Partie 8 (voir le frontispice) – Livre deuxième.
Gravure de la partie 8, livre 2.
Résumé de la séquence
Les amants de Mandane sont en proie à des sentiments différents : Cyrus est à la fois réjoui et inquiet, Mazare lutte contre son amour, tandis que la raison d'Anaxaris abdique devant sa passion. Le voyage en direction d'Ecbatane se déroule pourtant dans la joie. On fait une halte auprès de deux tombeaux splendides : l'architecture du premier est égyptienne, tandis que celle du second est grecque. Ils ont été édifiés pour une femme qu'a aimée Menestée, illustre Phocéen et père de Peranius. Le commanditaire des ouvrages s'y est d'ailleurs retiré lui-même. Cyrus, Mandane et quelques amis lui rendent visite. A leur grande stupéfaction, ils découvrent, dans l'un des tombeaux, une lettre du roi de Pont adressée à Mandane. Ce dernier, malade et mélancolique, s'y est réfugié quelque temps auparavant. Apprenant l'arrivée de son rival et de sa bien-aimée, il a pris la fuite. Cyrus s'engage à ne pas le poursuivre. On annonce alors l'arrivée d'un Phocéen, Thryteme, accompagné de deux étrangers. Il vient de la part de Peranius, dont il promet de raconter l'histoire le soir venu. En attendant le récit, la compagnie s'attache à examiner les habits des deux compagnons de l'ambassadeur que personne ne parvient à identifier. Une agréable conversation s'engage au sujet des étrangers et des différences culturelles. Après le repas du soir, Thryteme commence l'histoire de Peranius.
Lire toute la séquence ⬇Épisode 65 : Etats d'âme des différents protagonistes – 5 min.
Cyrus éprouve un grand bonheur à l'idée de posséder bientôt Mandane, mais ses espérances s'accompagnent naturellement d'inquiétudes, sans qu'il puisse en identifier les motifs exacts. De son côté, Mazare est tourmenté, car il lutte de toutes ses forces pour que son amour ne prenne pas le dessus sur sa raison. Ce dilemme, en revanche, n'est plus celui d'Anaxaris, dont la raison a complètement cédé devant la passion pour Mandane. Dans l'espoir de se trouver un allié, il s'est lié d'amitié avec Andramite, qui lui confie tous ses secrets. Le voyage continue en direction de la Medie. Les dames sont inquiètes pour le roi d'Assirie, d'autant que Cyrus ne délivre aucune information quant à l'état du blessé. Lui-même se montre par ailleurs fort généreux à l'égard des peuples conquis. De Cumes à Ecbatane, des festivités ponctuent l'itinéraire de l'armée de Cyrus.
Lire l'épisode ⬇p. 298Pendant que la Princesse Mandane jouïssoit d'un repos qui n'estoit pas mesme troublé par de fâcheux songes, et que cette multitude de Troupes qui la conduisoient, se délassoit du travail du jour, durant les tenebres de la nuit : pendant, dis-je, que le sommeil qui est accoustumé aussi bien que la mort, d'esgaller les Rois aux Bergers, et les heureux aux malheureux, regnoit souverainement sur une partie de l'Univers, et qu'il soulageoit presques tous les miserables, Cyrus, Mazare, et Anaxaris, sans se pouvoir laisser assujetir par une si douce tirannie, employoient tous les momens de la nuit à penser à Mandane. Ce n'est pas qu'en l'estat où p. 299estoient les choses, Cyrus n'y pûst penser agreablement, et qu'il n'y pensast en effet, avec autant de plaisir que d'esperance : mais outre que les plaisirs que la seule esperance donne, sont tousjours accompagnez d'inquietude, il y avoit encore je ne sçay quoy dans son ame, qui temperoit une partie de sa joye. Ce n'estoit pourtant pas que son grand coeur luy fist aprehender pour l'amour de luy, le combat qu'il devoit faire avec le Roy d'Assirie avant que de posseder Mandane : au contraire la haine qu'il avoit pour ce Prince, luy faisoit trouver beaucoup de satisfaction à penser qu'il se verroit l'Espée à la main contre luy, et en estat de s'en pouvoir vanger pleinement : mais c'estoit enfin, qu'il estoit si peu accoustumé d'estre heureux, qu'il ne pouvoit croire qu'il fust à la fin de ses malheurs. Ainsi sans sçavoir precisément ce qui faisoit obstacle à sa satisfaction, il sentoit pourtant dans son coeur, une resistance à la joye que raisonnablement il devoit avoir. Mais si l'illustre Cyrus, avoit une espece de chagrin dont il ne sçavoit pas la cause, il n'en estoit pas ainsi du Prince Mazare, qui ayant tousjours à se combatre luy mesme, se voyoit à tous les instans dans la crainte que sa vertu ne fust vaincuë par son amour. Anaxaris estoit toutesfois plus malheureux que luy, car il avoit une passion si violente, qu'elle avoit absolument soûmis la raison à son empire : et l'on peut dire aveque verité, que Mandane ne regnoit pas plus souverainement sur le coeur d'Anaxaris, que la passion d'Anaxaris regnoit p. 300tiranniquement sur sa propre raison, et sur sa propre vertu. Elle ne l'aveugloit pourtant pas jusques au point, qu'il ne connust bien, que mille raisons eussent voulu qu'il eust esté Amy de Cyrus, et qu'il n'eust pas esté son Rival : mais apres tout, quand il s'estoit dit à luy mesme, qu'il ne luy estoit pas possible de cesser d'aimer Mandane, il se croyoit justifié, et pensoit apres cela que tout ce que son amour luy inspiroit n'estoit plus un crime, puis qu'il ne la pouvoit vaincre. Cependant quoy qu'il n'eust pas la peine de se combatre luy mesme, il n'en estoit pas plus heureux : car en abandonnant son ame à la passion qui le possedoit, il connoissoit bien qu'il l'abandonnoit à tous les suplices imaginables, veû l'estat où estoient les choses : mais il ne laissoit toutesfois pas d'aimer Mandane, et de la vouloir aimer. Ce qu'il y avoit encore de plus estrange, c'est qu'il ne laissoit pas mesme d'esperer, quoy que raisonnablement il ne le deust pas, et quoy qu'il connust bien luy mesme que cette esperance estoit mal fondée. Il est vray que pour trouver quelque consolation à son mal, il cherchoit soigneusement à faire un Amy particulier : ce n'est pas qu'apres y avoir bien pensé, il eust dessein de luy confier alors les secrets de son coeur, car il en avoit de plus d'une espece, qu'il ne jugeoit pas encore à propos de reveler à qui que ce soit : mais il vouloit du moins avoir une personne à qui il les pûst dire s'il en estoit besoin : aussi fust-ce pour cela, qu'il mesnagea aveque soin l'esprit d'Andramite. Et comme p. 301il n'y a rien de plus seur que de tenir les secrets des autres, devant que de confier les siens, il engagea insensiblement Andramite, à luy dire tout ce qu'il pensoit, et lier une amitié si particuliere aveque luy, que quand ils se fussent connus toute leur vie, elle ne l'eust pas esté davantage. Anaxaris agit mesme si adroitement, qu'en remettant tousjours de jour en jour, à aprendre à Andramite, quelle estoit sa vie, et sa Fortune, il estoit Maistre de ses secrets, sans avoir hazardé les siens, et sans qu'Andramite soubçonnast qu'il ne luy deust pas confier. Mais pendant que Cyrus, Mazare, et Anaxaris, avoient des sentimens si differens, quoy qu'une mesme passion regnast dans leur coeur, il y avoit une curiosité estrange dans l'esprit de Mandane, de Martesie, de Chrysante, et de Feraulas, de sçavoir l'estat où estoit le Roy d'Assirie. La Princesse Mandane, par un sentiment genereux, n'osoit pourtant s'en informer ; mais pour Martesie elle en demandoit des nouvelles à tout le monde. D'autre part, Maza- et Anaxaris, s'en informoient aussi soigneusement, principalement ce dernier : de sorte que quand ce Prince eust esté l'Amy particulier de ses Rivaux, le Liberateur de Mandane, et le Protecteur de Martesie, de Chrysante, et de Feraulas, ils n'eussent pû avoir plus d'envie de sçavoir l'estat de ses blessures qu'ils en avoient. Mais quelque forte que fust leur curiosité, ils n'en sçavoient que ce qu'il plaisoit à Cyrus qu'ils en sçeussent, parce que ce n'estoit directement qu'à luy, p. 302que ceux qu'il avoit laissez aupres du Roy d'Assirie en rendoient conte : de sorte que Cyrus disant tousjours qu'il estoit fort mal, ils n'en sçeurent alors autre chose. Cependant comme ce voyage estoit un voyage de victoire, et de joye, Cyrus ne donna pas seulement ordre, que Mandane n'eust nulle incommodité, mais il fit encore tout ce qu'il pût, pour faire qu'elle eust tous les plaisirs qu'on peut avoir en voyageant. Pour cét effet, elle n'alloit en pas une Ville, qu'on ne luy fist Entrée : si elle s'y reposoit un jour, ce jour estoit employé à voir ce qu'il y avoit de plus remarquable en ce lieu-là : on y assembloit les Dames ; on y dançoit ; on y entendoit des Musiques ; on y faisoit des Festins ; on y adjugeoit des Prix ; et l'on eust dit enfin, que Cyrus ne menoit Mandane par tous les lieux de ses conquestes, que pour les luy offrir, et que pour la faire jouïr de tous les fruits de ses victoires : ainsi il sembloit que depuis Cumes, jusques à Ecbatane, ce deust estre un triomphe continuel. En effet les Peuples estoient si persuadez de la vertu de Cyrus, que ce n'estoit que des acclamations universelles, par tous les lieux où il passoit : aussi aportoit-il un foin estrange, à empescher que la marche de tant de Troupes ne ruinast les Païs qu'elles traversoient : et l'on peut dire aveque verité, que comme il ne passoit presques en auc ? lieu, qu'il n'eust signalé par sa valeur durant la Guerre, il ne passa presques aussi en aucun endroit, pendant ce voyage, où il ne signalast quelqu'une de ces vertus qui le rendoient le p. 303plus accomply Prince du monde. Car en une Ville, il donnoit des marques d'humanité, en soulageant les Peuples ; en une autre, il faisoit voir sa Justice, en punissant les Soldats insolens ; en cent autres lieux, il donnoit des marques esclatantes de sa liberalité, selon les occasions qui s'en presentoient ; et en quelque endroit qu'il fust, comme il estoit tousjours luy mesme, il estoit tousjours incomparable. Mandane de son costé, pendant cette marche, donna diverses preuves de sa pieté, en restablissant des Temples destruits, ou en fondant de nouveaux, selon les prieres que luy en faisoient les Peuples : et l'on peut assurer sans mensonge, que Cyrus, et Mandane n'eurent point à se reprocher durant ce voyage, d'avoir passé un jour, sans faire du bien à quel qu'un, Aussi le Prince Intapherne estoit il si charmé de leur vertu, que ne se contentant pas d'en estre le tesmoin, il se faisoit raconter par tous ceux à qui il parloit, tout ce qu'il n'en sçavoit pas : ainsi soit qu'il parlast au Prince Artamas ; au Prince Myrsile ; à Mazare ; à Anaxaris, ou à tant d'autres, avec qui il fit connoissance ; il parloit toûjours de Cyrus, et de Mandane, ne pouvant se lasser d'aprendre les merveilles de leur vie.
