Partie 10 (voir le frontispice) – Livre troisième.
Gravure de la partie 10, livre 3.
Résumé de la séquence
La nouvelle de la mort de Cyrus, puis la cruauté de Thomiris à l'égard de la dépouille affectent profondément les protagonistes : la reine elle-même regrette son geste ; Mandane est désespérée de la perte de son amant ; Cyrus s'inquiète des conséquences de la nouvelle sur son amante ; Aryante, enfin, se voit refuser tout accès à Mandane. Mais Mereonte découvre que Cyrus est en vie et projette de le faire évader avec l'aide de Meliante. Dans l'attente de l'opération, il accepte de raconter son histoire.
Lire toute la séquence ⬇Épisode 95 : Etats d'âme de Thomiris et de Mandane – 6 min.
Dans un monologue, Thomiris regrette son acte de cruauté à l'endroit de la dépouille de Spitridate qu'elle prend toujours pour celle de Cyrus. Dans ses sentiments, l'amour a repris le pas sur la haine, d'autant qu'elle se rend compte qu'Aryante l'empêchera de se venger sur Mandane. Cette dernière, revenue de son évanouissement, est inconsolable : elle se rend responsable de la disparition de Cyrus et aspire à la mort.
Lire l'épisode ⬇p. 647A peine Thomiris fut elle retournée dans sa Tente, que ce funeste objet qui avoit donné tant d'horreur à tous ceux qui l'avoient veû, et qui avoit fait une impression si forte dans son imagination, excita un trouble si grand dans son coeur, et dans son esprit, qu'elle ne sçavoit elle mesme ny ce qu'elle pensoit, ny ce qu'elle vouloit penser. En effet elle trouva en cét instant qu'elle s'estoit vangée foiblement par cette action de cruauté qu'elle venoit de faire : et son esprit p. 648passant d'objet en objet, elle se representa enfin l'illustre Artamene, tel qu'il estoit la premiere fois qu'elle luy avoit donné audience comme Ambassadeur de Ciaxare. Si bien que se le figurant en mesme temps au pitoyable estat où elle pensoit l'avoir veû, elle en paslit, et en fremit d'horreur : et la compassion s'introduisant malgré elle dans son coeur, y reveilla quelques sentimens de tendresse et d'amour, qui la tourmenterent encore plus cruellement que sa fureur, sa rage, et sa jalousie. Quoy Thomiris, dit-elle alors, il est donc bien vray que Cyrus que tu as si ardemment et si tendrement aimé est mort, et que tu as pû voir sa Teste se parée de son corps sans en avoir une douleur excessive ; et que tu as pu mesme commander qu'on la plongeast dans un Vase plein de sang ? Ha puis que tu l'as pû, adjousta-t'elle, tu merites toute la haine que ce Prince avoit pour toy : et tu és digne en effet de porter le nom de la cruelle Thomiris qu'il t'a donné dans sa derniere Lettre : et qu'il t'a mesme donné en expirant. Ouy inhumaine Princesse, poursuivit-elle, tu estois indigne que ce Prince fist une infidellité à la Princesse qu'il aimoit : et tu meritois qu'il fust aussi cruel envers toy, que tu és cruelle envers luy. Cependant quoy que tu tinsses Mandane en ta puissance, il baisa son Espée dans les Bois des Sauromates, lors que tu l'y rencontras : quoy qu'il pûst te tuer avec plus de facilité, que tu ne l'as outragé mort. Ouy impitoyable Thomiris, ce Prince p. 649ce tout amoureux qu'il estoit de Mandane, ne voulut pas t'oster la vie : et toy qui te vantes de l'avoir plus aimé que personne ne sçauroit aimer, tu le regardes mort sans aucun sentiment de douleur : et tu inventes des cruautez qui ne te servent à rien, qu'à te rendre plus odieuse à toy mesme, et qu'à te deshonnorer par toute la Terre. Apres cela Thomiris se taisant, fit cent et cent reflections differentes sur cette avanture : et elle se souvint si particulierement, de tout ce qu'avoit fait et dit Cyrus dans sa Cour, du temps qu'il portoit le nom d'Artamene ; que son coeur s'en attendrissant tout à fait, elle commença de regretter un Prince dont la premiere nouvelle de sa mort, luy avoit donné de la joye : mais de le regretter avec une douleur si vive, qu'elle n'en avoit jamais senty de plus forte dans son ame. Ce n'est pas que toutes les fois qu'elle se souvenoit de ces dernieres paroles qu'elle pensoit qu'il eust dittes, elle ne se blasmast d'avoir de la douleur de la mort de celuy qui les avoit prononcées : mais apres tout l'amour estant alors la plus forte passion de toutes celles qui agitoient son coeur, il y avoit des instans où elle conçevoit que Cyrus insensible pour elle, et vivant, luy auroit esté un objet moins douloureux, que Cyrus en l'estat où elle le croyoit. De sorte que se tourmentant elle mesme, de tontes les manieres dont un coeur amoureux peut estre tourmenté, elle souffrit plus qu'elle n'avoit jamais souffert. Ce qui l'affligeoit encore sensiblement, p. 650estoit que sçachant quelle estoit l'amour qu'Aryante avoit pour Mandane, elle jugeoit bien qu'il ne luy laisseroit pas la liberté de la mal traiter : et de se vanger sur elle, et de la mort de Cyrus, et de sa propre cruauté, et de toutes ses infortunes. Si bien que son ame ayant tant de supplices differens à souffrir tout à la fois, cette Princesse devint si incapable durant quelques jours de donner ses ordres, pour les choses qui regardoient les affaires generales de son Estat ; qu'elle renvoyoit au Prince son Frere, tous ceux qui luy venoient parler de quelque chose : et pour mieux faire voir l'inesgalité de ses sentimens, quoy