Partie 4 (voir le frontispice) – Livre troisième.
Gravure de la partie 4, livre 3.
Résumé de la séquence
Le printemps approche et, avec le changement de saison, la perspective de reprendre les combats. De bonnes nouvelles viennent conforter la confiance de Cyrus. Entre autres, il obtient confirmation que Mandane et Martesie vont être transférées à Sardis. Chrisante, du reste, a intercepté un chariot transportant des dames. Mais Mandane ne s'y trouve pas. En revanche, une des dames ainsi véhiculées est une certaine Cleonice et le cavalier qui menait le convoi n'est autre que son amant Ligdamis. C'est l'occasion de raconter leur histoire.
Lire toute la séquence ⬇Épisode 73 : De bonnes nouvelles – 6 min.
Malgré les nouvelles selon lesquelles le camp ennemi se renforce, les troupes de Cyrus sont en pleine confiance. Le printemps approche et tous sont pressés d'aller au combat. Un jour arrive Artabase, qui avait été dépêché aux renseignements. Il apporte des présents, ainsi que de bonnes nouvelles. Entre autres, il est en mesure de confirmer que Mandane et Palmis vont bel et bien être transférées à Sardis. Du reste, Feraulas est parvenu à se faire transmettre un billet de Martesie, dans lequel elle assure Cyrus que les sentiments de Mandane n'ont pas changé et qu'il peut encore tout espérer.
Lire l'épisode ⬇p. 389Apres que Cyrus eut joint ces Princes qui l'attendoient, le Roy de Phrigie luy dit qu'il avoit sçeu que les Lacedemoniens avoient accepté l'alliance de Cresus, qui la leur avoit offerte : et qu'il avoit creu à propos de l'en advertir. Le Roy d'Hircanie de son costé, luy aprit que les Thraces et les Egyptiens armoient pour le Roy de Lydie : quant aux Lacedemoniens, reprit Cyrus, je ne m'estonne pas de p. 390ce qu'ils font : puis qu'il ne seroit pas juste qu'ils refusassent de recourir un Prince qui leur donna si liberalement tout l'or dont ils avoient besoin, pour faire la merveilleuse Statue d'Apollon que j'ay veuë pendant mes voyages, auprés du Mont Thornax en Laconie : Mais pour le Roy d'Egipte, je ne voy pas quelle alliance il peut avoir avec Cresus, ny quel interest à démesler avec Ciaxare. Quoy qu'il en soit, adjousta-t'il, plus nous aurons d'ennemis à combattre, plus nous aurons de gloire à vaincre. Cét amas de troupes Estrangeres, ne servira qu'à mettre la division parmy eux, et le desordre dans leur Armée : n'estant pas possible que des gens qui combatent de manieres si differentes, puissent en si peu de temps se soûmettre à une mesme discipline. En fuite Cyrus leur aprit le nouveau secours que Ciaxare luy envoyoit par Aglatidas : de sorte que leur eslevant le coeur, par la grandeur de son courage, il fit que ce mesme esprit qu'il leur inspira, passa de ces Rois aux Capitaines, et des Capitaines aux Soldats : si bien que le bruit qui s'épandit parmy eux, du nouveau secours qui se preparoit pour Cresus, ne les estonna point : et ne les empescha pas d'esperer la victoire, tant que l'illustre Cyrus les commanderoit. L'impatience qu'ils avoient de combattre faisoit, qu'encore que le Printemps approchast fort, ils le trouvoient pourtant trop long à venir : tous les persans prioient le Soleil qu'ils adoroient, d'advancer sa carriere en leur faveur : Les Medes n'estoient gueres moins pressants, aux prieres qu'ils faisoient à leurs Dieux : et chaque Nation en son particulier offroit des voeux au Ciel pour le mesme dessein de combatre, tant ils avoient d'envie de voir leur illustre Général à la fin de tous ses travaux, par la p. 391deffaite de Cresus, et par la liberté de Mandane. Pour Artamas, il avoit une impatience extréme, de voir la Princesse Palmis hors de captivité : il eust pourtant bien desiré, tout brave, qu'il estoit, que ce n'eust point esté par le gain d'une Bataille : ne pouvant se resoudre à souhaitter la deffaite de Cresus, quoy qu'il en eust esté mal-traité. Cependant le Prince Phraarte alloit tres souvent visiter la Princesse Araminte ; qui voyoit tousjours avec beaucoup de déplaisir qu'il s'opiniastroit à