mandane. De plus, ce Prince par certaines paroles adroites, fit si bien comprendre à cette Princesse qu'elle l'engageroit encore plus fortement à estre le protecteur de Spitridate, si elle agissoit bien en cette occasion ; que comme elle l'entendit d'abord, elle interrompit Cyrus : et l'arrestant par ce discours, Seigneur, luy dit-elle, ne confondez point s'il vous plaist mon interest avec le vostre : et laissez moy du moins la gloire de n'avoir regardé que celuy de l'illustre Cyrus, et celuy du Roy mon Frere en cette rencontre. Ce Prince alloit luy répondre, lors que le Roy d'Assirie entra dans la Chambre d'Araminte : et joignant ses prieres à celles de son Rival, il la conjura par d'autres raisons de faire la mesme chose. Ces deux Princes la furent conduire jusques à deux cens stades du Camp, apres qu'elle eut esté dire adieu à la Reine de la Susiane ; qui ne la vit pas partir sans douleur, quoy que cette absence ne deust pas estre longue. Le Roy de Pont qui estoit adverty du jour de cette entreveuë, partit aussi d'Ephese, et se rendit à ce Temple, suivant ce qui avoit esté arresté entre luy et Adusius : et il y arriva mesme deux heures devant la Princesse sa Soeur. Comme ils ne s'estoient point veus depuis la perte de ses Estats, cette entre-veue de part et d'autre, renouvella dans leur esprit, le souvenir de toutes leurs infortunes. Lors que la p. 217Princesse Araminte arriva, on la fit entrer dans une grande Sale voûtée, où l'on faisoit les festins des Sacrifices extraordinaires : et qui par la beauté de sa structure, et par la magnificence de ses meubles, estoit bien digne de servir à l'entre-veuë de deux personnes si illustres. Le Roy de Pont fut au devant de la Princesse sa Soeur, jusques à un grand et superbe Vestibule par où les Sacrificateurs qui l'avoient reçeuë la firent passer, pour aller à la Sale où ils se devoient entretenir. Apres que ce Prince l'eut salüée avec beaucoup de témoignages de tendresse, et qu'il l'eut fait assoir, tout le monde s'estant retiré : est-il possible Seigneur, luy dit-elle, qu'apres tant de disgraces, la Fortune ait pû consentir que j'eusse la consolation de vous revoir ? L'estat où vous me revoyez, luy répondit-il, est si malheureux, que je doute si cette veuë ne vous affligera pas plûtost qu'elle ne vous consolera : et si ce que vous prenez pour une indulgence de la Fortune, n'est point un artifice dont elle se sert, pour nous rendre encore plus miserables. En effet, ma chere Soeur, à quoy nous peut servir cette entre-veuë, sinon à faire que vous sentiez encore plus mes malheurs, quand je vous les auray apris, comme je sentiray tous les vostres, quand vous me les aurez contez ? Il vous est aisé de juger par ce que je dis, poursuivit-il, que je ne suis plus ce mesme Prince qui ne pouvoit excuser en vous cette innocente affection que vous avez euë, et que je croy que vous avez encore pour le Prince Spitridate : sa vertu et ma propre passion, m'ont apris à ne condamner pas l'amour si severement. En effet, luy dit-il encore, vous voyez bien que j'avois grand tort de blâmer en autruy, ce qui fait en moy des choses si extraordinaires : p. 218car enfin depuis que je ne vous ay veuë, j'ay perdu des batailles ; j'ay perdu la liberté ; j'ay perdu des Couronnes : et malgré tout cela, devant que de me pleindre de ma fortune, je me pleins de mon amour. Seigneur, luy dit-elle, c'est par là aussi que vous estes veritablement à pleindre : puis qu'il est vray que si vous pouviez vaincre en vous cette passion, vous pourriez encore estre heureux. Ha ma Soeur, s'écria-t'il, je ne sçaurois point aimer, si je pouvois imaginer seulement qu'il puisse y avoir d'autre bon-heur au monde, que celuy d'estre aimé de la Princesse Mandane. Mais cependant, adjousta-t'il, dites-moy je vous prie par quel sentiment vous avez desiré de me voir : est-ce seulement par bonté et par tendresse ? est-ce pour me pleindre ou pour vous pleindre vous-mesme ? est-ce pour l'interest