Épisode 66 : Les tombeaux – 4 min.
Un jour, Cyrus invite Mandane à se reposer dans une petite ville particulière, située dans une très belle région. On remarque rapidement deux superbes tombeaux, de facture égyptienne pour l'un et grecque pour l'autre. Ces monuments impressionnent Mandane, qui s'empresse d'interroger son hôte, nommé Eucrate. Le tombeau à l'égyptienne a été érigé par Menestée pour une femme qu'il a éperdument aimée. Après sa mort, il a fait construire un autre tombeau, de style grec, dans lequel il s'est retiré lui-même pour attendre la mort auprès de sa bien-aimée. Or Menestée est de la race des Phocéens qui ont bâti la ville de Phocée, prise par Thrasibule. Il possède d'un premier mariage une fille, ainsi qu'un fils, nommé Peranius, dont Cyrus a entendu souvent parler avantageusement.
Lire l'épisode ⬇Il arriva pourtant une chose, qui luy donna assez de sujet de parler de ce qui se passoit, sans parler de ce qui s'estoit passé : car Cyrus ayant voulu que Mandane fist une assez petite journée ce jour-là, parce qu'elle ne l'eust pû faire p. 304plus grande, sans estre incommodément logée, elle fut à un lieu où il luy arriva une avanture, qui luy donna de la compassion, et qui fournit à Intapherne, une nouvelle matiere de s'entretenir de sa vertu. Cyrus ayant donc resolu que cette Princesse iroit coucher à une petite Ville, qui se rencontroit sur sa route, et qui n'estoit pas fort esloignée du lieu d'où elle partoit, cela fut cause qu'elle partit tard, et qu'elle n'arriva guere de meilleure heure, que si la journée qu'elle avoit faite, eust esté plus longue. Elle arriva pourtant assez tost, pour remarquer comme une chose extraordinaire, l'agreable, et bizarre scituation de cette petite Ville où elle alloit coucher. Elle vit donc en s'en aprochant, qu'elle estoit haute, et basse, entre des Montagnes, des Vallées, et des Rochers. De plus ; elle vit encore qu'il y avoit un antique et superbe Chasteau, qui s'eslevoit sur la Pointe d'un de ces Rochers, qui regardoit vers une Forest. Au costé opposite, elle vit trois grandes et profondes Vallées, environnées de Rochers, dans lesquelles on descendoit par un Sentier tournoyant pratiqué dans la Roche : et pour achever de rendre ce Païsage plus beau, et plus extraordinaire, on voyoit au pied d'une Montagne, et au bord d'un Torrent, deux superbes Tombeaux, dont il y en avoit un basty à l'Egiptienne, et l'autre à la Greque. De sorte que le Soleil se couchant ce soir là sans aucun nuage, on peut presques dire qu'il donna à tout ce Païsage, une partie de l'or de ses rayons, en donnant p. 305effectivement un lustre doré à toute la Campagne, qui la faisoit paroistre plus belle. Aussi ce magnifique objet fit-il une si grande impression dans l'esprit de Mandane, que lors qu'elle fut à ce superbe Chasteau, où elle fut loger, elle ne parla d'autre chose ; s'informant mesme fort curieusement, de qui estoient les Tombeaux qu'elle avoit veûs en passant, et pourquoy il y en avoit un basty à l'Egiptienne, et l'autre d'Architecture Greque. Ce que vous demandez Madame (repliqua de Maistre de ce Chasteau nommé Eucrate, qui estoit un homme d'esprit, fort avancé en âge, et qui avoit fort voyagé) est sans doute digne de curiosité : car enfin l'amour n'est pas moins la cause de ces Tombeaux que la mort, estant certain que si celuy qui les a fait bastïr, n'eust pas esté amoureux, ils n'orneroient pas le Païsage qui environne ce Chasteau. La Princesse Mandane entendant parler ce Vieillard de cette sorte, eut encore plus de curiosité qu'auparavant : si bien que le pressant de dire ce qu'il sçavoit, il aprit en peu de mots à cette Princesse, qu'un homme de qualité, et de grand merite, nommé Menestée, qui estoit de la Race de ces premiers Phocenses, qui quitterent la Phocide, pour aller bastir Phocée que le Prince Thrasibule avoit pris, s'estant resolu de voyager apres avoir perdu sa Femme, qui luy avoit laissé un Fils et une Fille, estoit allé en Egypte, où il estoit devenu esperdûment amoureux d'une Fille d'Aeliopolis, qu'il avoit enlevée de son consentement. Qu'apres cela estant p. 306repassé en Asie, il avoit en suitte passé à ce Chasteau, où cette belle Egiptienne estant morte quatre jours apres y estre arrivée, il n'en avoit point voulu partir, et luy avoit fait bastir ce magnifique Tombeau, qui estoit à l'usage de son païs. De sorte poursuivit Eucrate, que comme Menestée n'a jamais voulu abandonner celle qui avoit suivy sa fortune, et quitté sa Patrie pour l'amour de luy, il a fait bastir son propre Tombeau aupres du sien, qui est devenu son Habitation et son Palais, en attendant la mort qui doit finir ses peines, et l'y enfermer pour tousjours. Quoy, interrompit Mandane, celuy qui a fait bastir ces deux Tombeaux vit encore, et demeure dans celuy qui est basty à la Grecque ? Ouy Madame, repliqua-t'il, mais il y vit d'une maniere si digne de compassion, qu'on peut plustost dire qu'il acheve de mourir, que de dire qu'il soit vivant ; car enfin il passe les journées entieres, dans le Tombeau de la personne qu'il a perduë, et ne se retire dans le sien, qu'aux heures où le sommeil le force de faire tréve avec sa douleur : si bien que je pense pouvoir assurer, que jamais la Mort et l'Amour, estant mesme joints ensemble, n'ont causé un si long desespoir, que celuy de Menestée. Cependant on diroit que les Dieux prennent plaisir à ses souffrances, et qu'ils veulent le laisser vivre pour rendre un tribut eternel de larmes et de soupirs, à la personne qu'il a perduë, y ayant desja plus de dix huit ans, qu'il mene cette triste vie sans pouvoir achever de mourir. Je m'estonne, dit alors p. 307Mandane, qu'estant de la condition dont il est, ceux qui luy sont proches, ne l'ont forcé de changer cette funeste demeure. Je vous assure Madame, reprit Eucrate, que l'illustre Peranius son Fils (qui seroit aujourd'huy Prince de Phocée, apres la mort violente de celuy qui l'estoit, si les armes de l'invincible Cyrus, n'avoient pas conquis son estat) a fait tout ce qu'il a pu, pour obliger Menestée à changer de vie, mais il ne l'a jamais pû persuader : et tout ce qu'il a pû obtenir de luy, a esté de souffrir qu'il commandast à deux de ses Esclaves de demeurer à l'Habitation la plus proche de son Tombeau, afin de luy porter une fois le jour seulement, les choses qui luy sont d'une absoluë necessité. Au nom de Peranius, Cyrus qui estoit present à ce que disoit Eucrate, chercha un moment dans sa memoire : puis prenant la parole, quoy, luy dit-il, celuy dont vous parlez, seroit effectivement un Neveu du Prince de Phocée, que j'ay sçeu par Thrasybule, estre un des hommes du monde le plus brave, et le plus accomply ! Ouy Seigneur, repliqua-t'il, et c'est ce mesme Peranius, Fils d'une Soeur du Prince de Phocée, qui plustost que de se resoudre à se soûmettre, voyant que le Prince son Oncle, et Alexidesme, l'avoient abandonné ; persuada à tous les Habitans de sa Ville, de quitter leur Patrie ; de s'embarquer ; de le reconnoistre pour leur Chef ; et d'aller tascher d'estre les vainqueurs des autres, en portant la Guerre en quelque part ; plustost que d'estre les Esclaves de Thrasybule, p. 308ou pour mieux dire les vostres, puis que c'estoit avec vos armes que ce Prince faisoit la guerre. Pour luy tesmoigner qu'il a eu tort de craindre que je fisse porter des Fers trop pesans à un homme aussi brave que luy, reprit Cyrus, je veux demain visiter le Prince son Pere : afin qu'il puisse sçavoir un jour, en quelque lieu qu'il soit que celuy qui honnore mesme les Tombeaux des Hommes vertueux, ne pourroit pas manquer de les honnorer eux mesmes, quand la Fortune les auroit fait ses Esclaves.
Épisode 67 : Visite à Menestée – 5 min.
Cyrus et Mandane, accompagnés de quelques amis, vont rendre visite à Menestée dès le lendemain. Ils admirent d'abord les tombeaux : si l'édifice grec est d'une symétrie admirable, le mausolée égyptien possède des ornements encore plus remarquables. Construit en forme de pyramide, il est orné à son sommet d'une statue de cuivre représentant la Renommée. Menestée, dont le visage est marqué par la douleur, accueille cependant les visiteurs avec une civilité extrême. Il conduit la petite troupe à l'intérieur du tombeau dédié à sa bien-aimée. L'incomparable faste y témoigne de la grandeur de son amour.