l'aimer, quoy qu'elle luy dist tout ce qu'une personne vertueuse et spirituelle peut dire en une pareille rencontre, pour l'obliger à ne le faire pas, A quelques tours de là Aglatidas arriva au Camp, avec les Troupes qu'il conduisoit : Cyrus le receut avec tant de marques d'amitié, qu'Aglatidas pour luy tesmoigner combien il les sentoit, le supplia fort obligeamment de ne l'en accabler pas davantage : de crainte que son coeur ne fust pas capable de supporter une si excessive joye. Mais Cyrus qui ne pouvoit craindre qu'un homme peust mourir de plaisir esloigné de ce qu'il aimoit, luy dit encore cent choses tres obligeantes : il l'assura qu'Amestris n'avoit pas eu plus de douleur de le voir partir, qu'il avoit de satisfaction à l'embrasser : en fuite dequoy voulant voir les Troupes qu'il avoit amenées, et qu'Aglatidas avoit laissées rangées en bataille, à douze stades du Camp : Cyrus suivy de grand nombre de gens de qualité fut où elles estoient : et les faisant filer devant luy, apres s'estre placé sur une petite eminence qui estoit dans la plaine, il les trouva tres belles et tres bien armées : de sorte qu'en estant tres satisfait, il leur assigna leurs Quartiers, et s'en retourna à sa Tente, entretenir Aglatidas : non seulement de Ciaxare, dont il luy p. 392avoit aporté des Lettres, mais encore de ses malheurs passez, et de ses malheurs presens. Deux jours apres qu'Aglatidas fut arrive, Artabase que Cyrus avoit envoyé en perse vers le Roy son Pere et vers la Reine sa Mere, revint auprés de luy : Madate s'estant arresté auprés de Ciaxare. Il le receut avec toute la joye dont son aine pouvoit estre capable en l'estat qu'estoit Mandane, voyant qu'il luy apportoit des Lettres de deux personnes pour qui il avoit un respect extresme. Il les leut avec d'autant plus de plaisir, qu'il y trouva le pardon qu'il leur avoit demande, conçeu en des termes si obligeants et si tendres, qu'il luy fut aisé de connoistre que la Renommée leur avoit parlé pour luy. Artabase luy dit encore beaucoup de choses de leur part, qui luy firent bien voir que ces deux illustres personnes avoient l'ame Grande et heroïque : il estoit mesme chargé de presens magnifiques pour Cyrus : et il l'assura de plus, que Cambise faisoit faire de nouvelles levées pour luy envoyer. Si bien que ce Prince faisant respandre ce bruit dans son Armée, tous les Soldats en prirent encore un nouveau coeur. Artabase apporta aussi à Chrisante une Lettre de la Reine de Perse, qui au lieu de le quereller, de luy avoir si long temps caché que le Prince son Fils vivoit ; luy rendoit grace de l'avoir si bien eslevé. Quelques jours apres, Timocreon et Tegée sçeurent par ceux qu'ils avoient envoyez à Sardis, qu'infailliblement on y conduiroit la Princesse Mandane, et la Princesse Palmis. Que l'on preparoit dans la Citadelle un Apartement pour la Princesse de Lydie, et un autre dans le Palais du Roy pour la Princesse Mandane. Qu'à ce que l'on pouvoit juger, on les y meneroit dans quinze ou vingt jours : p. 393et que Cresus avoit ; dessein de les faire aller par un chemin qui mettroit presques tousjours la Riviere d'Hermès entre elles et l'Armée de Cyrus. Cette nouvelle fut confirmée le mesme jour, par le retour de Feraulas ; qui raporta que les Amis de Menecée luy avoient assuré, que dans quinze ou vingt jours le Roy de Pont meneroit ces deux princesses à Sardis ; quoy qu'il aportast soin à faire publier dans Ephese, qu'on ne les y conduiroit que lors que toute l'Armée de Cresus seroit assemblée, dont le rendez vous estoit aux bords du Pactole. Feraulas ayant esté plus heureux que l'autrefois, avoit enfin trouvé les moyens par l'adresse de l'Amie de Menecée Soeur d'Agesistrate ; de faire donner un Billet à Martesie, et d'en avoir la response, qu'il monstra à son cher Maistre : car comme il n'avoit escrit que pour luy, il y avoit presques plus de part que luy mesme. De sorte qu'apres luy avoir rendu conte de tout ce qu'il avoit à luy dire, il luy fit voie ce Billet, qui estoit conceu en ces termes.