de Spitridate, pour celuy de Cyrus, pour le vostre, ou pour le mien ? Enfin dites-moy je vous prie vostre veritable dessein ; afin que je sçache precisément de quelle façon je vous dois parler. Seigneur, luy dit-elle, quoy que toutes les choses que vous venez de me dire pûssent avoir part au dessein que j'ay fait de vous voir, il est pourtant certain qu'à parler sincerement, vostre seul interest est ce qui m'y a le plus puissamment portée. Car apres tout, Seigneur, j'ay creu que je devois vous dire, qu'il ne tiens qu'à vous d'estre heureux : et de faire une action la plus heroïque, que personne ait jamais faite. J'aime sans doute fort la gloire, reprit ce Prince, et pourveu qu'il ne faille point quitter la Princesse Mandane, je feray certainement tout ce que vous me proposerez pour en acquerir. Seigneur, luy dit la Princesse Araminte, Mandane ne vous aime pas, et ne vous aimera jamais : Il est p. 219vray, répondit- il, mais du moins tant qu'elle fera en mon pouvoir, son affection ne rendra pas mes Rivaux heureux. Et quoy. Seigneur, interrompit elle, ne songez-vous point qu'en faisant l'infortune de vos Rivaux, vous faites encore celle de la personne que vous aimez, et que vous augmentez la vostre ? Car enfin, je me suis chargée de vous dire, que si vous pouvez vous resoudre d'avoir l'équité de rendre à Cyrus, à qui vous devez la liberté, une Princesse de qui il possede l'affection toute entiere : il vous redonnera une Couronne, où selon les apparences, vous n'aurez jamais gueres de part sans luy : puis qu'il n'est pas ordinaire de trouver des Protecteurs qui conquestent des Royaumes, pour les rendre à ceux qu'ils ont protegez. Ma Soeur, luy dit ce Prince en soûpirant, je croy aisément que Cyrus feroit ce qu'il dit, car je connois sa generosité mieux que vous, et ; devant vous : Mais quoy que j'estime malgré-moy cét illustre Rival autant et plus que je ne l'ay jamais estimé : que je sois au desespoir de luy devoir la vie et la liberté comme je fais : que je sente encore malgré mon amour, les obligations que vous luy avez, de vous avoir si bien traitée, depuis que vous estes en sa puissance : apres tout, Cyrus n'est plus pour le Roy de Pont ce qu'estoit Artamene. Mais Seigneur, interrompit cette Princesse, cét Artamene que vous aimiez avec tant de tendresse, non seulement estoit dans le party de vos Ennemis, mais il vous arrachoit ta victoire d'entre les mains, et s'opposoit mesme à vostre amour en vous surmontant : cependant quoy qu'il vous disputast la gloire, et qu'il vous fist perdre des batailles, vous l'aimiez jusques à l'envoyer advertir des conjurations que l'on faisoit contre p. 220sa vie, et jusques à commander que l'on ne tirast point contre luy quand on le connoistroit. Depuis cela, Seigneur, il vous a redonné la liberté ; il vous a rendu ce qu'il avoit conquesté dans vos Estats, il vous a fait donner des Troupes pour vous opposer à ceux qui s'estoient sous levez contre vous ; et il vous offre un Royaume presentement, pourveû que vous luy rendiez la Princesse Mandane, dont vous ne serez jamais aimé, Tout ce que vous dites là ma Soeur, repliqua-t'il, paroist sans doute raisonnable : et il j'avois plus d'ambition que d'amour, ou pour mieux dire encore si mon amour n'estoit pas plus sorte que ma raison : il est certain que je devrois et par generosité, et par politique, et par ambition, écouter la proposition que vous me faites. Mais en l'estat où est : mon ame, il ne m'est pas possible d'y songer seulement : et je m'estonne comment la Princesse Araminte peut s'imaginer, que l'on puisse quitter si facilement ce que l'on aime : elle, dis-je, qui a eu l'équité d'aimer un Prince de qui le Pere estoit devenu ennemy declaré de sa maison. Seigneur, reprit elle en rougissant, Spitridate aimoit Araminte, et Mandane n'aime pas le Roy de Pont. Si j'aimois cette Princesse parce qu'elle m'aimeroit, repliqua-t'il, je devrois changer pour elle dés qu'elle ne m'aimeroit plus : mais