qu'elle eust fait cette terrible action de cruauté, qui avoit donné tant d'horreur à tous ceux qui l'avoient veuë, elle commanda qu'on rendist secrettement les derniers devoirs au corps de Cyrus : et qu'on le fist sans qu'on dist que ce fust par ses ordres. Mais pour en revenir à Mandane, et pour dire quelque chose de ce qu'elle sentit lors qu'elle vit cette Teste sanglante de Spitridate, qu'elle croyoit estre celle de Cyrus ; il faut sçavoir que son esvanoüissement fut si long, que cette funeste action de Thomiris estoit non seulement achevée quand elle revint à elle, mais que la Tente estoit refermée il y avoit desja longtemps, lors que cette déplorable Princesse par les soins d'Araminte, d'Onesile, de Doralise, et de Martesie, recouvra l'usage de la veuë, et de la voix. D'abord qu'elle ouvrit les yeux, elle les referma en destournant p. 651la teste : car comme elle avoit l'imagination remplie de ce terrible objet qui avoit causé son esvanoüissement, elle creût qu'elle le voyoit encore. Mais enfin ses yeux se rassurant peu à peu, et sa raison se rafermissant pour luy faire mieux sentir sa douleur, elle connut qu'elle ne voyoit plus rien que des personnes qui la pleignoient : et qui avoient le visage tout couvert de larmes ; et pour sa propre douleur, et pour la mesme mort qui l'affligeoit si douloureusement. En effet la malheureuse Araminte, sans sçavoir toute la part qu'elle avoit à cette funeste perte qui donnoit tant de desespoir à Mandane, en estoit sensiblement touchée. Elle tascha pourtant de luy donner quelque consolation, sans sçavoir que c'estoit veritablement elle qui en avoit besoin : c'est pourquoy prenant la parole ; au nom des Dieux Madame, luy dit cette Grande Princesse, servez vous de toute vostre constance en cette occasion : et pour vous y obliger par l'interest d'un Prince dont la perte merite sans doute toutes vos larmes, considerez je vous en conjure, que si vous mourez de douleur, vostre mort et la sienne demeureront peut- estre sans vangeance : ou si au contraire vous faites quelque effort pour vivre, et que vous viviez en effet ; toute l'Asie estant en Armes pour vostre liberté, ce sera aussi pour vanger la mort de Cyrus. Helas, s'escria tristement Mandane, que le conseil que vous me donnez est difficile à suivre ! c'est pourquoy Madame. (adjousta-t'elle, en p. 652commençant de respandre des larmes, que l'excés de sa douleur avoit retenuës jusques alors) avant que de me le donner, considerez bien je vous prie si vous seriez capable de vivre, si vous aviez veû Spitridate au pitoyable estat où je viens de voir Cyrus. Mais Dieux (adjousta-t'elle, sans donner loisir à Araminte de luy respondre) est-il possible que je ne sois pas desja morte, apres avoir veû Cyrus mort ? mais illustre Prince (poursuivit cette déplorable Princesse, en luy adressant la parole, comme s'il eust pû l'entendre) si je suis encore vivante, j'ay du moins la satisfaction de sçavoir que je le suis malgré moy : et que je regarde la mort comme la seule chose que je puisse desirer. En effet qu'ay-je autre chose à faire qu'à mourir ? car enfin puis que Cyrus est mort, la victoire n'est plus dans son Party : et ce seroit une folie de penser que ceux qui restent pussent vanger sa perte ou me delivrer, puis qu'il ne m'a pû mettre en liberté. Et puis quand on m'y mettroit, que ferois-je au monde qui me pûst estre agreable ? j'y pleurerois eternellement la mort de Cyrus : et je n'aurois pas mesme la satisfaction de pleurer sur son Tombeau : car la cruelle Thomiris fera assurément déchirer son corps par des Bestes sauvages, veû la maniere dont elle en a usé. Ainsi il vaut bien mieux mourir promptement, que de faire durer une douleur qui me noirciroit d'ingratitude envers le plus Grand Prince du Monde. Car helas ! que ne dois-je point à Cyrus ? p. 653cependant c'est moy qui suis cause de sa mort : c'est pourquoy je serois indigne de la constante amour qu'il avoit dans l'ame, si je pouvois concevoir qu'il me fust possible de vivre. Apres cela Mandane s'estant teuë, parce que l'abondance de ses larmes ne luy permettoit plus de parler ; Doralise et Martesie luy dirent tour à tour, le visage tout couvert de pleurs, tout ce qu'elles creurent capable d'adoucir sa douleur en la pleignant : car pour Araminte luy estant passé dans l'esprit, que peut-estre Spitridate avoit esté tué à la Bataille aussi bien que Cyrus, elle avoit l'ame si troublée, qu'elle n'entendoit presques plus ce que Mandane disoit : et la mort de Cyrus qu'elle croyoit certaine, et l'incertitude de la vie de Spitridate, mettoit son esprit en une assiette si pleine d'inquietude, qu'elle n'estoit pas en pouvoir de continuer de consoler Mandane, comme elle avoit commencé. Joint qu'en l'estat où estoit cette Princesse, il eust esté difficile de trouver quelque raison aparente, par laquelle on eust pû entreprendre de luy persuader qu'elle n'estoit pas la plus malheureuse Personne de la Terre. Aussi celles qui estoient aupres d'elle, ne peurent-elles faire autre chose que luy demander la durée de sa douleur : et que pleurer avec amertume, une perte qu'elle pleuroit avec tant de sujet. Elles pleurerent donc toutes ensemble la mort de Cyrus : et elles la pleurerent comme si elles eussent deû la pleurer eternellement.