p. 394MARTESIE A FERAULAS.
La Personne dont vous me parlez, estant tousjours ce quelle a accoustumé d'estre, c'est à dire la plus sage et la plus équitable du monde : vous pouvez assurer vostre illustre Maistre, que de ce costé là il n'a rien a craindre : et qu'il peut raisonnablement tout esperer : Eh plust aux Dieux due la Fortune ne mist point d'autre obstacle à, son bonheur. Pour ce qui est du vostre, comme je suis persuadée qu'il dépend du sien, c'est assez que je vous die que j'y contribuë autant qu'il est en mon pouvoir ; puis que je prie tous les jours les Dieux, qu'il Triomphe bien tost de ses ennemis.
MARTESIE.Cette lecture donna une joye si sensible à l'illustre Cyrus, qu'il ne la pouvoit exprimer : ce n'est pas qu'il ne murmurast un peu, de ce que sa Princesse n'avoit pas seulement escrit un mot p. 395de sa main dans ce Billet : mais apres tout, sçachant à quel point estoit sa retenuë, il s'en pleignit sans colere : et s'estima si heureux, d'aprendre ses sentimens par Martesie, que tout autre Amant que luy n'eust pas eu plus de joye de la possession de sa Maistresse, que l'amoureux Cyrus en avoit, de la simple assurance qu'on luy donnoit, qu'on ne luy feroit point d'injustice. Aussi est-ce la marque d'une veritable et grande passion, que d'estre tres sensible aux plus petites faveurs : de sorte que comme celle de Cyrus estoit la plus violente et la plus tendre qui sera jamais ; il sentoit avec transport les graces les moins considerables que Mandane luy pouvoit faire : et s'imaginant bien que Martesie n'avoit pas escrit ce Billet, sans que sa Princesse l'eust sçeu : il luy estoit presques aussi cher, que si elle l'eust escrit elle mesme.
Épisode 74 : Le chariot et ses passagères – 4 min.
Cyrus et ses compagnons décident du moyen d'intercepter le convoi déplaçant Mandane et Palmis. Cleandre, impatient, prend les devants. Mais c'est Chrisante qui, de son côté, s'empare d'un chariot transportant des dames, mené par un vaillant cavalier. Il transfère ces prisonniers, parmi lesquels ne figure pas Mandane, à Cyrus.