l'aimant parce qu'elle est la plus aimable personne de la Terre, je l'aimeray eternellement, quand mesme elle ne m'aimera jamais. Si j'eusse sçeu, adjousta-t'il, lors que la Fortune fit que j'eus le bonheur de sauver la vie à cette Princesse, en la retirant des abismes de la Mer (s'il faut ainsi dire) qu'Artamene estoit Cyrus, et que Cyrus estoit mon Rival, peut-estre qu'en l'estat p. 221qu'estoit mon esprit, je me serois resolu à la luy rendre. J'estois encore si prés du Throsne d'où, l'on m'avoit renversé, que je ne croyois pas qu'un Roy peust vivre sans Couronne : mais aujourd'huy que les charmes de la Princesse Mandane ont achevé d'enchanter mon coeur, et que je me suis desacoustumé de la Royauté, l'amour a presque estoussé l'ambition dans mon ame : Et si je pouvois passer ma vie dans quelque Isle deserte avec cette incomparable personne, sans avoir ny Maistre ny Sujets, je m'estimerois tres heureux. Ne venez donc point accroistre mes malheurs, en réveillant une passion qu'une autre plus sorte qu'elle a surmontée : et qui ne l'est toutesfois pas de telle sorte, qu'elle ne pust encore augmenter mon suplice, par de semblables propositions. Mais enfin Seigneur, que pouvez vous esperer ? reprit la Princesse de Pont ; si je pouvois esperer quelque chose, respondit-il, je ne serois pas si malheureux que je le suis : et je vous declare que je n'espere rien, et que j'attens tous les jours infortunes sur infortunes. Cependant vous pouvez assurer Cyrus, pour répondre autant que je le puis à sa generosité : que lors que j'apris que j'estois son Rival, je n'eus guere moins de douleur, que j'en avois eu d'avoir perdu deux Couronnes. Mais comme il y auroit de l'injustice à desirer les choses impossibles, obligez le à ne m'accuser point d'ingratitude, si je ne luy rends pas la Princesse Mandane. Je l'ay aimée devant qu'il la connust : et je l'aimeray jusques à la mort. Si j'avois quelque chose en mon pouvoir,. Adjousta ce Prince en soûpirant, que je pusse luy offrir pour vostre rançon, je le ferois avecque joye : mais ma chere Soeur, la Fortune m'ayant tout osté, et n'ayant plus que Mandane en ma puissance, vous me pardonnerez p. 222donnerez s'il vous plaist, si je ne rachette pas vostre liberté par sa perte : joint que vous estes entre les mains d'un Vainqueur si genereux, que je ne dois pas craindre qu'il se vange sur vous de l'injustice que je luy fais. Vous n'avez, apres tout, pour excuser ce que je fais aujourd'huy, luy dit-il encore, qu'à considerer ce que l'amour fait faire à Spitridate, car pour vostre seul interest, il quitte son Pere ; il renonce à des Couronnes ; il erre inconnu par le monde ; et il fait plus encore pour vous, que je ne fais pour Mandane. C'est pourquoy, ma chere Soeur, pleignez-moy ; et n'entreprenez plus de me persuader, ce que je ne sçaurois faire. Mais, Seigneur, luy dit-elle, je ne haïssois pas Spitridate, comme Mandane vous haït : de plus, si je voyois qu'il y eust aparence que vous pussiez conserver cette Princesse, je vous pleindrois seulement pour les malheurs qu'elle vous causeroit, et je ne m'opposerois plus à vostre dessein : mais de la façon dont je voy les choses, je suis persuadée que toute la puissance de Cresus succombera, et que vous succomberez avec elle. Car enfin remettez-vous un peu dans la memoire, toutes les prodigieuses choses qu'a fait Artamene et qu'a fait Cyrus : le nombre de ses Victoires et de ses conquestes est si grand, que l'on ne s'en peut souvenir sans estonnement. Croyez-vous donc que les Dieux ne l'ayent élevé si haut, que pour le précipiter ? La Fortune l'aura-t'elle suivy si constamment contre sa coustume, pour apres l'abandonner ? luy qui devient tous les jours plus puissant, et qui semble tenir entre ses mains le destin de toute l'Asie. Ainsi prévoyant presques de certitude, que vous perdrez un jour la Princesse Mandane, ne vaudroit-il pas mieux la rendre genereusement, p. 223et gagner un Royaume en la perdant, que