Épisode 96 : Inquiétudes et déceptions amoureuses de Cyrus, Aryante et Meliante – 6 min.
La mort de Cyrus est universellement pleurée. L'intéressé apprend avec douleur que cette nouvelle affecte tant de monde et s'inquiète de ses conséquences sur l'amour de Mandane. Il renonce cependant à se dévoiler immédiatement. Aryante, de son côté, ne peut tirer profit de la disparition de son rival : Mandane ne lui accorde aucune visite. Meliante, de même, ne fait aucun progrès auprès d'Arpasie, même après lui avoir appris que c'est lui qui a tué son ravisseur Lisandre.
Lire l'épisode ⬇D'autre part Chrysante, croyant estre bien assuré de p. 654la perte de son Maistre, se resolut d'en aller porter la nouvelle à Mazare, et à tous les Princes qui estoient dans son Armée : de peur que si le bruit s'en espandoit dans les Troupes par une autre voye, elles ne fussent plus en estat de vanger sa mort. Mais pour Feraulas ; il voulut demeurer encore en ce lieu là, pour tascher de sçavoir ce qu'on feroit du corps de Cyrus ; pour tascher aussi de voir Martesie afin de se pleindre avec elle du malheur de ce Prince, et pour essayer de recevoir quelques ordres de Mandane : car il s'imaginoit que puis que Cyrus estoit mort, on ne la garderoit plus si soigneusement. Cependant on peut dire que la pretenduë mort de ce Grand Conquerant, fat ce qui fit mieux voir quelle estoit sa gloire, lors qu'elle fut sçeuë dans les deux Partis : car il eut celle d'estre pleint des Amis, et des Ennemis. En effet Thomiris elle mesme le regretta ; Aryante eut de la compassion, s'il n'eut de la douleur ; tous les Massagettes le pleignirent ; tous ses Amis creurent qu'ils ne devoient vivre que pour vanger sa mort ; Mazare sentit sa perte, comme s'il n'eust pas esté son Rival ; tous ses Soldats le regretterent comme leur Pere ; et il y eut quelques uns de ceux qui avoient fuy à la Bataille, qui se tuerent de honte et de douleur d'avoir contribué au malheur de ce Prince par leur lascheté. De plus outre ceux qui le pleignoient par affection, par generosité, et par compassion, il y en avoit encore plusieurs qui joignoient à toutes ces raisons de p. 655le regretter, celle de leur interest particulier : car Intapherne, et Atergatis, ne voyoient pas leurs Princesses en estat d'estre si tost delivrées. Gobrias et Hidaspe pensoient la mesme chose d'Arpasie : Tigrane avoit le mesme sentiment pour l'admirable Onesile, et pour Telagene : et Myrsile avoit encore la mesme pensée pour Doralise. D'ailleurs, la Princesse de Bithinie, Istrine, Onesile, Arpasie et Telagene, voyoient bien aussi que leurs chaines ne seroient pas si tost rompuës : mais durant que tout le monde plaignoit la perte de Cyrus, et que tout le monde ignoroit le Destin de Spitridate, Cyrus luy mesme aprenant par Meliante qu'on le croyoit mort, en eut et de la douleur, et de la consolation : et il eut mesme de la douleur par plus d'une raison : car lors qu'il sçeut cette Tragique et funeste ceremonie que Thomiris avoit faite, il creût bien qu'il faloit que Spitridate fust mort : et qu'on se fust trompé à la ressemblance qu'il avoit avec ce Grand et malheureux Prince : si bien que malgré ses propres malheurs, il sentit sa perte et la douleur d'Araminte. De plus, il sentit non seulement celle qu'avoit Mandane, de la croyance qu'elle avoit de sa mort ; mais il craignit encore que l'opinion qu'elle en avoit ne luy nuisist d'une autre maniere : car s il est vray, disoit-il en luy mesme, qu'elle n'ait pas changé de sentimens pour moy, ne dois-je pas craindre que cette feinte mort, ne luy en cause une veritable : et puis qui sçait (adjoustoit-il, par un petit sentiment jaloux) p. 640si la croyance de ma perte, ne luy fera point changer de sentimens ? car l'on est quelquesfois fidelle à un Amant vivant, que l'on ne l'est pas à un Amant mort : et il y a peu de personnes qui portent leur affection et leur fidellité au delà du Tombeau. Si bien que comme la croyance de ma mort pourroit la faire mourir, ou la faire devenir inconstante, il m'importe encore plus que Mandane sçache que je suis vivant, qu'il ne m'importe que Thomiris ne le sçache pas. Cependant je sçay