Lire l'épisode ⬇Cependant pour ne perdre pas le temps en exagerations inutiles, et pour songer à la liberté de sa Princesse : il assembla le Roy d'Assirie ; celuy de Phrigie, et celuy d'Hircanie ; le Prince Artamas, Tigrane, Phraarte ; et quelques autres, afin d'adviser avec eux, quelle voye il faloit tenir pour cela. Artamas, qui jusques alors avoit conservé un respect extréme pour Cresus, aprenant qu'il se preparoit à faire durer la prison de la Princesse Palmis, puis que c'estoit dans la Citadelle qu'on la devoit loger, et non pas dans le Palais du Roy son Pere : eut un si violent desir d'empescher qu'elle n'allast habiter la prison dont il estoit sorty : que prenant d'abord la parole, il dit à Cyrus qu'il luy demandoit pardon, s'il disoit le premier son advis : mais qu'estant persuadé que personne ne pouvoit rien proposer de si utile, que ce qu'il avoit à dire : il pensoit estre excusable, de la liberté qu'il prenoit. p. 396Cyrus et le Roy d'Assirie l'entendant parler de cette sorte, l'assurerent l'un et l'autre avec precipitation, qu'ils estoient prests de l'escouter avec plaisir : si bien que reprenant la parole, il leur dit que le Roy de Pont devant conduire ces princesses le long de la Riviere d'Hermes, il esperoit de pouvoir la passer sans combatre : parce que le Gouverneur d'un Chasteau qui estoit au bout d'un Pont qui la traversoit, et qui portoit le nom de cette Riviere ; estoit si absolument à luy, qu'il ne croyoit pas qu'il luy pust rien refuser. Et d'autant moins, qu'il sçavoit bien qu'il estoit mescontent du Roy de Lydie, qui avoit mesme eu dessein de luy oster son Gouvernement : de sorte, leur dit-il, que comme le Bois dont je vous ay desja parlé, n'est qu'à trente stades de là, il nous sera aisé d'y estre à temps, dés que nous serons advertis du passage des princesses. Cyrus trouvant qu'Artamas avoit raison, il fut resolu que sans tarder davantage, il envoyeroit s'assurer de ce gouverneur, et qu'apres cela, quand on auroit reçeu l'advis que les Amis de Menecée devoient donner, du jour prefix du depart des princesses, et de l'Escorte qu'elles auroient : ils partiroient à l'heure mesme, avec des Troupes esgales en nombre, ou plus sortes que celles du Roy de Pont, pour aller executer une si glorieuse entreprise : Car ils le pouvoient faire d'autant plus facilement, qu'ils estoient plus prés d'une journée de l'endroit où ils devoient passer la Riviere d'Hermes, que d'Ephese. La chose estant donc ainsi resoluë, on creut en effet que le Prince Artamas envoyeroit quelqu'un des siens vers ce gouverneur comme il l'avoit dit : mais l'amour qu'il avoit dans l'ame estoit trop sorte, pour se fier à un autre d'une negociation p. 397d'où dépendoit la liberté de la Princesse Palmis. De sorte que sans rien dire de son dessein qu'à Sosicle, il se desguisa la nuit suivante, et fut luy mesme faire ce qu'il avoit proposé : laissant un Billet pour le Roy son Pere, par lequel il le prioit de luy pardonner s'il ne luy avoit pas demandé permission de faire le voyage qu'il entreprenoit : mais que craignant qu'il ne la luy eust pas accordée, il n'avoit pas voulu s'exposer à luy desobeïr, ou à destruire un grand dessein, d'où le bonheur de Cyrus et le sien despendoient absolument. D'abord le Roy de Phrigie fut un peu irrité contre son Fils : mais Cyrus loüa tant cette action, que s'agissant en effet de son service, il n'osa pas s'en pleindre ouvertement. Cependant ceux qui commandoient aux Quartiers advancez vers la Lydie, faisoient tousjours quelques courses sur les Ennemis : et il n'y avoit point de jour qu'il ne se fist quelques petits Combats, qui entretenoient le desir de vaincre dans le coeur des gens de guerre, par le butin qu'ils faisoient : Cyrus ne reservant jamais