de vous perdre vous mesme, en pensant la conserver ? Ouy si je le pouvois, repliqua-t'il, mais ne le pouvant pas, il n'y faut absolument plus songer : c'est pourquoy, ma Soeur, n'en parlons plus s'il vous plaist : car si quelqu'un m'avoit pû persuader de rendre Mandane ç'auroit esté Mandane elle mesme : et puis que j'ay resisté à ses larmes et à ses prieres, je resisteray aisément à la proposition que vous me faites : et il me sera bien plus facile de refuser une Couronne, qu'il ne me l'a esté de refuser la liberté à une personne que j'adore. Cette admirable Princesse, poursuivit-il, m'a mesme offert quelque chose de plus précieux encore qu'une Couronne ; puis qu'elle m'a dit plus de cent fois, que si je luy donnois la liberté, elle me donneroit son amitié toute entiere. Jugez apres cela, si je puis écouter ce que vous me dites de la part de Cyrus : Mais ma. Soeur, adjousta-t'il, faites moy la grace de ne donner pas à mon Rival la joye de luy aprendre si précisement la constance de la Princesse Mandane. Je vous j'ay dit sans en avoir le dessein : mais ayez s'il vous plaist la bonté de ne luy en parler point : il en est sans doute persuadé, pour n'avoir pas besoin que je luy confirme moy-mesme une verité si advantageuse : et ne faites pas servir mes propres paroles à la felicité d'un Prince que je devrois haïr encore plus que je ne le hay. Car il est vray que j'estime de telle sorte celuy-là, qu'il y a des instants où je veux mal à la Fortune de m'avoir forcé d'estre son ennemy. Comme je luy dois la vie, vous pouvez l'assurer de ma part, que s'il n'y avoit à disputer entre nous qu'une Couronne, je la luy cederois ; et mesme la gloire, qui p. 224est quelque chose de plus precieux : mais que pour Mandane, cela ne se peut absolument. Au reste, luy dit-il, le party de Cresus n'est pas si foible que vous pensez : celuy du Roy d'Assirie, interrompit Araminte, estoit bien puissant : et il n'a pas laissé d'estre détruit. Celuy de Cresus est plus fort, reprit-il, car il est plus uny : et comme il s'agit d'empescher Cyrus d'estre Maistre de toute l'Asie, nos Soldats combattant pour la Patrie et pour la liberté, ne seront gueres moins animez que moy, qui combatray pour Mandane. La Princesse Araminte voyant qu'elle ne pouvoit rien gagner sur l'esprit du Roy son Frere ; ne pût s'empescher de répandre quelques larmes, et de joindre les prieres aux raisons : mais les unes et les autres furent inutiles ; et elle fut contrainte de se separer de ce Prince, sans en avoir pû rien obtenir. Elle voyoit bien qu'en effet il avoit quel que confusion, d'estre injuste et ingrat envers Cyrus, à qui il devoit tant de choses, et pour qui il avoit tant d'estime : l'amour toutesfois estoit plus sorte que la raison dans son ame, qui n'estoit plus sensible qu'à cette seule passion. Les Sacrificateurs de ce Temple presenterent une magnifique colation à la Princesse Araminte, car cette entre-veuë s'estoit faite apres disner : mais elle la vit et la loüa sans vouloir manger, tant elle estoit affligée : et elle repartit de là, pour aller coucher à un Chasteau qui n'en estoit qu'à cinquante stades. La separation du Roy de Pont et d'elle fut fort tendre : car cette Princesse s'imaginant qu'elle ne reverroit peut-estre jamais le Roy son frere, ou que si elle le revoyoit, elle le verroit peut-estre vaincu et prisonnier, ne pût retenir ses larmes. Hesionide qui entroit dans tous ses sentimens, pleuroit aussi bien qu'elle : et le p. 225Roy de Pont luy mesme en fut si attendry, qu'il détourna ses regards, aussi-tost qu'il l'eut remise dans son Chariot. Et se tournant vers Adusius, dites à vostre illustre Maistre, luy dit-il, qu'il n'a pas tenu à la Princesse Araminte que je ne l'aye satisfait, et je puis mesme dire, adjousta t'il, qu'il n'a pas tenu à ma propre raison : puis qu'elle m'a assez fait voir que je le devois. Ainsi, genereux Adusius, c'est seulement la Princesse Mandane qu'il faut accuser de mon, crime : asseurez le cependant, que je tâcheray de la disputer contre luy avec tant de courage, que si je suis vaincu, je le seray du moins sans honte ; afin que ma mort ou ma deffaite ne soit pas indigne de ma Princesse et de mon vainqueur. Adusius luy ayant asseuré qu'il luy obeïroit, le Chariot marcha : et le Roy de Pont montant à cheval un moment apres, la Princesse reprit le chemin du Camp, et le Roy son frere celuy d'Ephese : ayant l'un et l'autre l'esprit remply de pensées fort differentes, mais toutes tres melancoliques.