Lire l'épisode ⬇Comme Cyrus eut dit cela, et que ce Vieillard entendit que Mandane disoit aussi, qu'elle vouloit aller voir le malheureux Menestée ; il leur dit avec adresse, qu'ils augmenteroient sa douleur par leur presence : adjoustant mesme, pour les empescher d'y aller, que le chemin de ces Tombeaux estoit tres-difficile, à cause des Rochers et du Torrent, aupres de qui ils estoient bastis : mais voyant qu'il ne se rebutoient pas pour cette difficulté, il se teut, et se retira. Cependant comme la Chambre où coucha Mandane, donnoit justement du costé où estoient ces deux Tombeaux ; elle ne fut pas plustost levée, que ce magnifique objet la faisant souvenir du dessein qu'elle avoit eu, renouvella sa curiosité : si bien qu'envoyant demander à Cyrus, s'il n'avoit point oublié ce qu'il avoit resolu le soir ? ce Prince vint luy dire, que bien loin d'en avoir perdu la memoire, il avoit desja envoyé voir si l'abord de ces Tombeaux estoit si difficile : et qu'on luy avoit raporté an contraire, que le p. 309chemin en estoit si aisé, qu'elle pouvoit y aller mesme en Chariot : de sorte que sans differer davantage, elle se mit en chemin. Mais comme Cyrus respectoit l'amour par tout où il la trouvoit, excepté dans le coeur de ses Rivaux ; il eut cette consideration pour Menestée, de ne vouloir pas l'accabler par une multitude de monde qui eust augmenté son chagrin. Il ne permit donc qu'à Mazare, qui se trouva alors aupres de luy, au Prince Intapherne, et à Aglatidas, de l'accompagner : et pour Mandane elle ne mena que Doralise, Martesie, Anaxaris, et une partie de ses Gardes. Cette petite Troupe estant conduite par Eucrate, quoy qu'il n'eust pas eu envie de la conduire en ce lieu là le soir auparavant, arriva aupres de ces Tombeaux, dont il y en avoit un beaucoup plus superbe que l'autre. Celuy qui estoit basty à la Greque, estoit d'une Simeterie admirable : mais il avoit bien moins d'ornemens, que celuy qui estoit basty à l'Egiptienne, dont l'Architecture estoit aussi fort reguliere. En effet, quoy que la Pyramide qui formoit ce Tombeau ne fust que d'une mediocre grandeur, elle estoit presques comparable par sa beauté, à celles qui estoient aupres de Memphis : sa forme estoit triangulaire, et elle estoit si admirablement faite, que les yeux les plus clairs-voyans ne pouvoient aperçevoir la jointure des Pierres dont elle estoit bastie. Mille Feüillages entrelassez formoient des Ovales en basse taille, où l'on voyoit des Inscriptions en Carracteres Hieroglifiques, qui ornoient les trois p. 310de la Pyramide, et qui faisoient connoistre à ceux qui la regardoient, et qui pouvoient les entendre, quelle avoit esté la beauté de la Personne pour qui elle estoit eslevée, et quelle estoit l'amour de celuy qui l'avoit fait eslever. Sur le haut de cette Pyramide, estoit une Figure de cét admirable Cuivre de Corinthe, qui n'estoit desja guere moins celebre en ce temps-là, qu'il le fut depuis apres l'embrasement de cette superbe Ville. De sorte que comme cette Statuë representoit la Renommée, et qu'elle tournoit sur un pivot, selon que les vents tournoient, on eust dit qu'elle n'estoit posée sur cette Pyramide avec sa Trompette à la bouche, que pour annoncer à tout l'Univers, la mort de cette belle Personne qui estoit dans ce Tombeau : cette Trompette estant mesme faite avec un tel artifice, que lors que le vent estoit un peu fort, il en sortoit un son gemissant, et pleintif, qui avoit quelque chose de lugubre. Cette Renommée avoit les aisles desployées, comme si elle eust voulu commencer de voler ; et le bas de sa Robe sembloit estre agité par le vent : si bien qu'ayant une partie des jambes descouvertes, cela donnoit bonne grace à cette Figure, et la destachoit davantage de la pointe de la Pyramide, dont la base magnifique servoit de Tombeau à la belle Personne, que cét illustre Solitaire regrettoit tant. Pour celuy de Menestée il estoit en Dôme, la Voûte en estoit soustenuë par douze Colomnes, entre lesquelles on voyoit sur la Frise, au dessous de la Corniche, ces paroles gravées en Caracteres Grecs.
p. 311 L'AMOUR ET LA MORT M'ONT BASTY.
Comme Cyrus et Mandane arriverent aupres de ces Tombeaux, ils virent Menestée, qu'Eucrate avoit adverty dés le soir, qui venoit au devant d'eux : mais avec un air si triste et si languissant, qu'il estoit aisé de voir, que le temps ne l'avoit point consolé, de la perte qu'il avoit faite. Il ne laissoit pourtant pas d'avoir la mine haute et noble : ses Habillemens estoient simples, mais propres ; et ce triste Solitaire sembloit plus tost alors un Philosophe melancolique, qu'un Amant desesperé. Dés qu'il fut asses prés de Cyrus, qui aidoit à marcher à Mandane, pour en pouvoir estre entendu ; je rends graces aux Dieux, luy dit il, de ce que la beauté de l'admirable Princesse que je voy, a apris au vainqueur de l'Asie, à respecter les Tombeaux de ceux que l'Amour avoit mis sous son Empire : et de ce qu'au lieu de craindre les ravages d'une Armée victorieuse, je me trouve dans la necessité de remercier le victorieux, de l'honneur qu'il me veut faire, en honnorant de sa presence, les Cendres d'une illustre Morte. Ce n'est pas seulement, repliqua Cyrus, pour honnorer une illustre Morte, que la Princesse a voulu venir icy : mais pour honnorer aussi un illustre Vivant, que je voudrois bien pouvoir retirer du Tombeau qu'il habite. En mon particulier, adjousta Mandane, j'aurois une extréme joye, de pouvoir aporter quelque moderation, p. 312à une aussi violente, et aussi longue douleur que la vostre. Comme vous n'en pouvez jamais connoistre la cause, repliqua Menestée, je ne m'estonne pas Madame, que vous ne croiyez point mon mal incurable : cependant je ne laisse pas d'estre sensiblement obligé, à cette generosité bienfaisante, qui vous fait souhaiter que je fusse capable de consolation. Apres cela Menestée, qui craignoit que le Soleil n'incommodast la Princesse Mandane, luy ouvrit un superbe Portique, qui estoit pratiqué dans la Base de la Pyramide, qui de chaque Face en avoit un esgallement magnifique, quoy qu'il n'y en eust qu'un qui s'ouvrist. Mais à peine Mandane et Cyrus, furent-ils entrez dans ce Tombeau, qu'ils furent contraints de dire, qu'il faloit que l'amour de celuy qui l'avoit basty fust bien forte, pour l'avoir obligé à faire une telle Sepulture : en effet ce Tombeau estoit si magnifiquement orné, que les lieux destinez aux plus belles Festes, ne le sont pas davantage. On voyoit au milieu, un Cercueil de Bois incorruptible, couvert de Lames d'or, d'un travail inestimable : et pour marquer que celle dont le Corps y reposoit, avoit esté l'Astre de la beauté dans Heliopolis, on voyoit au dessus de ce Cercueil, un Soleil couchant representé avec des Pierreries, dont les couleurs vives et rougeastres le faisoient presques voir tel qu'il est, lors qu'il est prest de se plonger dans les Flots, et de dérober sa lumiere à la moitié du monde, pour en aller illuminer l'autre. A l'entour de ce mesme p. 313Cercueil, on voyoit douze jeunes Amours merveilleusement representez, qui d'une main sembloient essuyer leurs larmes : et qui de l'autre tenoient sur leurs testes de magnifiques Cassolettes, dont s'exhalloient des parfums, qui ressembloient plus à cette douce exhalaison qui sort d'un Jardin plein de Jasmin et d'Orangers, qu'à ceux que l'Art compose si imparfaitement, en comparaison de ceux que la Nature fait toute seule. De plus, cent Lampes de Cristal, estant penduës au haut de la Voûte, avec ordre et proportion, faisoient voir agreablement entre les Pilastres qui soustenoient cette Voûte, douze superbes Niches, dans lesquelles on voyoit douze Figures de Femmes, qui sembloient pleindre et pleurer la perte de celle pour qui ce Tombeau estoit eslevé : et qui par les differens airs de leurs Visages, et par les diverses choses qu'elles tenoient, representoient une partie des vertus de celle qu'elles sembloient regretter : le Sculpteur ayant donné à chacune de ces Figures, une marque si connoissable de la vertu qu'elle representoit, que les moins esclairez les pouvoient connoistre. Mandane ne pouvant donc assez admirer un si beau travail, advoüoit qu'il faloit qu'il y eust quelque chose de Grand dans le coeur d'un Amant aussi fidelle, et aussi magnifique que Menestée : mais pour Cyrus, apres avoir admiré tout ce qui estoit digne d'admiration en ce lieu-là, il s'attacha fortement à considerer cét Amant affligé, qui dés qu'il fut dans p. 314ce Tombeau, fut si absolument possedé de sa douleur : que sans regarder presques ny Cyrus, ny Mandane, ny ceux qui les accompagnoient, il se mit à regarder fixement ce Cercueil, soûpirant de temps en temps, avec une amertume de coeur inconcevable. Il arriva mesme que la beauté de Mandane, renouvellant dans son esprit l'Image de celle qu'il avoit perduë, renouvella aussi sa melancolie : de sorte que Cyrus admirant encore plus la douleur de Menestée, que le Tombeau qu'il avoit fait bastir, le regardoit attentivement : joint que dans la violente passion qu'il avoit pour Mandane ; il comprenoit si parfaitement quelle doit estre l'affliction de perdre ce que l'on aime, qu'il s'en faloit peu qu'il ne loüast le desespoir de Menestée, au lieu de le blasmer comme eussent fait ceux qui n'auroient pas eu l'ame possedée d'une ardente passion. Mais pendant que Menestée soûpiroit, et que Cyrus le regardoit soupirer, Mandane s'estant aprochée de ce Cercueil, pour lire quelques Inscriptions qui estoient sur les Lames d'or qui le couvroient, voyant qu'elles estoient en Carrecteres Egyptiens, apella Cyrus pour les luy expliquer : de sorte que ce Prince s'en estant aproché, se mit en effet à luy dire ce que l'amour de Menestée luy avoit fait graver sur ces Lames d'or.
Épisode 68 : Les tablettes adressées à Mandane – 4 min.
Comme Cyrus et sa bien-aimée examinent les inscriptions gravées en l'honneur de la belle Egyptienne, ils découvrent avec stupéfaction des tablettes adressées à Mandane ! Il s'agit d'une lettre touchante du roi de Pont : il témoigne de son amour malheureux pour la princesse, et l'implore d'obtenir de Cyrus qu'il renonce à le rechercher. Ce dernier, anticipant l'intercession de sa bien-aimée, l'assure aussitôt qu'il renonce à poursuivre son rival. On interroge alors Menestée sur la provenance de cette lettre.
Lire l'épisode ⬇Mais comme il voulut aller d'un bout de ce Cerveil à l'autre, il vit de magnifiques Tablettes, au dessus desquelles il vit escrit en gros Carrecteres, et en Langue Capadocienne, p. 315A LA PRINCESSE MANDANE. Cyrus n'eut pas plustost veu ces Tablettes, qu'il en changea de couleur : car à peine eut-il jetté les yeux sur ce carractere, qu'il luy sembla qu'il le connoissoit pour estre du Roy de Pont. Si bien que dans le tumulte qui s'esleva dans son esprit, il auroit assurément pris ces Tablettes pour les cacher à Mandane ; si cette Princesse voyant dans ses yeux l'agitation de son ame, n'eust veu presques en mesme temps ce qui la causoit. De sorte que ce Prince s'apercevant par un incarnat qui parut sur le visage de Mandane, qu'elle voyoit ce qu'il avoit veu ; il prit respectueusement ces Tablettes, et les luy presentant, comme c'est à vous Madame, luy dit-il, à qui ces Tablettes s'adressent, c'est aussi à vous à voir ce qu'on veut que vous sçachiez : mais pendant que vous le verrez, vous me permettrez s'il vous plaist de demander à Menestée, en quel lieu est presentement celuy qui a escrit ce que je vous presente ? La Princesse Mandane n'estant pas moins estonnée que Cyrus, le pria de vouloir lire aussi bien qu'elle, ce qu'il y avoit dans ces Tablettes : si bien que les ouvrant, ils se mirent à lire sans que Menestée y prist garde. Il est vray que ce ne fut pas seulement son chagrin qui l'empescha de le remarquer : car come Doralise ne pouvoit croire qu'il pust y avoir une si longue douleur, et une si longue solitude, sans quelque esgarement p. 316d'esprit, elle s'estoit mise à luy parler, et avoit engagé dans cette conversation, et le Prince Intapherne ; et Aglatidas ; et Eucrate ; et Martesie : car pour Mazare, ce Tombeau rapellant en sa memoire, la triste vie qu'il avoit menée dans sa Grote, lors qu'il croyoit que Mandane fust morte, il estoit assez occupé a s'entretenir luy mesme sans entretenir les autres ; et pour Anaxaris, il ne l'estoit guere moins que Mazare. De sorte que Mandane et Cyrus, lisant ce que le Roy de Pont avoit escrit dans ces Tablettes, ils y trouverent ces paroles.