pour luy que la gloire et les prisonniers, afin de les pouvoir delivrer : encore recompensoit il si magnifiquement ceux qui les avoient faits, si c'estoient des personnes de quelque consideration qu'ils eussent pris, qu'ils ne l'auroient pas esté si bien par ces prisonniers mesme, quelque rançon qu'ils eussent offerte. Chrisante qui commandoit à un des Quartiers les plus advancez, ayant sçeu par les espions qu'il avoit, que deux cents chevaux des ennemis escortoient un Chariot plein de Dames, qui tenoient le chemin qui conduisoit au Chasteau d'Hermes, afin d'aller passer la Riviere en cét endroit : il commanda quatre cens chevaux, pour aller faire p. 398cette prise sans qu'il luy en coustast rien : jugeant bien que la grande inégalité du nombre feroit reüssir la chose comme il la pensoit. En effet elle succeda ainsi : ce n'est pas que celuy qui commandoit ces deux cens Chenaux, ne se mist en devoir de se deffendre, et ne se deffendist tres genereusement de sa personne : mais estant abandonné des siens qui prirent l'espouvante, il fut contraint de ceder et de se rendre : demandant d'abord à Chrisante, lors qu'on le luy eut presenté, qu'on luy fist la faveur de luy permettre de faire sçavoir au Prince Artamas qu'il estoit prisonnier de Cyrus afin de pouvoir seulement obtenir de luy, que ces Dames qu'il conduisoit, fussent mites aupres de la Reine de la Susiane. Chrisante estoit trop honneste homme, pour traicter mal un ennemy aussi bien fait que l'estoit celuy qui luy demandoit cette grace, et qu'il avoit sçeu par les siens avoir tesmoigné tant de coeur à sa prise : il luy dit donc que suivant la coustume de la guerre, il faloit qu'il fust mené à Cyrus : mais qu'il luy promettoit de luy demander pour luy, ce qu'il desiroit obtenir. Cependant Chrisante fit loger pour ce soir là tres commodement toutes les Dames qui avoient esté prises : entre lesquelles il y en avoit une d'une beauté admirable. Le lendemain il conduisit luy mesme le Prisonnier et les Prisonnieres à Cyrus : mais comme en y allant, il faloit traverser la petite Ville où estoit la Reine de la Susiane, et la Princesse Araminte, ils passerent devant le Temple qui y estoit, justement comme ces princesses en sortoient. Chrisante par respect fit faire alte, et le Chariot où estoient les Dames Captives s'arresta : de sorte qu'une de ces Prisonnieres reconnoissant p. 399Panthée ; fit un si grand cry, que cette Princesse tournant la teste la vit et la reconnut. Et comme elle connoissoit bien Chrisante, elle l'envoya prier de trouver bon qu'elle parlast à ces Dames qu'il conduisoit, si bien que comme il n'ignoroit pas quel respect Cyrus voulait que l'on rendist à cette Reine, il fut luy mesme luy dire qu'il meneroit ces Dames chez elle, aussi tost qu'elle y seroit : et en effet, il commençoit desja de donner les ordres pour cela. , lors que l'on dit que Cyrus arrivoit, qui venoit voir Panthée et Araminte. Si bien que Chrisante voyant que ce n'estoit plus à luy à disposer de rien, puis que son maistre estoit present : il quitta cette Reine, qui estoit montée dans son Chariot, et fut dire a Cyrus ce qu'elle avoit souhaité. Ce Prince passant donc aupres de ces Dames prisonnieres, il les salüa avec la mesme civilité qu'il eust pû avoir si elles n'eussent pas esté captives : et allant droit à la Reine de la Susiane, aupres de qui estoit Araminte ; Madame, luy dit-il en la salüant, et en se baissant jusques sur l'arçon, vous serez plus commodement chez vous qu'icy : et plus commodement encore vous pourrez entretenir ces Dames qui font de vostre connoissance. Panthée commandant donc qu'on obeïst à Cyrus, s'en alla chez elle, et le Chariot des Dames captives suivit le sien : cependant Chrisante presentant son prisonnier à son