encore moins comment je puis me montrer à Mandane, que je ne sçay comment il faut me cacher à Thomiris : car enfin si je parle à Meliante de vouloir donner de mes nouvelles à cette Princesse, il pourra non pas soubçonner qui je suis, puis qu'il me croit mort ; mais s'imaginer du moins, qu'il importe à Thomiris et à Aryante qu'ils sçachent que je suis en ses mains. De sorte que Cyrus ne sçachant quelle resolution prendre, ny pour moyenner sa liberté, ny pour faire sçavoir à Mandane qu'il n'estoit pas mort, souffroit des maux incroyables. Il creût pourtant, apres y avoir bien pensé, qu'il estoit à propos qu'il fust encore quelques jours sans rien dire à Meliante : afin de ne se rendre pas suspect par un trop grand empressement : et qu'apres cela il luy demanderoit pour grace la permission d'envoyer advertir un de ses Amis qu'il estoit prisonnier : et qu'il le prieroit mesme de souffrir que cét Amy vinst déguise dans le Camp de Thomiris : afin de conferer aveque luy des voyes de le delivrer. Mais durant ce petit intervale, il se p. 641passa bien des choses : car Mazare apres avoir rallié ses Troupes, se posta avantageusement pour attendre le secours que Ciaxare envoyoit : et Aryante qui mouroit d'envie de voir Mandane, et qui craignoit tousjours la violence de Thomiris, posta aussi son Armée avec avantage, et s'en alla aux Tentes Royales : car encore qu'elle se dist victorieuse, la victoire luy avoit cousté si cher, qu'elle n'estoit pas alors en estat de rien entreprendre contre celle de Mazare, veû le lieu qu'il avoit choisi pour son Poste. Il n'eut pourtant pas grande satisfaction de son voyage : car il trouva que Thomiris avoit l'esprit si in quiet, et si irrité, qu'on ne luy pouvoit faire nulle proposition qui ne la mist en colere, principalement pour ce qui regardoit Mandane. D'autre part ce Prince ayant esté pour visiter la Princesse qu'il aimoit, en fut si mal traité, que ne voulant pas perdre le respect qu'il luy devoit, il fut contraint de se retirer, et de se resoudre d'attendre que le temps luy eust osté une partie de la douleur qu'elle avoit. En effet elle luy dit des choses si rudes ; elle l'accusa tant de fois de la mort de Cyrus ; elle luy protesta si hautement qu'elle ne se resolvoit à vivre, qu'afin que le Roy son Pere, et le Prince Mazare, continuassent de faire la Guerre à Thomiris pour la delivrer, et pour vanger la mort de Cyrus : et elle luy assura si fortement qu'elle le haïroit tousjours autant que s'il eust tué Cyrus de sa propre main ; que ce Prince se trouva presque plus malheureux dans la croyance où il estoit que son Rival p. 642estoit mort, que lors qu'il le croyoit vivant. Cependant la Princesse de Bithinie, la Princesse Istrine, et Arpasie, estoient continuellement ensemble : sans avoir encore eu la liberté de voir Mandane, aupres de qui Araminte et Onesile estoient tousjours : car comme on les y avoit mises en l'absence de Thomiris, lors qu'Andramite les avoit envoyées aux Tentes Royales, Aryante ne voulut pas irriter cette Princesse en les luy ostant : joint que dans l'opinion où il estoit que Cyrus estoit mort, on n'aporta mesme plus tant de soin à empescher qu'elle ne vist du monde : et la Princesse de Bithinie, Istrine, et Arpasie, eurent alors la permission de la voir en presence de celuy qui commandoit les Gardes de cette Princesse. Il est vray qu'ils n'en eurent pas grande consolation : car elles la virent si affligée, qu'elles ne creurent pas qu'elle pûst suporter longtemps une si violente douleur. D'ailleurs Arpasie qui sçavoit que Licandre son dernier Ravisseur, avoit esté tué par un inconnu ; et qui sçavoit par Nyside qui estoit à elle, qu'elle avoit veû Meliante desguisé, ne doutoit guere qu'elle ne luy eust encore cette nouvelle obligation : mais elle ne sçavoit si elle devoit en estre bien aise, ou en estre fâchée : car si elle avoit tousjours beaucoup d'estime et beaucoup d'amitié pour luy, elle avoit aussi tousjours beaucoup de tendresse, et beaucoup d'inclination pour Hidaspe. Mais elle se trouva encore plus embarrassée : car comme en l'estat où Thomiris et Aryante avoient l'esprit, ils ne songeoient p. 643pas