Épisode 40 : Nouvelles dispositions – 5 min.
Cyrus et le roi d'Assirie sont informés de l'échec de la négociation d'Araminte. Même si l'un et l'autre sont dépités, le contraste de leurs réactions met en évidence la noblesse d'âme de Cyrus. Les préparatifs de guerre continuent et, au commencement du printemps, Cyrus apprend que Cresus a décidé de faire revenir Palmis et Mandane à Sardis. Comme le prince Artamas connaît bien le chemin, on décide de prendre par embuscade le chariot des princesses lorsqu'elles feront le voyage d'Ephese à Sardis. Il ne reste qu'à connaître la date précise du voyage. Artabane arrive alors au camp, apportant des nouvelles d'Aglatidas.
Lire l'épisode ⬇Cyrus et le Roy d'Assirie durant l'absence d'Araminte, n'estoient pas sans inquietude : ce n'est pas qu'ils eussent fortement esperé que cette entre-veuë deust produire la liberté de Mandane : puis que quand le Roy de Pont l eust voulu, Cresus n'y auroit peut-estre pas consenty. Mais comme c'est l'ordinaire de l'amour, de donner de la crainte et de l'esperance à tous ceux qui en sont possedez ; ils craignirent et ils espererent successivement : et le jour qu'ils sçavoient que la Princesse Araminte devoit revenir, ils furent au devant d'elle, suivis de grand nombre de personnes de qualité, et de Phraarte entre les autres. Ces deux illustres Rivaux marchant seuls éloignez de quelques pas de tout le reste ; apres p. 226avoir esté quelque temps sans parler, se mirent enfin, emportez par leur passion, à s'entretenir presques malgré qu'ils en eussent. Croyez vous, dit le Roy d'Assirie à Cyrus, que nostre Rival ait seulement écouté la Princesse Araminte ? Comme je sçay qu'il est doux et civil, reprit Cyrus, je suis assuré qu'il luy aura donné audience : mais comme je suis assuré qu'il est amoureux, interrompit le Roy d'Assirie, je suis certain qu'il aura refusé la proposition que vous luy avez fait faire : du moins sçay je bien que quand on m'offriroit de me rendre Babilone et tous mes Estats, qui sont plus considerables que ceux du Roy de Pont : et que je serois assuré d'estre encore vaincu par vous au combat que nous devons faire, si nous delivrons nostre Princesse : j'aimerois encore mieux mourir en disputant Mandane, que de remonter au Throsne en vous la cedant. Ce sentiment là est si digne de vous, et de la Princesse que nous aimons, repliqua Cyrus, et marque si parfaitement une affection violente ; qu'il faut bien conclurre apres cela, que ceux qui disent que pour estre aimé il ne faut qu'aimer, se trompent : puis que si cela estoit, la Princesse Mandane devroit avoir le coeur bien partagé estant si fortement aimée du Roy d'Assirie, du Roy de Pont, et du malheureux Cyrus. Car Seigneur, adjousta-t'il en regardant son Rival, si vous estes capable de refuser une Couronne, plustost que de ceder Mandane : je le suis d'en perdre cent si je les possedois ; et de porter mesme autant de chaines que j'aurois quitté de Sceptres, plûtost que de changer de sentimens pour elle. Comme ils s'entretenoient de cette sorte, ils aperceurent de la cavalerie, et peu de temps apres le Chariot de la Princesse p. 227Araminte : si bien que doublant le pas, et s'avançant devant tous les autres, ils furent à sa rencontre : et le Chariot s'arrestant ; ils descendirent de cheval, et s'aprocherent d'elle avec un battement de coeur effrange. Mais à peine eut-elle levé son voile, qu'ils virent dans ses yeux que sa negotiation