C'est trop Madame, c'est trop, que de me poursuivre jusques dans le Tombeau d'une illustre Morte, et de me chasser d'un Azile, que toutes les Loix divines et humaines veulent qui soit inviolable : mais puis que vous le voulez ainsi, il le faut vouloir. Si j'avois pû esperer de vous y voir, sans cét heureux Rival qui vous accompagne, je vous y aurois attenduë, afin d'avoir la gloire d'expirer de douleur et d'amour en vous voyant partir : mais comme c'est bien assez que vous triomphiez de mon coeur, sans qu'il triomphe de moy, je m'esloigne de vous, pour m'esloigner de luy, ne m'estant pas possible de faire autrement, quoy que je luy doive la vie et la liberté. Je le conjure toutesfois (s'il est permis de faire une priere à son Rival, et si je le puis faire sans perdre le respect que je vous dois) de ne s'opposer point à quelque leger sentiment de pitié si vous en estes capable : en considerant qu'apres avoir perdu deux Royaumes pour l'amour de vous seulement, vous p. 317 me chassez encore d'un Tombeau, que j'avois dessein de partager avec le plus fidelle Amant du monde. De grace Madame, obligez mon Rival, à ne me faire ny suivre, ny chercher : et pour l'y porter plus facilement, faites le souvenir, que si je n'avois pas eu le bon-heur de vous sauver des Flots irritez, qui estoient prests de faire perir la plus belle Princesse du monde, je n'aurois pas aujourd'huy la gloire d'en estre regardé favorablement. Mais helas ! je m'égare dans ma douleur : car apres les traittemens rigoureux que vous m'avez faits, je pense que je ferois mieux d'escrire à mon Rival, pour obtenir une grace de vous, que de vous escrire pour obtenir quelque chose de luy. Quoy qu'il en soit Madame, si vous me faites chercher, pour m'attacher au Char de mon ennemy, vous le ferez inutilement : puis que qui est encore Maistre de son Espée, est encore Maistre de sa vie et de sa liberté. Je ne demande donc plus rien Madame, si ce n'est de croire, que si je vy encore, ce n'est pas avec intention, ny de me consoler, ny de cesser de vous aimer : car je proteste, que tant que je vivray, je seray en droit de soustenir avec justice à tous mes Rivaux, qu'il n'y en a point qui vous aime si ardemment, ny si respectueusement que moy, toute rigoureuse, et toute inexorable que vous m'estes.
LE ROY DE PONT.
Apres la lecture de cette Lettre, qui estoit assez touchante ; pour meriter d'estre leuë sans colere ; Cyrus n'osant presques regarder Mandane, de peur de voir de la compassion dans ses yeux pour les malheurs de son Rival, prit la parole le p. 318premier. Pour m'espargner la douleur Madame, luy dit-il, de voir que vous me demandiez une grace pour un tel Rival que le Roy de Pont, je veux prevenir vos prieres : et vous dire qu'en l'estat où sont les choses, je consens volontiers qu'un Roy qui a eu le malheur de perdre deux Royaumes, et de vous perdre vous mesme, n'ait pas encore celuy de tomber sous la puissance de son ennemy, et d'un ennemy encore à qui il croit avoir quelque obligation : mais apres cela Madame, je vous demande du moins la permission, de demander à Menestée, combien ce Prince a esté icy. Quand je ne vous le permettois pas pour l'amour de vous, reprit Mandane, je vous en prierois pour l'amour de moy : estant certain que cette advanture me donne de la curiosité, et mesme de l'inquiettude : car enfin quand je songe que ce fut aupres du Tombeau d'Abradate, que vous rencontrastes le Roy d'Assirie ; et que je considere qu'il s'en est peu falu, que nous n'ayons trouvé le Roy de Pont dans celuy de cette belle Egiptienne, il s'en faut peu aussi que je ne croye que je trouveray des Persecuteurs dans Ecbatane, quand vous m'y aurez conduite. Pourveû qu'ils ne soient pas plus en pouvoir de vous nuire que le Roy de Pont, repliqua Cyrus, il sera aisé de vous garantir de leur violence. Apres cela Mandane s'aprocha de Menestée, qui soustenoit avec autant d'ardeur à Doralise, qu'il y avoit de la foiblesse à se consoler, qu'elle luy soustenoit qu'il y en avoit à ne se consoler pas. Mais la presence p. 319de Mandane ayant fait cesser leur dispute, elle se mit à luy monstrer les Tablettes que Cyrus avoit trouvées sur ce Cercueil : et à luy demander où estoit celuy qui avoit escrit ce qui estoit dedans, et s'il le connoissoit bien ? Menestée surpris de voir ces Tablettes, qu'il n'avoit point sçeu qui fussent sur ce Cercueil, fut un instant à revenir de l'estonnement qu'il en avoit : mais apres s'estre determiné â respondre, je vous assure Madame, repliqua-t'il, que je ne connois celuy qui a laissé ces Tablettes dans ce Tombeau, que pour un des hommes du monde qui a le plus de douleur, et le plus d'esprit, et qui paroist mesme avoir le plus de vertu. Mais apres cela Madame, ne m'en demandez pas davantage : car je ne sçay ny sa condition, ny la cause de sa melancolie, ny où il est presentement : joint que quand je le sçaurois, je pense qu'apres vous avoir dit qu'il m'auroit fait promettre de ne le descouvrir pas, vous auriez bien la generosité de ne m'en presser pas davantage. Cyrus connoissant alors par ce que disoit Menestée, qu'il aprehendoit qu'on eust dessein de faire quelque violence à celuy à qui il avoit donné-retraite ; se mit à luy dire d'une maniere à devoir estre creû, qu'il luy engageoit sa parole, que quand mesme celuy qu'il disoit ne connoistre point, seroit dans le Tombeau, qu'il n'avoit pas encore veû, il ne luy seroit fait aucun outrage.
Épisode 69 : Le sort du roi de Pont – 6 min.
Eucrate prend la parole, car c'est lui qui a présenté le roi de Pont à Menestée. Il y a huit jours, un étranger malade et mélancolique lui a demandé l'hospitalité. Quand l'arrivée de Cyrus a été annoncée, le mystérieux inconnu a voulu reprendre la route, mais ses blessures se sont rouvertes. Eucrate l'a alors emmené au tombeau de Menestée, ne prévoyant pas que Cyrus souhaiterait visiter ce monument. L'étranger, prévenu à temps, a pu quitter le tombeau la veille. La découverte de la présence du roi de Pont étonne toute la petite troupe. Cyrus, après s'être engagé à ne pas faire suivre son infortuné rival, et décide de repartir le lendemain.