de si prés aux choses où ils n'avoient pas un grand interest, il estoit alors assez aisè de voir Arpasie : de sorte que Meliante qui n'avoit que sa passion dans la teste, ne perdant pas une si favorable occasion, fut un matin trouver Nyside, à qui il parla sans beaucoup de peine. Comme cette Fille l'avoit tousjours protegé aupres d'Arpasie, elle fut fort aise de le voir : et d'aprendre de sa bouche que ç'avoit esté luy qui avoit tué Licandre. Il luy conta alors comment il avoit voulu venir desguisé dans cette Cour, de peur qu'Arpasie le reconnoissant ne le fist connoistre en suite, et que Licandre n'obligeast Thomiris â le faire arrester : mais qu'ayant veû qu'il ne devoit pas craindre d'estre connu d'Arpasie, puis qu'on ne la voyoit pas ; il s'estoit allé presenter à Thomiris, comme un homme qui venoit se jetter dans son Party : adjoustant que comme il n'avoit jamais veû Licandre, et que Licandre ne l'avoit aussi jamais connu, il l'avoit fait sans danger : et qu'il l'avoit fait avec l'esperance de se deffaire de ce Rival par un combat particulier, et de l'autre dans quelque combat general. En suite de quoy il pria Nyside de luy faire voir Arpasie : et en effet cette Fille qui vouloit le favoriser, luy en donna l'occasion sans en rien dire à cette belle Personne, qui fut si surprise de voir Meliante qu'elle ne sçavoit comment elle le devoit recevoir. Mais comme Nyside avoit eu l'adresse de luy aprendre avec certitude, que c'estoit luy qui avoit tué Licandre, et que de plus Meliante estoit plus aimable p. 644qu'il ne l'avoit jamais esté, l'affection qu'elle avoit pour Hidaspe ne pût l'empescher de rëcevoir tres civilement un homme pour qui elle avoit beaucoup d'estime, et beaucoup d'amitie : et pour qui elle avoit eu dans le coeur des dispositions infiniment tendres, avant qu'elle eust sçeu qu'il avoit eu quelque affection pour Argelyse. Aussi leur conversation fut elle si douce de part et d'autre, que si Hidaspe l'eust entenduë, il en eust eu quelque sentiment de jalousie. Ce n'est pas qu'Arpasie ne pretextast la civilité qu'elle avoit pour Meliante en cette occasion, de ce qu'il avoit hazardé sa vie pour perdre son Ravisseur : et qu'elle ne luy dist mesme beaucoup de choses à luy faire éntendre qu'elle ne changeroit point de sentimens, et qu'elle ne pouvoit jamais avoir que de l'amitié pour luy. Mais apres tout, elle les luy disoit si doucement, et il luy en respondoit de si tendres, et de si passionnées, qu'il l'engagea malgré qu'elle en eust à luy parler obligeamment. Il obtint mesme la permission de continuer de la voir : il est vray que ce fut à condition qu'il ne luy parleroit plus de son amour : mais il ne laissa pas de se trouver assez heureux dans son infortune : car enfin comme il croyoit que Cyrus estoit mort, il ne pensoit pas qu'Hidaspe se trouvast de longtemps en estat de luy pouvoir disputer Arpasie. De sorte qu'il s'en retourna trouver son Prisonnier avec beaucoup de satisfaction : et dés qu'il fut aupres de luy, il l'entretint longtemps de la puissance de l'amour : p. 645car comme cette passion regnoit dans leur coeur, ils en parloient volontiers : joint que Meliante luy racontant ce que l'on disoit de celle de Thomiris ; de celle d'Aryante ; et de celle de Mandane ; tournoit aisément la conversation de ce costé là.
Épisode 97 : Mereonte retrouve Cyrus – 8 min.
Mereonte se rend dans le camp des Massagettes pour rencontrer Meliante. Celui-ci le fait pénétrer dans sa tente pour lui présenter son prisonnier assyrien : il s'agit de Cyrus ! Meliante, prenant conscience de l'identité du captif, accepte de ne pas la révéler. La reconnaissance qu'il lui doit pour l'avoir sauvé des flammes l'oblige même à lui rendre tous les services possibles. Quand Cyrus lui offre son amitié, Meliante avoue qu'il est rival d'Hidaspe, favori de son nouvel ami. Cyrus s'engage alors à essayer de convaincre Hidaspe de céder Arpasie à Meliante. Les trois nouveaux amis conviennent de faire sortir Cyrus du camp des Massagettes caché dans un chariot. Dans l'attente de l'opération, ils échangent des propos sur leurs aventures. Mereonte est invité à raconter son histoire.