n'avoit pas reüssi, et connurent par les premieres paroles qu'elle leur dit, qu'ils avoient eu plus de raison de craindre que d'esperer. Ils la remercierent toutesfois tres civilement l'un et l'autre : principalement Cyrus, qui ne voulant pas luy donner l'incommodité de tarder davantage en ce lieu là, luy dit qu'ils sçauroient chez elle avec plus de loisir toute l'obligation qu'ils luy avoient. Elle eust bien voulu leur faire prendre place dans son Chariot : mais ayant plusieurs Femmes avec elle, la chose ne se pût pas : et ces Princes apres estre remontez à cheval, lors que le Chariot eut commencé de marcher, furent en effet jusques chez elle où la Reine de la Susiane vint aussi-tost, conduite par Araspe, qui ne l'abandonnoit presques point. Comme ils y furent, cette sage Princesse leur dit effectivement ce qu'elle ne leur pouvoit cacher ; qui estoit que le Roy son Frere ne pouvoit se resoudre à tendre la Princesse Mandane : mais elle le fit avec tant de prudence, et choisit si bien tous les termes avec lesquels elle leur aprit une chose si fâcheuse ; qu'elle diminua. plustost leur ressentiment contre le Roy de Pont qu'elle ne l'augmenta. Adusius avoit aussi apris a Cyrus lors qu'il estoit : descendu de cheval ce que ce Prince l'avoit chargé de luy dire : si bien que sans s'emporter contre luy, pat le respect qu'il vouloit rendre à la Princesse Araminte ; je suis au desespoir, luy dit-il, qu'il faille que je p. 228sois contraint d'estre ennemy d'un si grand Prince : je vous promets toutesfois, Madame, adjousta-t'il encore, si le sort des Armes m'est favorable, de ne me servir jamais contre luy du droit des Conquerans et des Vainqueurs, que pour le seul interest delà Princesse Mandane : je vous declare de plus aujourd'huy, qu'il ne portera jamais d'autres fers, que ceux que cette belle Personne luy a donnez : et que la mesme main qui luy a offert une Couronne, ne luy donnera point de chaisnes. Le Roy d'Assirie plus impatient de son naturel, eut bien de la peine à se retenir : et quelque respect qu'il eust pour Araminte, il ne pût s'empescher de laisser aller quelques paroles piquantes, qui tenoient beaucoup de la colere et des menaces. Apres cela Cyrus se retirant, ce Prince fit la mesme chose : et le seul Phraarte demeura lors que tout le monde fut party, pour faire sa visite à part. Cependant depuis le retour de cette Princesse, Cyrus agit d'une autre sorte : et quoy que l'hiver ne fust pas encore finy, il commença tout de bon de donner beaucoup de peine à ses ennemis. Il ne se passoit point de jour qu'il n'envoyast des parties à la guerre : et peu qu'il n'y allast luy mesme. Il recevoit advis sur advis de par tout, et il employoit tout son temps à s'informer de ce que faisoit Mandane ; quelles estoient les forces de Cresus ; quels pouvoient estre ses desseins : par ou il les pourroit traverser ; et par quels moyens il pourroit delivrer sa Princesse. Il donnoit ordre à toutes les Machines necessaires pour un grand Siege, ne sçachant pas s'il n'en faudroit point faire un : il dépescha vers Thrasibule, afin que par ses intelligences il pûst avoir des Vaisseaux de guerre, en cas qu'il falust assieger Ephese. p. 229Mais comme le commencement du Printemps aprochoit, il sçeut une nouvelle qui le réjoüit fort ; qui fut que Cresus ayant apris par la renommée, qu'Artamas qu'il ne connoissoit que sous le nom de Cleandre estoit dans l'Armée de Cyrus ; qu'il estoit effectivement Fils du Roy de Phrigie, et qu'il avoit esté reconnu de luy, avoit dessein de rapeller dans peu de temps la Princesse sa Fille à Sardis, comme l'y croyant plus seurement, et d'y faire aussi conduire la Princesse Mandane. Cette nouvelle donna beaucoup de joye à Cyrus, tant parce que Mandane ne seroit plus en un lieu maritime, que parce qu'il espera la pouvoir delivrer, pendant le chemin qu'elle auroit à faire. Comme le Prince Artamas connoissoit admirablement ce païs là, il luy dit que selon les aparences, il