Lire l'épisode ⬇De sorte qu'Eucrate entendant ce que Cyrus disoit, s'aprocha, et sans attendre que Menestée respondist ; Seigneur, luy dit-il, comme c'est moy qui p. 320ay fait connoistre cét illustre Inconnu à Menestée, il me semble que c'est aussi à moy à vous dire ce que j'en sçay, qui ne vous esclaircira pourtant guere davantage, que ce qu'il vous en a desja dit. Car enfin Seigneur, tout ce que je vous puis dire de celuy dont je ne sçay point le nom, est qu'il y a huit jours que suivant le droit d'hospitalité, qui est fort soigneusement gardé en ce Païs, il vint au Chasteau qui a l'honneur de vous loger presentement, pour me demander retraite : parce qu'ayant esté fort malade, et l'estant mesme encore il ne se sentoit pas en estat de continuer son voyage. Il n'avoit aveque luy qu'un seul homme, qui sembloit plus tost un simple Soldat, qu'un Escuyer : et il me parut si triste, que je luy accorday aveque joye ce qu'il me demandoit : rendant graces aux Dieux, de m'avoir mis en pouvoir d'assister un homme aussi bien fait que celuy-là, et qui me paroissoit aussi affligé. De sorte que le logeant le plus commodément que je pûs, et ayant veû des Fenestres de ce Chasteau, ces deux Tombeaux qui paroissent de si loin, quoy qu'ils ne soient pas en un lieu fort eslevé, il me demanda de qui ils estoient : et je pense que c'est la seule chose pour qui je luy aye veû avoir quelque curiosité : aussi crois-je que c'estoit seulement parce qu'un obier si funeste, avoit quelque raport à la melancolie qu'il paroissoit avoir dans l'ame. Si bien que luy ayant apris la retraite de Menestée, et la vie solitaire qu'il menoit ; il en fut si touché, que quoy qu'il ne pust presques se soustenir, tant il estoit p. 321foible, il voulut que je l'amenasse icy, et je le l'y amenay en effet. Mais depuis cela, il y est venü tous les jours : car bien que Menestée eust accoustumé de fuir, toutes sortes de conversations, la melancolie de cét Estranger, le luy rendit plus suportable qu'un autre : joint qu'il entra si fort dans ses sentimens, que Menestée souhaita mesme qu'il le visitast tous les jours, tant qu'il fut chez moy ; et en effet la chose s'est faite ainsi. Mais lors que la nouvelle vint hier, que j'aurois l'honneur de vous recevoir dans ma Maison, il en parut fort esmeu : et se prepara à partir à l'heure mesme, quoy qu'il ne fust pas trop en estat de cela. Cependant je croy que l'agitation qu'il eut d'aprendre que vous deviez venir icy, fut la veritable cause qui fit que deux blessures qu'il disoit avoir reçeuës à la guerre, et qu'il croyoit estre entierement consolidées, se r'ouvrirent : si bien que ne luy estant pas possible alors de s'engager à faire un long chemin, à cause du sang qu'il perdoit ; et ne voulant pas aussi demeurer en un lieu où vous deviez bien tost arriver ; je m'advisay de luy proposer de se venir cacher dans ces Tombeaux, ne prevoyant pas que vous auriez la curiosité de les voir : et en effet il y vint dés qu'on l'eut pensé ; et il y a esté jusques à ce qu'ayant sçeu hier au soir que vous aviez resolu d'y venir, j'en envoyay advertir Menestée, qui vous pourra dire mieux que moy, comment il reçeut cette nouvelle. C'est donc à vous, dit alors Cyrus à Menestée, à nous aprendre ce qui nous reste à sçavoir : p. 322et à nous dire encore quelle cause donnoit celuy dont nous parlons, à la crainte qu'il tesmoignoit avoir que je ne le trouvasse icy. Seigneur, reprit Menestée, il dit à Eucrate aussi bien qu'à moy, que s'estant trouvé engagé dans le Parti qui vous estoit opposé, il ne vouloit pas s'exposer à devenir vostre Esclave : mais il nous le dit avec tant de desespoir sur le visage, que je suis assuré qu'estant aussi genereux que vous estes vous ne l'auriez pas enchaisné, si vous l'aviez veû en l'estat où je le vy, quand mesme il auroit esté vostre plus mortel ennemy. Dés qu'il sçeut que la Princesse Mandane viendroit icy, et que vous y viendriez avec elle, il me dit qu'il faloit donc qu'il partist, aussi tost que la Lune qui esclairoit alors seroit couchée, afin de pouvoir s'esloigner sans estre veû. De sorte que feignant à mon advis de vouloir se reposer deux heures, afin d'avoir le temps d'escrire ce qui est dans ces Tablettes, il me demanda pour grace, de pouvoir passer ce temps-là dans ce Tombeau ; luy semblant, me disoit-il, qu'il estoit plus seur que l'autre : et en effet luy ayant fait porter quelques Quarreaux par celuy qui le servoit, pour se pouvoir reposer plus commodément, je l'y laissay jusques à l'heure qu'il m'avoit dit qu'il vouloit partir : si bien que luy ayant apris que la Lune estoit couchée, il se disposa à partir au mesme instant, sans me dire rien des Tablettes qu'il laissoit. Mais enfin Seigneur, il est parti en un estat si déplorable, que j'ay bien connu alors, que sa fuite avoit quelque p. 323cause plus pressante, que ce qu'il m'avoit dit : car bien que ses blessures qui s'estoient r'ouvertes le matin, ayent recommencé de seigner, il a voulu partir malgré toutes les prieres que je luy ay faites de ne partir pas, l'assurant que je trouverois moyen de le cacher dans le Tombeau que j'habite. Mais lors que le voyant resolu de s'en aller en un estat si peu propre à faire voyage, et à fuir diligemment, je l'ay pressé de me dire la cause de sa precipitation ; il m'a dit en m'embrassant, et en soupirant tout ensemble, que la mesme passion qui m'enfermoit dans ce Tombeau, l'en faisoit sortir, et qu'il me prioit de croire, que si j'eusse sçeu ses malheurs, je n'eusse pas creû estre le plus malheureux home du monde. Apres cela Seigneur il est monté à cheval avec une peine extréme : et sans estre suivy que de cét homme qui le sert, il a pris un chemin qui est le long du Torrent, malgré l'obscurité de la nuit, et malgré la foiblesse où il estoit : de sorte que selon toutes les aparences, il se sera precipité dans le Torrent ; ou esgaré dans la Forest ; ou tombé mort de foiblesse et de desespoir. Pendant que Menestée parloit ainsi, Mandane tenoit le yeux baissez : ne pouvant s'empescher d'avoir quelques sentimens de pitié, d'estre la cause innocente des malheurs d'un Prince : qui eust esté un des hommes du monde le plus vertueux, s'il ne l'eust point trop aimée, ou que sa passion n'eust pas esté plus forte que sa raison. Cyrus mesme, tout son Rival qu'il estoit, en fut touché de quelque pitié : et il en eust sans doute p. 324encore eu davantage, s'il n'eust pas remarqué que Mandane en avoit quelque compassion. Il demeura pourtant dans les bornes qu'il s'estoit prescrites, malgré l'agitation de son coeur : de sorte qu'encore qu'il jugeast bien que s'il eust donné ordre de suivre et de chercher le Roy de Pont, il l'eust pû avoir en sa puissance, il ne le voulut pas faire, et par sa propre generosité ; et parce qu'il creut que Mandane l'en blasmeroit ; et parce qu'il avoit promis à Araminte de retenir une partie de sa vangeance à sa consideration. Si bien que prenant la parole, et l'adressant à Menestée ; quoy que le Roy de Pont que vous avez assisté, luy dit-il, soit un des persecuteurs de la Princesse Mandane, et un de mes plus grands ennemis, puis qu'il est un de mes Rivaux ; je ne laisse pas de vous dire, que je vous louë de l'assistance que vous luy avez renduë : et de vous assurer, que pour faire que l'Azile que vous luy avez donné ne luy soit pas inutile, je ne le feray point suivre : en effet (adjousta Mandane, avec autant de douceur que de generosité) je trouve que dés qu'un ennemy ne nous peut plus nuire, il faut laisser la vangeance de les crimes aux Dieux seulement, et ne s'en mesler plus du tout. Cependant si l'estonnement de Menesté et d'Eucrate fut grand d'aprendre que c'estoit le Roy de Pont qu'ils avoient assisté ; celuy de Mazare, et d'Anaxaris, le fut encore davantage : et celuy d'Intapherne, d'Aglatidas, de Doralise, et de Martesie, ne fut guere moindre. Cét estonnement produisit pourtant p. 325des effets differens, dans l'esprit de Mazare et d'Anaxaris : car le premier considerant que s'il n'eust point enlevé Mandane, lors qu'elle estoit à Sinope, le Roy de Pont ne seroit pas reduit au pitoyable estat où il estoit, il en devint plus melancolique : luy semblant mesme que la Princesse Mandane ne pouvoit rapeller le souvenir de son avanture avec le Roy de Pont, sans repasser aussi en sa memoire la tromperie que l'excés de sa passion luy avoit fait faire, et sans l'en accuser encore dans son coeur. Mais pour Anaxaris, il luy passa dans l'esprit un des plus bizarres sentimens, que l'amour ait jamais inspiré : car enfin dans l'esperance qu'il avoit euë que le Roy de Pont seroit peut estre mort de ses blessures, apres s'estre sauvé de Cumes dans une Barque de Pescheur, il eut quelque espece de joye, de voir que Cyrus avoit encore plus d'un Rival qu'il n'avoit pensé. Si bien que sans considerer que le Roy de Pont ne pouvoit estre Rival de Cyrus, sans estre aussi le sien, il pensoit seulement que peutestre tout malheureux qu'il estoit, trouveroit-il encore moyen de faire quelque obstacle à la felicité de Cyrus. De sorte que s'il eut de la douleur de cette avanture, ce fut seulement celle de s'imaginer que peutestre ce malheureux Roy se feroit mourir par une fuitte si precipitée, et ne pourroit plus faire ce qu'il souhaitoit qu'il fist. Pour Intapherne, quoy qu'il eust fort aidé à Arsamone à renverser le Roy de Pont du Thrône, par les belles choses qu'il avoit faites à la Guerre, et qu'ainsi il p. 326n'eust nulle liaison avec ce Prince, il ne laissa pas de loüer infiniment Cyrus et Mandane, de la generosité qu'ils avoient, de ne faire point suivre ce malheureux Roy. Cependant, comme cette avanture estoit fort surprenante, elle fit que la conversation fut si longue, qu'avant que Mandane et Cyrus eussent veû le second Tombeau que Menestée habitoit ; qu'ils eussent un peu fait parler cét illustre Solitaire sur sa passion, et sur sa douleur ; qu'ils fussent retournez au Chasteau ; et qu'ils eussent disné ; il estoit si tard, qu'il fut resolu qu'on passeroit le reste de la journée en ce lieu là, et qu'on ne partiroit que le lendemain.
Épisode 70 : Les sentiments de Mandane – 5 min.
Mandane s'entretient en privé avec Martesie au sujet de ses différents ravisseurs. Elle est outrée de constater qu'elle ne peut jamais entièrement les haïr, le sort du roi d'Assirie, celui de Mazare et celui du roi de Pont lui inspirant plutôt de la pitié. Au moment où elle admet sa dette envers son sauveur Cyrus, ce dernier fait son entrée. La rougeur de la princesse intrigue l'amant qui souhaite en connaître les motifs. Mandane tente tout d'abord d'esquiver la réponse, puis une conversation galante s'engage progressivement entre les deux amants.