Lire l'épisode ⬇Mais pendant que ces choses se passoient au Camp de Thomiris, aux Tentes Royales, et au Camp de Mazare, la nouvelle de la mort de Cyrus ayant esté portée au Fort des Sauromates, Mereonte qui n'avoit pas voulu estre delivré par Andramite, parce qu'il avoit creû ne le devoir estre que par Cyrus, qui luy avoit sauvé la vie, ne creût pas qu'il deûst aller au Camp de ce Prince comme il en avoit eu le dessein, puis qu'il ne vivoit plus : si bien que se trouvant alors en estat de monter à cheval, il obligea celuy qui commandoit à ce Fort pour Thomiris, de luy laisser la liberté d'aller au Camp de cette Reine. Mais comme il y arriva fort tard ; qu'il n'avoit point de Tente à luy ; et qu'il avoit fait beaucoup d'amitié avec Meliante ; il demanda à un Officier qu'il rencontra fortuitement, et qu'il sçavoit qui connoissoit celuy qu'il cherchoit, s'il ne sçavoit point en quel Quartier il estoit ? si bien qu'ayant sçeu par luy qu'il n'estoit qu'à cinquante pas de sa Tente, il y fut avec intention de le prier de le loger pour cette nuit : mais il y fut avec une douleur extréme de la mort de son vainqueur. Et en effet dés qu'il vit Meliante, il ne luy parla que de la valeur de Cyrus : de la Grandeur de son ame ; de sa generosité ; de la maniere dont il l'avoit sauvé, et dont il l'avoit p. 646traité durant sa prison : et il luy en fit un si grand Eloge, que Meliante croyant faire grace à son Prisonnier, de luy faire voir un homme qui disoit tant de bien d'un Prince de qui il avoit embrasse le Party ; le fit passer dans la Tente où il estoit : car encore qu'il sçeust que son Prisonnier ne vouloit pas estre connu, il ne fit pas difficulté de luy faire voir Mereonte : parce que sçachant qu'il estoit du party de Thomiris, il ne concevoit pas qu'il pust connoistre un homme qui estoit de Party opposé à celuy dont il estoit. De sorte que dans ce sentiment là, il mena Mereonte comme je l'ay desja dit, au lieu où estoit Cyrus : mais à peine fut-il entré dans cette Tente avec celuy qu'il y menoit, qu'il fut estrangement estonné, et de l'estonnement que Mereonte eut de voir Cyrus, et de celuy qu'eut Cyrus de voir Mereonte : car comme ils furent tous deux surpris, ils ne furent pas Maistres de leurs premiers sentimens. En effet Mereonte ne vit pas plustost Cyrus, que faisant un grand cry ; ha Seigneur (dit-il à ce Prince en le regardant avec estonnement) puis-je croire ce que je voy ; et est-il possible que l'illustre Cyrus que deux cens mille hommes croyent mort, soit encore vivant ? A ces mots, ce Prince voyant bien qu'il n'y avoit plus moyen de se cacher à Meliante, fut contraint d'avoir recours à la generosité de ceux de qui il estoit connu : si bien que prenant la parole, vous voyez, dit-il, vaillant Mereonte, que la Fortune est une inconstante : puis qu'apres m'avoir mis en estat p. 647d'estre assez heureux pour vous pouvoir obliger, elle me reduit aux termes d'estre le plus malheureux de tous les hommes, si vous n'obligez le genereux Meliante à ne me descouvrir pas. Mereonte qui durant que Cyrus avoit parlé, avoit eu loisir de se remettre de l'estonnement qu'il avoit eu, se repentit de sa precipitation : mais comme il sçavoit que Meliante avoit infiniment de l'esprit, il vit bien que la chose estoit sans remede, et qu'il n'y avoit pas moyen de la reparer. Cependant comme Mereonte se sentoit infiniment obligé à Cyrus, qui luy avoit sauvé la vie d'une maniere si heroique, il se tourna vers Meliante : pour luy dire que s'il n'agissoit avec son Prisonnier, de la mesme sorte que s'il ne le luy eust pas fait connoistre, il seroit son plus mortel ennemy. Mais il n'en eut pas le temps : car Meliante qui n'avoit nul attachement à Thomiris, fut si fortement touché d'un sentiment genereux, en se voyant Maistre du Destin du plus Grand Prince du monde, qu'il interompit Mereonte pour assurer Cyrus qu'il n'avoit rien à craindre de luy. Joint qu'une seconde pensée luy faisant imaginer, qu'il luy estoit tres avantageux pour son amour d'obliger Cyrus, puis qu'il pourroit obliger Hidaspe à ne pretendre plus rien à Arpasie ; il se confirma dans le premier dessein qu'un desir de gloire luy avoit inspiré. De sorte que continuant de parler ; comme je ne suis pas Sujet de Thomiris, dit-il à Cyrus ; que je ne suis pas mesme volontairement de son Party ; et que l'amour seulement m'y a p. 648jetté malgré moy ; je pense Seigneur, que je puis sans faire rien contre l'honneur, ne vous remettre pas sous sa puissance. Pour moy, adjousta Mereonte, je vay bien plus loin que vous : car je dis que quand je serois son Sujet, et que je serois en vostre place, je croirois encore, connoissant son injustice et sa cruauté, par l'horrible action que j'ay sçeu qu'elle vient de faire ; je croirois, dis-je, que je ne devrois pas remettre cét illustre Prince entre ses mains : et que je serois plus ennemy de cette Reine que de luy, si je la mettois en pouvoir de faire une lasche action. Mais genereux Meliante, soit que vous soyez du Party de Thomiris, ou que vous n'en soyez point, vous