sçavoit une voye infaillible de dresser une embuscade dans un Bois par où il faloit de necessité passer, pour aller d'Ephese à Sardis, que leurs Ennemis ne pourroient éviter, et qui leur donneroit lieu de delivrer leurs princesses. De sorte que ne s'agissant plus que d'estre bien adverty du temps qu'elles partiroient d'Ephese, et du nombre des Troupes qu'on leur donneroit pour leur Escorte : Feraulas y fut renvoyé avec des Lettres de Menecée aux Amis qu'il y avoit. Timocreon envoya aussi à Sardis, et Tegée y envoya comme luy, afin qu'estant advertis de divers endroits, ils ne peussent estre trompez. Cette nouvelle esperance remit dans les yeux de Cyrus je ne sçay quelle legere impression de joye. qui fit qu'il n'avoit jamais paru plus aimable qu'il je paroissoit alors. Sa conversation estant moins melancolique, charmoit une partie des ennuis de la Reine de la Susiane, et de ceux de la Princesse Araminte, qui n'estoient pas mediocres : car pour p. 230la derniere, l'estat où estoit le Roy de Pont, l'éloignement de Spitridate, et l'amour du Prince Phraarte luy donnoient de fâcheuses heures. Panthée avoit aussi ses chagrins et ses douleurs : mais la civilité de Cyrus, son adresse, et son esprit les suspendoient quelquesfois : cherchant avec une bonté extréme à rendre leur captivité la moins rude qu'il luy estoit possible. Durant que les choses estoient en cét estat, c'est à dire durant que toute l'Asie estoit en armes, et ne faisoit plus qu'attendre que le Soleil eust seché le Champ de Bataille, S'il est permis de parler ainsi, et donné un nouveau vert aux Palmes qui devoient couronner les Vainqueurs : Cyrus estant dans une impatience qui n'avoit pourtant rien de chagrin, parce qu'il esperoit delivrer bien-tost Mandane, et aquerir une nouvelle gloire, vit arriver Artabane, que Ciaxare luy envoyoit : qui luy aprit que toute la Medie estoit paisible, que ce Prince estoit en santé, et qu'il luy renvoyoit Aglatidas, avec des nouvelles Troupes. Au nom d'Aglatidas, Cyrus embrassa encore Artabane, et le conjura instamment de luy dire s'il estoit heureux. Seigneur, luy dit-il, j'ay ordre de luy de vous aprendre la fuite de son histoire, qui n'est pas moins surprenante, que ce que vous en sçavez desja est extraordinaire. C'aura donc esté Megabise, repliqua Cyrus, qui aura troublé son bonheur : c'est en vain Seigneur, reprit-il, que vous voulez deviner ses avantures : car elles sont si bizarres, que cela n'est pas possible. Cependant comme Artabane paroissoit extremement las, Cyrus ne voulut pas le retenir plus longtemps : et l'envoyant reposer, il remit la chose au lendemain. En effet, il ménagea si bien son temps, qu'apres avoir donné tous, les ordres p. 231necessaires, il trouva celuy d'écouter Artabane. Comme il fut seul avec Cyrus, il rapella en la memoire de ce Prince, la fourbe d'Arbate ; la jalousie d'Aglatidas, apres avoir veû Megabise et Amestris dans un jardin en conversation particuliere ; son desespoir et son exil ; la feinte qu'il fit à son retour d'aimer Anatise ; la douleur qu'eut Amestris de cette feinte passion qu'elle croyoit veritable ; comment elle sçeut qu'Aglatidas estoit jaloux, sans sçavoir de qui il l'estoit ; la bizarre resolution qu'elle prit, de se justifier dans son esprit, en épousant Otane, dont elle sçavoit de certitude qu'il n'estoit pas jaloux, et qu'il ne le pouvoit pas estre ; son mariage ; son desespoir, et celuy de son Amant, lors qu'ils sçeurent leur innocence reciproque ; et enfin leur derniere separation. Apres avoir donc repassé succintement toutes ces choses, Cyrus se tournant vers Artabane, je m'en souviens assez, luy dit-il, et les malheurs de mes Amis ne s'effacent pas si aisément de ma memoire : contentez donc la curiosité que j'ay, de sçavoir tout ce qui regarde Aglatidas, et n'en oubliez rien je vous en conjure. Artabane obeïssant à l'ordre qu'il recevoit, apres avoir un peu songé à ce qu'il avoit à dire, commença son recit par ces paroles.