Lire l'épisode ⬇Mais pendant que Cyrus fut quelque temps occupé a donner divers ordres sur la marche des Troupes, et sur la route qu'il vouloit qu'on tinst en aprochant de Capadoce ; Mandane ayant apellé Martesie dans un Cabinet qui estoit à la Chambre où on l'avoit logée, se mit à luy parler de l'avanture qui luy venoit d'arriver. Sans mentir Martesie, luy dit-elle, je suis reservée à d'estranges choses : car enfin ne diroit-on pas que les Dieux ont entrepris de m'oster la consolation de pouvoir haïr tous ceux qui m'ont outragée, et de me priver du plaisir de m'en voir vanger ? En effet, poursuivit cette Princesse, si l'examine les choses passées, vous verrez que j'ay raison de parler comme je fais. Si je regarde le Roy d'Assirie, Mazare, et le Roy de Pont, comme des Princes qui m'ont enlevée, et qui ont causé tous les malheurs de ma vie, ne dois-je pas penser que les p. 327Dieux ne sçauroient trouver mauvais que je les haïsse, et que je m'en vange ? Cependant ces mesmes Dieux font que j'aprens des choses d'eux, capables d'amoindrir ma haine : et qui ne semblent pas me permettre de pouvoir innocemment souhaiter leur perte. Car que n'ay je point apris du desespoir et du repentir de Mazare, lors qu'il me croyoit morte ? que n'ay je point sçeu par Orcame, de la puissante et violente passion que le Roy d'Assirie a pour moy ? et que ne viens-je point d'aprendre par Menestée, de celle qu'a tousjours dans le coeur un Prince à qui je dois la vie, aussi bien que celle de Cyrus, et â qui je couste deux Royaumes ? En verité Martesie, adjousta t'elle, je ne pense pas qu'il soit jamais arrivé, que trois aussi Grands Princes que ceux que je nomme, se soient trouvez capables d'une aussi grande injustice que celle qu'ils ont euë en m'enlevant, et se soient trouvez en mesme temps aussi dignes de pitié. Ce que je trouve de plus admirable, reprit Martesie, et mesme de plus glorieux pour vous, c'est Madame qu'il n'y a pas un de ces Princes qui n'eust pu estre digne de vous posseder, s'il ne s'en fust pas rendu indigne par un injuste enlevement : et si les Dieux n'eussent pas fait naistre en leur Siecle, un Prince qui a plus de Grandes qualitez tout seul, qu'ils n'en ont tous trois ensemble, et de qui la respectueuse passion, ne vous a jamais donné aucun sujet de pleinte. Il est vray, reprit Mandane, que je serois fort ingrate, et par consequent fort injuste, si je n'avois pas pour Cyrus, p. 328toute l'estime, toute la reconnoissance, et toute l'amitié dont je suis capable : et si je ne m'estimois pas heureuse de regner sur le coeur d'un homme, que les Dieux ont jugé digne de regner sur toute l'Asie. Comme cette Princesse achevoit de prononcer ces paroles, Cyrus qui avoit achevé de donner ses ordres, entra au lieu où elle estoit : mais à peine le vit elle, qu'elle rougit comme si elle eust eu peur qu'il eust entendu ce qu'elle venoit de dire. De sorte que Cyrus s'en estant aperçeu, chercha à donner une cause à cét agreable incarnat, qui faisoit un si bel effet sur l'esclatante blancheur du beau teint de Mandane : car comme il n'est point d'actions indiffererentes en la Personne aimée, il eut quelque esmotion de celle qui paroissoit sur le Visage de la Princesse qu'il adoroit. Si bien que ne pouvant s'empescher de luy en dire quelque chose ; quoy que cette agreable rougeur qui vient de m'aparoistre, luy dit-il, semble donner un nouvel esclat à vostre beauté, je ne laisse pas Madame, d'en avoir quelque inquietude : par la crainte que j'ay de l'avoir causée, en vous interrompant mal à propos. Je pourrois peutestre si je le voulois, (reprit Mandane en soûriant, et en rougissant encore davantage) tomber d'accord de la moitié de ce que vous venez de dire, et vous l'advoüer mesme sans vous desobliger : mais comme l'injuste soubçon que vous avez eu de m'avoir interrompuë mal à propos, merite quelque punition, vous n'en sçaurez pas davantage. Si vous sçaviez Madame, repliqua p. 329Cyrus, quel suplice est celuy de ne sçavoir point ce qui se passe dans le coeur d'une Personne qu'on adore, quand on s'est mis dans la fantaisie de le sçavoir, vous trouveriez sans doute, que la punition que vous me donnez est plus grande que le crime dont vous m'accusez : car enfin il faut que je vous advouë ma foiblesse, en vous assurant qu'il est peu de chose que je ne fisse, pour sçavoir bien precisément ce qui vous a fait rougir. Je sçay bien, adjousta-t'il, que cette bizarre curiosité, est une de ces folies qu'on reproche à la passion qui me possede ; mais apres tout je la trouve bien fondée. En effet, poursuivit-il en soûriant, puis qu'il est permis à la Guerre d'avoir des Espions dans une Place qu'on veut prendre, il doit ce me semble bien aussi estre permis, de tascher d'en avoir dans un coeur qu'on veut conquester : et d'essayer de faire en sorte qu'il ne s'y passe rien dont on n'ait quelque connoissance. Comme on n'employe des Espions, reprit Mandane, que pour sçavoir ce qui se passe chez ses Ennemis, vous n'en avez point de besoin, pour sçavoir ce qui se passe dans mon coeur, puis que la Guerre n'est pas declarée entre nous. Quoy qu'il en soit Madame, reprit Cyrus, je puis vous assurer, qu'on a quelquesfois bien plus de curiosité de sçavoir ce que pense une Personne qu'on aime, que d'aprendre les desseins des Ennemis qu'on doit combatre, quelques redoutables qu'ils soient : et en mon particulier, j'aimerois mieux avoir un Espion bien fidelle dans p. 330vostre coeur, que d'en avoir plusieurs aupres du Roy d'Assirie, ny aupres du Roy de Pont, quand mesme ils seroient Maistres de Babilone, ou de Sardis, et qu'ils auroient des Troupes pour s'y deffendre. Ne pensez pourtant pas Madame, poursuivit-il, que cette curiosité ait nul panchant à la jalousie ; ny que je sois de ces Amans qui cherchent avec un foin estrange, ce qu'il ne veulent pas trouver : mais c'est Madame, puis qu'il vous le faut advoüer, qu'il y a une notable difference, entre un sentiment d'estime qu'on exprime par des paroles, quelques obligeantes qu'elles soient, et un de ces sentimens cachez, dont on se fait presques un secret à soy mesme, et que les autres ne sçavent jamais qu'en les devinant. Ne trouvez donc pas estrange Madame, si encore que je n'aye pas l'audace de penser, que vous pensiez rien à mon avantage, que vous ne me faciez l'honneur de me dire ; je ne laisse pas de desirer de pouvoir penetrer jusques dans le fonds de vostre coeur. Joint que dans la haute estime que j'ay pour vous, je suis persuadé qu'il s'y passe de si belles choses, que c'est desirer de voir toutes les vertus ensemble, que de souhaiter comme je fais de voir vostre coeur à descouvert, et d'y connoistre tous vos sentimens ; toutes vos pensées ; et mesme tous vos desirs. Pour satisfaire une partie de vostre curiosité (repliqua Mandane, afin de destourner cette conversation) je vous diray que je souhaiterois estrangement de sçavoir tout ce qu'a pensé Menestée, depuis dix-huit ans qu'il regarde le p. 331Tomberu de cette belle Personne qu'il aimoit, et qu'il a perduë. Ha Madame, s'escria Cyrus, en feignant de vouloir satisfaire ma curiosité, vous ne me dites rien de ce que je voudrois sçavoir ! Cependant, adjousta-t'il, ce n'est pas à moy â vous prescrire des Loix : c'est pourquoy puis que vous ne voulez pas que je penetre plus avant dans vostre ame, et que vous aimez mieux que je vous parle de Menestée que de vous, ny de moy, je vous diray que je n'ay pas beaucoup de peine à conçevoir ce qu'il pense depuis dix-huit ans, puis qu'il est vray que l'amour et la douleur jointes ensemble, sont deux sources inespuisables de pensées, s'il est permis de parler ainsi, pour exprimer cette multitude de sentimens, qui naissent en foule dans un esprit amoureux et affligé, et qui l'occupent obsolument tant que sa passion et sa douleur subsistent. Mais ce qui m'estonne, est qu'il ait pû vivre fi, long temps, apres avoir veû mourir la Personne qu'il aimoit : car enfin Madame, sans exagerer la douleur que j'eus à Sinope, lors que j'eus lieu de craindre que vous n'eussiez esté noyée ; je puis vous protester sans mensonge, que lors que je sçeus que vous estiez vivante, je n'avois pas encore un jour à vivre. Je vous suis bien redevable, repliqua Mandane, d'avoir eu une douleur si obligeante : quoy que je ne veüille pas croire qu'elle ait esté si violente que vous la representez, de peur d'avoir à me reprocher d'estre ingrate. Cependant (poursuivit elle sans luy donner loisir de p. 332l'interrompre) je tombe d'accord aveque vous, que la plus sensible douleur de toutes les douleurs est celle de voir mourir ce qu'on aime : et je suis il fortement persuadée de cette verité, que toutes les fois que je m'imagine, qu'il faut d'une necessité absoluë, que j'aprenne un jour la mort des Personnes que j'aime, ou qu'ils aprennent la mienne, j'en deviens si melancolique, que je ne me connois plus. Ha Madame, s'escria Cyrus, quelle funeste Image faites vous passer de vostre esprit dans le mien ! je vous en demande pardon, luy repliqua-t'elle, et je pense mesme que vous estes obligé de me l'accorder : car puis que je ne puis songer sans douleur, qu'il faut que vous apreniez un jour ma mort, ou que j'aprenne la vostre, c'est ce me semble une marque d'amitié, qui merite que vous me pardonniez le mal que je vous ay fait de vous entretenir d'une chose si funeste. Ce que vous me dites est si obligeant, reprit Cyrus, que je devrois vous en rendre mille graces : mais apres tout Madame, je pense que je ne vous pardonneray d'aujourd'huy le mal que vous m'avez fait, en supposant que je puis aprendre vostre mort.
Épisode 71 : Arrivée de Thryteme – 3 min.
On annonce l'arrivée d'un Phocéen, dénommé Thryteme, accompagné de deux hommes. Cyrus est heureux d'apprendre qu'il est envoyé par Peranius, qu'il gratifie d'emblée du titre de prince de Phocée, malgré le droit du vainqueur qu'il pourrait exercer sur ses états. En entendant les propos de Cyrus, Thryteme se montre extrêmement satisfait et prétend ne plus rien avoir à lui demander. Cette réaction intrigue Cyrus et Mandane qui souhaitent connaître l'histoire de Peranius. Comme il s'agit d'une longue narration, Thryteme est invité à s'exécuter dès le soir, après s'être reposé.