estes obligé de ne descouvrir pas que Cyrus est en vos mains. Cependant comme je suis prisonnier de vostre Prisonnier, poursuivit-il, vous souffrirez s'il vous plaist que je ne l'abandonne point : car comme je luy dois la vie, je suis resolu de ne le quitter pas, et de mourir plustost que de souffrir qu'on le liure entre les mains de ses ennemis. Quand je ne serois pas naturellement genereux, reprit Meliante, je pense que je le deviendrois par l'exemple que l'illustre Cyrus m'en donne, et par celuy que vous m'en donnez : c'est pourquoy Mereonte ne craignez rien pour vostre illustre Vainqueur : car bien loin que j'ose dire qu'il soit mon Prisonnier, aujourd'huy que je le connois ; je luy declare que mon Destin est plus entre ses mains, que le sien n'est entre les miennes. Ha genereux Meliante, interrompit Cyrus, si je puis p. 649quelque chose pour vous, dittes le je vous en conjure : et pour vous montrer que je ne suis pas indigne de la generosité que vous avez, je vous declare que sans l'interest de Mandane, je ne voudrois pas vous obliger à faire ce que vous faites : et je vous diray mesme, pour vous faire voir que j'avois conçeu une Grande opinion de vous, que j'ay esté tenté plus d'une fois de me confier à vostre generosité, et à vostre discretion, sans sçavoir precisément quels estoient vos sentimens pour moy. Apres cela Meliante respondit à Cyrus d'une maniere qui luy fit si bien connoistre qu'il devoit en attendre toutes choses ; et Mereonte parut si zelé pour le falut de son Liberateur ; que ce Prince eut en effet sujet d'esperer beaucoup de l'adresse et de l'affection de deux hommes, qui avoient tant d'esprit et tant de coeur. Meliante aprit mesme une chose à Mereonte, qui le confirma encore dans les sentimens où il estoit : car il luy aprit qu'Aripithe à la consideration de qui il s'estoit engagé dans le Party de Thomiris estoit mort si peu satisfait d'elle, qu'il avoit commandé à quelques-uns des siens de dire à tous ses Capitaines, qu'il ne pretendoit plus qu'ils la servissent : si bien que la vertu de ces deux hommes, n'ayant plus nul scrupule à faire dans le dessein qu'ils avoient de servir le plus Grand Prince du Monde, contre la plus injuste Princesse de la Terre, ils promirent une si grande fidellité à Cyrus, qu'il eut lieu de s'estimer tres heureux dans son malheur, d'avoir trouvé deux Amis d'une p. 650si grande vertu. Mais afin de les obliger tous deux à le servir avec plus d'affection, il leur dit tout ce que la reconnoissance la plus heroïque, peut faire penser à ceux qui se sentent obligez, et qui veulent l'estre encore. Il eut pourtant une assez haute opinion de leur vertu, et de leur qualité, pour ne les vouloir pas interesser par des esperances ambitieuses : et il creut qu'en leur promettant son amitié, il leur promettoit toutes choses, et qu'il les leur promettoit d'une maniere plus noble, que s'il leur eust promis des Royaumes. Mais apres que Cyrus eut dit à Meliante, et à Mereonte, tout ce qu'il creut propre à les engager à le servir ; ce premier le suplia tres respectueusement, de luy permettre de luy dire une chose qu'il importoit qu'il sçeust. De sorte que Cyrus le luy ayant accordé ; Seigneur, luy dit-il, pour vous tesmoigner que je suis sincere, il faut apres vous avoir promis de vous servir sans exception aucune, et de vous delivrer quand je le pourray faire sans vous exposer ; il faut, dis-je, que je vous aprenne que je suis Rival d'Hidaspe que vous aimez si cherement : et que je vous conjure en consideration de ce que je fais pour vous, et de ce que je veux faire, d'estre neutre entre luy et moy, si la Fortune nous met en estat d'avoir un jour à disputer la possession d'Arpasie. Quoy, s'escria Cyrus, vous estes Rival d'Hidaspe, et j'ay le malheur d'avoir un Amy qui est vostre ennemy ? Apres cela Meliante dit en deux mots à Cyrus l'estat de sa fortune, sans luy cacher mesme qu'il avoit veû p. 651Arpasie depuis la Bataille : en suite de quoy Cyrus prenant la parole ; en me demandant que je sois neutre entre vous et Hidaspe, genereux Meliante, dit alors ce Prince, vous me demandez moins que je ne feray : car je vous promets si la Fortune veut que je le revoye, de le conjurer de vous ceder Arpasie : et de l'en conjurer comme si j'estois son Rival, aussi bien que son Amy. Mais apres cela, je ne puis vous promettre rien davantage : car de l'humeur dont je suis, je ne fais jamais de commandemens absolus à mes Amis : principalement quand ils sont amoureux. Mais enfin je vous promets encore une fois, de dire et à Gobrias, et à Hidaspe, tout ce qui vous pourra estre favorable. Apres cela Seigneur, reprit Meliante, je n'ay plus rien à faire qu'à vous assurer que quand vous m'auriez refusé, je n'aurois pas laissé de faire tout ce que je feray pour vostre service : le mal est, adjousta-t'il, qu'il n'est pas aisé au lieu où nous sommes presentement, que vous puissiez regagner vostre Camp, sans vous exposer à estre pris par des Gens qui vous pourroient connoistre. Ainsi il faudroit tascher d'aller de nuit aux Tentes