Lire l'épisode ⬇A peine Cyrus eut il achevé de prononcer ces paroles, qu'Eucrate vint l'advertir qu'il y avoit un homme de qualité de Phocée, nommé Thryteme, que le Fils de Menestée avoit envoyé vers son Pere, qui demandoit à luy parler, et qui estoit arrivé un moment apres qu'il estoit sorty du Tombeau de la belle Egiptienne : adjoustant qu'il estoit accompagné de deux Etrangers, p. 333dont on ne connoissoit ny l'habillement ny le langage. Comme Mandane jugea bien que cét homme ne pouvoit avoir rien à dire à Cyrus, que sa presence pûst empescher de luy aprendre, elle pria ce Prince d'escouter Thryteme devant elle : de sorte que Cyrus ayant ordonné à Eucrate de le faire entrer, et Eucrate luy ayant obeï, Thryteme suivy de ces Estrangers qui l'accompagnoient, entra dans la Chambre de Mandane, qu'il salüa avec un profond respect, aussi bien que Cyrus : apres quoy luy ayant presenté une Lettre de celuy qui l'envoyoit, qui n'estoit que de creance, il prit la parole en ces termes. Seigneur, luy dit-il en Grec, je suis envoyé vers vous de la part d'un Prince, dont vous pouvez faire la bonne ou la mauvaise Fortune : mais comme il a eu le malheur d'estre engagé dans un Party qui vous estoit opposé, et d'estre contraint de conserver sa liberté, en abandonnant sa Partie à vos Armes victorieuses, et en ayant recours à la fuite ; je ne sçay Seigneur, si l'esperance qu'il a conçeuë de n'estre pas refusé, est bien fondée : mais tousjours sçay-je de certitude, que le Prince Menestée son Pere, à qui je viens de parler, est si charmé de vostre generosité, qu'il ne doute point du tout que je n'obtienue ce que j'ay à vous demander. Pour vous tesmoigner, repliqua Cyrus, que j'ay toutes les dispositions necessaires, à ne refuser rien à un Prince du merite de celuy qui vous envoye ; je ne veux pas me servir du droit des Vainqueurs, qui ne donnent plus à leurs ennemis p. 334vaincus, les noms des Païs qu'ils ont conquestez sur eux. Au contraire, quoy que Peranius n'ait jamais esté apellé Prince de Phocée, parce que celuy qui luy en a laissé le droit, n'a peri que depuis son esloignement, je veux l'appeller ainsi le premier : et vous prier aussi de ne le nommer pas autrement : car enfin apres les choses que le Prince Thrasybule m'a dites de sa vertu et de sa valeur, je ne puis me resoudre à le traiter moins favorablement que tant d'autres, qui ne le meritoient pas mieux que luy. Ha Seigneur, repliqua Thryteme, je n'ay plus rien à vous demander ! car puis que vous reconnoissez en presence de ces Estrangers, Peranius pour Prince, et pour Prince de Phocée, vous faites tout ce que j'avois ordre de vous suplier de faire : et vous le rendez le plus heureux Prince du monde, si toutesfois il est permis d'apeller ainsi, un homme qui n'a pas la gloire d'estre particulierement connu du plus Grand Prince de la Terre. Comme ce que Thryteme disoit, surprenoit esgallement Mandane et Cyrus, et qu'ils voyoient de la joye sur le visage d'un de ces Estrangers, qui accompagnoient Thryteme, et de la douleur dans les yeux de l'autre, ils eurent une fort grande curiosité de sçavoir la cause de cette avanture. De sorte que Mandane prenant la parole, et parlant aussi agreablement Grec, que si ç'eust esté sa Langue naturelle, elle demanda obligeamment à Thryteme, l'explication de ce qu'elle n'entendoit pas, et la veritable cause de son voyage. Cyrus adjousta à cette curiosité, p. 335celle de sçavoir où estoit le Prince de Phocée : le priant de luy dire encore tout ce qu'il avoit fait despuis qu'il avoit esté esleu Chef de cette Trouppe fugitive ; qui estoient ces Estrangers dont il ne connoissoit point l'Habillement ; quel interest ils pouvoient avoir à la condition du Prince de Phocée ; et comment il estoit possible que trois ou quatre paroles avantageuses qu'il venoit de dire en sa faveur, peussent le rendre heureux ? Ce que vous me demandez Seigneur, reprit Thryteme, n'est pas une chose que je puisse vous aprendre en peu de mots, nô plus que ce que la Princesse Mandane veut sçavoir : mais quand mesme vous auriez la bonté et le loisir d'escouter le recit d'une advanture aussi extraordinaire, qu'est celle du Prince de Phocée, (puis qu'il vous plaist que je luy donne son veritable nom) il faudroit encore Seigneur, que je vous demandasse auparavant une grace en mon particulier ; qui est celle de vouloir employer vos persuasions, et vostre authorité, à obliger le Prince Menestée de quitter le Tombeau qu'il habite, et de se laisser conduire à un lieu, où par les paroles que vous venez de dire, vous establissez une nouvelle Domination au Prince son Fils. Plus vous me parlez, repliqua Cyrus, moins je vous entends, et plus vous me donnez de curiosité c'est pourquoy, connoissant que la Princesse en a pour le moins autant que j'en ay, je vous declare que je ne vous accorderay rien, si vous ne m'accordez la grace de luy dire toute la vie du Prince qui vous envoye. Mais comme il ne seroit p. 336pas juste, de vous obliger à faire peutestre une longue Narration sans vous estre reposé, je prie Eucrate d'avoir foin de vous, et de ceux qui vous accompagnent : et de vous ramener icy vers le soir, que la Princesse passera sans doute fort agreablement, si vous ne la refusez pas. Il importe tant au Prince qui m'envoye, repliqua Thryteme, que vous ne le refusiez point, que je le servirois mal, si je vous refusois de vous aprendre une advanture qui luy est infiniment glorieuse : c'est pourquoy Seigneur, je vous obeïray quand il vous plaira. Apres cela, Cyrus et Mandane luy ayant dit encore plusieurs choses obligeantes, il se retira, suivy des Estrangers qui l'accompagnoient ; qu'on voyoit bien qui entendoient parfaitement ce qu'on disoit, mais qu'on connoissoit bien aussi, qui ne sçavoient pas assez le Grec, pour l'oser parler devant un Prince et une Princesse, qui le parloient si admirablement.
Épisode 72 : Conversation au sujet des étrangers – 9 min.
Lorsque Thryteme et ses compagnons quittent l'assemblée, la singularité des vêtements de ces derniers suscite de nombreuses réactions. Comme on ne parvient pas à identifier leur provenance, on raille Cyrus en lui rappelant qu'il n'a pas encore conquis la terre entière. De son côté, Doralise ne peut s'empêcher de se moquer agréablement de ces étrangers. Ses propos font rire la compagnie, mais bientôt Mandane la dispute en l'invitant à davantage d'équité. Un habillement bizarre ne signifie pas un manque de valeur. Par ailleurs, on peut conjecturer que les vêtements de Doralise intriguent également ces étrangers. Après une vive conversation, tout le monde s'accorde à tolérer les différences propres aux étrangers. Le soir, après le repas, devant la compagnie réunie dans la chambre de Mandane, Cyrus invite Thryteme à conter l'histoire de Peranius.
Lire l'épisode ⬇Comme Thryteme fut sorty de la Chambre de Mandane, Mazare, Myrsile, Artamas, Andramite, et plusieurs autres y entrerent : qui ne pouvant assez s'estonner de la nouveauté de l'Habillement de ces Estrangers qu'ils avoient rencontrez, demanderent à Cyrus d'où ils estoient ? Pour moy (dit Artamas, apres que Cyrus eut respondu qu'il ne le sçavoit pas encore) je pensois qu'il faudroit que vostre valeur mist bien tost des bornes à vos Conquestes, parce qu'elle ne trouveroit plus rien à conquerir : mais à ce que je voy, il y a encore des Peuples que le vainqueur de l'Asie ne connoist p. 337pas. Comme nous n'avons combatu, reprit modestement Cyrus, que pour la liberté de la Princesse, nous avons mis des bornes à nos Conquestes en la delivrant : si ce n'estoit, adjousta-t'il galamment, qu'il luy prist fantaisie d'obliger tant de braves Gens qui l'ont delivrée, à faire rendre justice à son merite, en la faisant Reine de toute la Terre : ou qu'elle voulust seulement se faire de nouveaux Sujets, de ces Estrangers que nous ne connoissons pas, et que vous venez de voir. Je vous assure, repliqua Mandane, que quoy que je vous croye digne d'estre Maistre de tout le Monde, et que je vous croye mesme capable de le conquerir ; vostre vie et celle de tant de Grands Princes qui vous ont aidé à vaincre, m'est si chere, que si vous ne faites jamais la Guerre que pour satisfaire mon ambition, vous serez tousjours en paix. Pendant que Mandane parloit ainsi, Doralise et Pherenice, qui avoient joint Martesie, et qui parloient à Andramite en un coin de la Chambre qui n'estoit pas grande, entendoient ce que disoient Cyrus et Mandane : de sorte que Doralise qui trouvoit je ne sçay quoy de Barbare, à l'air de ces Estrangers dont on parloit, se mit à dire à Andramite, qui s'estoit aproché d'elle, que la Princesse avoit raison, de ne vouloir pas de pareils Sujets. En suitte de quoy, elle se mit à despeindre si plaisamment, l'air, la mine, la reverence, et l'Habillement de ces deux Hommes ; que quoy qu'il y eust quelque injustice à l'agreable raillerie qu'elle en faisoit, ceux qui l'entendoient p. 338ne laissoient pas d'y prendre un fort grand plaisir : si bien que Martesie, Pherenice, et Andramite, en rioient de fort bon coeur : Mais ce qu'il y eut de rare en cette rencontre, fut que Mandane qui avoit l'esprit merveilleusement penetrant, devina la verité : et s'imagina en effet que Doralise avoit trouvé matiere de se divertir, en voyant ces Estrangers, quoy qu'ils fussent magnifiques, et mesme bien faits. C'est pourquoy voulant donner une marque de sa bonté, et trouver un sujet de conversation qui la desgageast des loüanges qu'on avoit commencé de luy donner ; elle dit ce qu'elle pensoit à Cyrus et à Myrsile : qui estant toûjours bien aise d'avoir occasion d'ouïr parler Doralise, suplia la Princesse en soûriant, de la vouloir corriger d'une partie de ses injustices. De sorte que Mandane voulant accorder à Myrsile ce qu'il luy demandoit, fit aprocher Doralise : et luy adressant la parole, n'est-il pas vray, luy dit elle, que ce qui faisoit rire Pherenice, Martesie, et Andramite, lors que vous leur parliez, estoit que vous leur faisiez une Peinture plaisante de ces Estrangers qui viennent de sortir d'icy ? Je vous assure Madame, reprit elle, que je ne merite pas grande loüange, d'avoir si facilement excité la joye dans leur esprit : puis que ces Estrangers sont si plaisans à voir, qu'il ne faut que s'en souvenir pour avoir envie de rire. Sans mentir, repliqua Mandane, vous estes une malicieuse Personne : car enfin comme me ils n'ont point parlé ; qu'ils sont magnifiques p. 339qu'ils sont mesme assez bienfaits ; vous ne leur pouvez reprocher que la forme de leur Habillement, et je ne sçay quel air qui est different de celuy des Gens que vous voyez tous les jours. De sorte, que comme ils vous trouvent sans doute aussi differente des Dames qu'ils ont accoustmé de voir, que vous les trouvez differens des hommes que vous voyez, il peut estre que toute aimable que nous estes, ils pensent de vous ce que vous pensez d'eux. Je vous assure Madame, repliqua-t'elle en riant, que si je les divertis autant qu'ils me divertissent, nous nous avons beaucoup d'obligation l'un à l'autre, de nous faire passer le temps si agreablement. Ha Doralise, s'escria Cyrus en soûriant, vous me faites la plus grande frayeur du monde, de parler comme vous parlez ! en effet, poursuivit-il, comme je suis nay en Perse, et que vous estes née à Sardis, je puis dire que ces Estrangers ne vous ont pas deû paroistre plus Estrangers que moy, la premiere fois que vous m'avez veû : c'est pourquoy je vous conjure de me dire serieusement, combien il y a que vos yeux sont acoustumez à me voir. Ha Seigneur (reprit elle, avec cette vivacité d'esprit qui luy estoit si naturelle) les Conquerans comme vous, ne sont Estrangers en nulle part : et je pense pouvoir dire, qu'apres avoir assujetty tant de Royaumes, vous n'estes pas plus de Persepolis, que de Babilone, de Sardis, d'Ecbatane, d'Artaxate, de Suse, de Themiscire, et de Cumes : et qu'ainsi je croy pouvoir assurer, que vous estes du Païs de tout le monde, p. 340mais que tout le monde n'est pas du vostre. Quoy que vous vous soyez tirée avec beaucoup d'esprit d'un pas assez difficile, reprit Mandane en soûriant : je ne laisse pas d'entreprendre de vous persuader, que c'est n'avoir pas assez de bonté, que de manquer d'indulgence pour les Estrangers : car quoy que je voulusse, si je suivois mon inclination, qu'on excusast toutes sortes de Personnes ; neantmoins pour ne rendre pas inutile, cette agreable Critique qui vous fait remarquer si judicieusement, et si finement, les plus petits deffauts d'autruy ; je vous abandonne tous les Gens de vostre Patrie, et de vostre connoissance. Mais pour ces Estrangers qui vous ont tant fait rire, je les prends en ma protection : et je vous declare de plus, que s'il vient des Ethiopiens, des Indiens, ou des Scithes à Ecbatane, quand nous y serons, je les deffendray contre vous, avec une fermeté estrange : car je vous advouë que je ne puis souffrir cette espece d'injustice, quoy qu'elle soit presque universelle. Mais Madame, reprit Doralise, souffrez s'il vous plaist, avec tout le respect que je vous dois, que je tasche de me justifier, en examinant un peu la chose en elle mesme. Je le veux bien, dit Mandane, estant bien assurée que quelque esprit que vous ayez, vous aurez peine à prouver qu'il n'y ait pas quelque inhumanité à railler d'un Etranger, seulement parce qu'il est estranger. Pour moy ; dit Cyrus, je suis de l'opinion de la Princesse : cette opinion est si equitable, adjousta Mazare, p. 341qu'il ne semble pas qu'on en puisse avoir d'autre. Si je parlois fins interest, dit alors le Prince Myrsile en regardant Mazare, je dirois sans doute comme vous, que la Princesse a raison : mais comme je ne suis pas Estranger à Doralise, je craindrois si fort, que si on l'obligeoit à faire la Paix avec les Estrangers, elle ne me declarast la Guerre, que je n'ose me declarer contre elle en cette occasion. Pour moy, adjousta Artamas, qui ay une raison contraire à la vostre, puis que je ne suis pas du Païs de Doralise, il faudroit tousjours que je me rangeasse par interest du Party de la Princesse, quand mesme la raison n'en seroit pas ; jugez donc ce que je dois faire, puis que son Party est celuy de la Justice et de la bonté. A ce que je voy, reprit Doralise sans s'estonner, vous m'avez mise en estat, de ne pouvoir manquer de sortir de cette dispute avec honneur : car il y a tant de Gens illustres contre moy, que si je suis vaincuë, je le seray sans honte ; et si je ne le suis pas, j'auray plus de gloire que personne n'en a jamais eu, puis que personne n'a jamais vaincu quelques-uns de ceux que j'auray surmontez. Mais encore, dit Mandane, que pouvez vous dire pour excuser l'injustice dont je vous accuse ? car enfin n'est-il pas vray que celuy qui est né à Athenes, ne peut pas estre né à Babilone ? et n'est-il pas vray encore, que non seulement chaque Nation, et chaque Royaume, a ses coustumes particulieres, mais que mesme chaque Province, et chaque Ville, a ses bien-seances p. 342differentes ? soit pour les habillemens pour les ceremoniez ; pour les civilitez ; pour la grace du corps ; et pour toutes ce petites choses exterieures qui frapent les yeux, et qui ne tiennent point du tout, ny à l'ame, ny à l'esprit. Je l'advouë Madame, repliqua Doraise, mais j'advouë en mesme temps, que c'est cette difference, qui par sa nouveauté, et par sa bizarrerie, me surprend, et me divertit, sans que pour cela je face injustice à cét Estranger qui sert à mon divertissement : puis que je luy donne la mesme liberté que je prends, et que sans me soucier de ce qu'il pense de moy, je pensez de luy ce que je veux. Mais vous n'en pensez pas equitablement, reprit Mandane, si vous le blasmez de ce qu'il est aussi bien habillé à la mode de son Païs, que vous l'estes à celle du vostre, quoy qu'elle ne vous plaise pas. Je ne l'en blasme pas aussi en son particulier, repliqua Doralise, mais je blasme toute sa Nation en general : vous estes encore plus injuste que je ne pensois, reprit Cyrus en riant, de railler de trois ou quatre cens mille hommes â la fois, parce qu'il y en a un ou deux qui ne vous plaisent point. De plus, adjousta Mandane, n'est-ce pas estre déraisonnable, de vouloir qu'un Egiptien soit Persan, lors qu'il sera à Persepolis ; qu'un Persan soit Egiptien quand il sera à Memphis ; et que se changeant de Ville en Ville, il face ce qu'on dit que fait cét Animal qui prend toutes les couleurs sur quoy il passe ? car Doralise, il faut sans doute que vous veüeilliez que p. 343cela soit ainsi. Ce que je veux Madame, reprit-elle, est qu'un Estranger se conforme en effet autant qu'il peut, aux coustumes des Païs où il est : et qu'il ne surprenne pas les yeux par ces habillemens bizarres, où l'on n'est point accoustumé, si ce n'est en quelque magnifique Entrée, où il soit meslé dans une grande Troupe. Je veux encore qu'il parle peu, s'il n'est assuré de parler bien : je veux de plus qu'il se contente de paroistre liberal, et magnifique, sans pretendre de passer pour poly, ny pour Galant : puis qu'il est vray que la politesse, et la galanterie, sont des choses de mode et d'usage, et qui ont leur bien-seance particuliere en chaque Nation, dont un Estranger n'est guere souvent capable hors de son Païs. Mais outre ce que je viens de dire, je veux plus que toutes choses, qu'il me laisse la liberté de rire innocemment de tout ce qu'il pourra faire, ou dire, qui choquera mes yeux, mon imagination, ou mon esprit. Car enfin Madame, je puis vous assurer, que quand il ne me la laisseroit point, je ne laisserois pas de la prendre : et je le ferois d'autant plustost, que je le ferois sans l'offencer : estant certain qu'il y a une notable difference, entre la raillerie qu'on fait d'un homme de son Païs, et celle qu'on fait d'un Estranger, pourveû qu'on ne raille de luy, que de ces sortes de choses, qui sont particulieres à sa Nation : puis qu'il est vray que la premiere a presques tousjours de la malice, et qu'il n'arrive presques jamais, qu'on estime beaucoup ceux qui nous donnent souvent sujet de nous p. 344divertir à leur despens. Mais pour l'autre, Madame, je vous proteste que cela ne destruit point du tout dans mon esprit, les Estrangers qui me donnent sujet de rire : car encore que ces deux Hommes que j'ay veûs aujourd'huy, m'ayent fort divertie, je ne laisse pas de croire qu'ils peuvent estre fort honnestes Gens, et mesme fort Galans en leur Païs : ainsi n'attaquant ny leur esprit, n'y leur probité, ny leur courage, il ne me semble pas que je sois aussi criminelle que vous me le faites. En effet Madame, poursuivit-elle, si on examine bien, de quelle nature est le rire qui me surprend en ces occasions, on trouvera qu'il n'est pas si malicieux que celuy dont presque tout le monde se trouve capable, lors qu'à quelque Course de chevaux, on voit quelquesfois le cheval du meilleur de ses Amis, broncher lourdement, et le renverser par terre : car enfin, il y a bien plus de malignité à rire de ces sortes de choses, qui font tres souvent un grand mal, et un grand despit à ceux à qui elles arrivent, que de se divertir comme je fais, d'un Habillement bizarre ; d'une reverence contrainte ; ou d'un mot mal prononcé. Cependant vous sçavez Madame, avec quelle inhumanité on rit de semblables accidens : et je ne sçay si toute sage et toute pitoyable que vous estes, vous n'en avez jamais eu d'envie en pareille rencontre. Doralise dit cela d'une maniere si plaisante, que Mandane et tous ceux qui estoient aupres d'elle, ne purent s'empescher d'en rire : et d'advoüer en mesme temps qu'elle p. 345meritoit qu'on luy abandonnast non seulement tous les Estrangers, mais tous ceux qu'elle connoissoit : et pour vous tesmoigner, luy dit Cyrus, que je pense ce que je dis, je vous donne droit de me reprendre de tout ce qu'il vous plaira, et de vous divertir à mes despens, quand vous en trouverez l'occasion. Si je ne me devois jamais divertir, reprit elle, que lors que vous m'en donneriez sujet, je n'aurois qu'à me preparer à m'ennuyer toute ma vie : mais Seigneur, adjousta-t'elle en riant, puis que vous avez la bonté de m'abandonner ces deux Estrangers, je n'en veux pas davantage, pour ne m'ennuyer de huit jours. Apres cela toute la Compagnie tomba pourtant d'accord, qu'il y avoit beaucoup d'injustice, à n'avoir pas beaucoup d'indulgence pour les Estrangers ; et à faire passer quelquesfois les bien-seances de leurs Païs pour des incivilitez, ou pour des marques de deffaut d'esprit : concluant tout d'une voix, que puis qu'on pouvoit estre fort peu honneste homme, quoy qu'on fust admirablement habille ; qu'on fist bien la reverence à la mode de son Païs ; et qu'on eust l'accent de la Cour extrémement pur ; il pourroit estre aussi qu'un Estranger qui n'auroit rien de toutes ces petites choses, qui ne changent ny le coeur, ny l'esprit, ne laisseroit pas de pouvoir meriter beaucoup d'estime, et beaucoup de loüange, quoy que son habillement parust bizarre ; que se reverence fust contrainte ; et que son accent fust mauvais ; et qu'ainsi il faloit tousjours faire grace aux p. 346Estrangers, de tout ce qu'ils ne pouvoient pas aquerir facilement : et se donner la peine de chercher dans leur esprit, et dans leur ame, leurs bonnes qualitez, ou leurs deffauts, pour en pouvoir juger avec equité. En suitte de quoy, la conversation ayant changé d'objet, et estant encore arrivé beaucoup de monde, elle dura jusques à l'heure du souper, que toute cette foule de Princes, et d'honnestes Gens suivirent Cyrus, qui laissa la Princesse Mandane dans la liberté de manger en particulier. Mais à peine ce Prince sçeut-il qu'elle estoit hors de Table, que prenant Thryteme, qu'il avoit fait souper aveque luy, aussi bien que les Estrangers qui l'avoient accompagné, il le somma de sa promesse, et le mena à l'Apartement de Mandane : laissant ceux qui estoient venus aveque luy en la compagnie d'Eucrate, parce que Thryteme fit connoistre à Cyrus qu'il avoit beaucoup de choses à dire, qu'il seroit bien aise qu'un de ces deux Estrangers n'entendist pas : apres quoy allant à l'Apartement de Mandane, ils la trouverent qui les attendoit, avec toute la curiosité necessaire, pour donner de l'attention au recit que Thryteme luy devoit faire, et avec beaucoup de disposition à croire qu'il la satisferoit agreablement. Comme Cyrus sçavoit bien qu'on n'aime pas trop à faire une longue narration devant beaucoup de monde, il n'avoit mené personne chez Mandane : de sorte qu'à la reserve de Doralise, de Martesie, et d'Anaxaris, qui furent soufferts dans la Chambre de cette p. 347Princesse, il n'y eut que Mandane, et Cyrus, qui entendissent le recit que leur fit Thryteme ; qu'il commença en ces termes, aussi tost que les premiers Complimens furent faits, et que chacun eut pris sa place.