Royales : car si vous estiez là, il seroit bien plus aisé estant desgagé de tous les Quartiers de l'Armée, de vous faire prendre un grand tour, par où vous pourriez aller joindre le secours que Ciaxare vous envoye : car je vous avouë que je ne trouve nulle apparence que vous entrepreniez de vous jetter dans vostre Camp. Mereonte estant de l'advis de Meliante, et Cyrus luy mesme conçevant parfaitement p. 652qu'il s'exposeroit au danger d'estre pris par des Gens qui le connoistroient, et qui le mettroient entre les mains de Thomiris, tomba d'accord de ce que Meliante luy disoit : mais la difficulté estoit d'aller aux Tentes Royales seurement, et d'en sortir de mesme. Cependant à la fin Meliante prit la resolution de faindre de se trouver mal : et sur le pretexte de l'incommodité du chaud, de ne vouloir point aller de jour, et de vouloir mesme aller dans un Chariot couvert, pour esviter l'humidité de la nuit : ainsi il fut resolu que Cyrus seroit dans ce Chariot avec Meliante ; que Mereonte l'escorteroit, avec ceux qui seroient de l'intelligence, et qu'ils ne partiroient qu'à l'entrée de la nuit. Mais comme il faloit donner un jour à Meliante pour pouvoir faire semblant de se trouver mal, et que Mereonte qui ne vouloit point abandonner son illustre Vainqueur, ne se montroit pas, ils passerent ce jour là tous trois ensemble : car on disoit à l'entrée de la Tente de Meliante, qu'on ne le voyoit point, parce qu'il estoit malade : de sorte qu'ayant beaucoup de loisir de s'entretenir, et ne pouvant parler que d'eux mesmes en cette occasion, Meliante et Mereonte furent longtemps à ne faire autre chose que pleindre Cyrus, et qu'admirer toutes les merveilles de sa vie. Mais comme ce Prince sçavoit bien que rien n'est plus obligeant que de tesmoigner d'avoir quelque curiosité pour ce qui regarde la fortune de ses Amis, il pressa Meliante de luy particulariser un peu plus sa vie : et il pressa p. 653en suite Mereonte, de luy aprendre la sienne : car enfin, luy dit-il, apres avoir sçeu par Democede, quel est le Païs dont vous estes ; apres vous avoir veû combatre, comme j'ay fait ; et apres la derniere action de generosité que vous venez de faire ; il n'est pas possible que je n'aye la curiosité de sçavoir qui vous a pû obliger à quiter un si aimable Païs. Seigneur, reprit Mereonte, mes avantures sont si peu heroïques, et il y a eu si peu d'evenemens surprenans en ma vie, qu'il y auroit en effet lieu de s'estonner, pourquoy je me serois banny volontairement de mon Païs qui est infiniment agreable : si ce n'estoit pas une chose assez ordinaire, de voir que l'Amour fait bien souvent des malheureux, sans le pouvoir de la Fortune : et que sans qu'il se passe rien de fort extraordinaire aux yeux du monde, il se passe pourtant des choses si estranges dans le coeur d'un Amant, qu'il peut estre tres miserable, sans qu'il paroisse aux autres Gens qu'il ait raison de se croire tel. Helas, dit alors Meliante, je ne sçay que trop par mon experience, que ce que vous dittes est vray : car enfin l'admirable Personne que j'adore m'estime, et a mesme de l'amitié pour moy : mais apres tout je ne laisse pas d'estre le plus malheureux Amant de la Terre, parce qu'elle a une affection d'une autre nature pour mon Rival, quoy qu'elle ne face pas plus de choses pour luy qu'elle en a fait autrefois pour moy. Le mal dont je me pleins, semble sans doute encore moindre que le vostre, repliqua Mereonte, mais j'ay l'ame si delicate, et p. 654j'aime d'une maniere si tendre, que je ne l'ay pû suporter. Comme nous ne sçaurions mieux employer un temps où nous ne pouvons rien faire pour la Princesse Mandane, repliqua Cyrus, qu'à sçavoir la vie d'un homme qui la doit servir, je vous conjure de nous la dire. Encore une fois Seigneur, reprit Mereonte, mes avantures sont trop peu de chose, pour estre dittes à un Prince qui en a eu de si esclatantes, et de si extraordinaires : et à un Prince encore qui est en un estat où son Destin est si douteux. Quand cela ne me serviroit, reprit Cyrus, qu'à vous faire voir à tous deux, que je suis capable de suporter la mauvaise Fortune avec assez de constance, il faudroit ne me refuser pas pour ma propre gloire : mais Mereonte, je vous assure que je le souhaite par un sentiment d'amitié, qui vous doit obliger à m'accorder ce que je vous demande. Mais afin que Meliante ait toute l'intelligence de vostre avanture, dittes luy s'il vous plaist en peu de paroles, les coustumes du Païs des nouveaux Sauromates : et en effet Mereonte obeïssant à Cyrus, dit à Meliante de la maniere la moins estenduë qu'il pût, tout ce qui regardoit l'origine de ces nouveaux Sauromates, leurs Loix et leurs Coustumes : et tout ce que Democede en avoit raconté à Cyrus, en luy racontant l'Histoire de Sapho : luy faisant mesme encore mieux comprendre l'assiette de ce petit Estat, engagé dans un plus grand : et environné de Deserts tout à l'entour. Mais apres cela ne pouvant plus se deffendre d'obeïr, à un Prince p. 655à qui il devoit la vie, il commença son discours en ces termes.