maistre, Seigneur, luy dit-il, cét ennemy que vous voyez, est sans doute digne de vostre protection : puis qu'il m'a assuré que le Prince Artamas luy donne part à son amitié. Si cela est (dit Cyrus en l'embrassant, car ils estoient descendus de cheval dans la Court du Chasteau où logeoit alors la Reine de la p. 400Susiane) il est bien assuré d'avoir grande part à la mienne : puis que j'aime certainement tout ce que le Prince Artamas aime. Cet honneur, reprit ce prisonnier, seroit trop grand pour moy : et ce sera bien allez, adjousta-t'il, si à sa consideration, vous traitez favorablement les Dames que je conduisois. Celle de la Reine de la Susiane suffit, repliqua Cyrus, pour me les rendre tres considerables : et je pense mesme, adjousta-t'il encore, que vous n'aurez pas besoin de celle du Prince Artamas : et que vostre propre merite m'obligera assez à vous servir, sans que ce Prince s'en mesle. Car voyant sur vostre visage toutes les marques d'un homme de qualité et d'un homme d'esprit : et aprenant de plus par le raport de Chrisante, que vous avez autant de coeur qu'on en peut avoir : il n'en faut pas davantage, pour estre bien traitté de Cyrus. Et pour commencer de vous le faire voir, luy dit-il, en attendant que je sçache plus precisément qui vous estes, venez voir avecques moy ce que font vos Dames auprés de la Reine de la Susiane.
Épisode 75 : L'identité des prisonniers – 5 min.
Cyrus, qui s'est rendu auprès de Panthée, apprend qu'une des prisonnières est Cleonice et que le vaillant cavalier qui les menait s'appelle Ligdamis. Ce dernier semble être épris de la prisonnière, alors même qu'il a la réputation d'être indifférent à l'amour. Cyrus, intrigué, envoie Araspe s'en informer. Il se rend ensuite auprès de Panthée, qui, incapable de donner une réponse, lui promet de se renseigner. La reine de la Susiane interroge alors la belle prisonnière. Celle-ci refuse de raconter sa propre histoire et lui demande de s'adresser à l'une de ses amies. Panthée fait appel à Ismenie, qui accepte de faire ce récit.
Lire l'épisode ⬇En disant cela, Cyrus entra dans le Chasteau, et fut à la Chambre de Panthée, qu'il trouva fort agreablement occupée à donner cent marques d'amitié à une de ces Prisonnieres. Ma chere Cleonice, luy disoit-elle, est-il possible que je vous revoye ?. et faut-il que j'aye l'inhumanité de ne m'affliger point de vostre prison, parce qu'elle rendra la mienne plus douce ? Madame, luy repliqua Cleonice, la perte de ma liberté me seroit bien agreable, si elle pouvoit soulager vos desplaisirs : du moins (luy dit la Reine de la Susiane, en voyant entrer Cyrus dans sa Chambre) ne tient-il pas à vostre illustre Vainqueur, que ma captivité n'ait tout ce qui me la peut rendre p. 401douce. Cyrus respondit au discours de Panthée, avec sa generosité ordinaire : en suite dequoy cette Princesse luy a prit, que le Pere de cette belle prisonniere estoit nay sujet du sien, puis qu'il estoit de Clasomene, quoy qu'il eust esté demeurer à Ephese. Qu'ainsi il y avoit long-temps qu'elle connoissoit Cleonice, et qu'elle avoit beaucoup d'amitié pour elle : luy disant encore qu'elle estoit de tres bonne condition, et le conjurant de vouloir la laisser aupres d'elle, avec toutes les Dames de sa compagnie ; quoy quelle ne les connust pas. Cyrus luy accorda tout ce qu'elle voulut : luy disant mesme qu'il luy offriroit leur liberté, s'il ne croyoit que leur presence luy seroit agreable, et la pourroit divertir. En suite, Cyrus demanda à celle de ces Dames qui se nommoit Cleonice, si elle estoit des Amies du Prince Artamas ? jugeant impossible qu'elle ne l'eust pas connu sous le fameux nom de Cleandre. Seigneur, luy respondit elle en rougissant, je dois l'honneur que j'ay d'en estre connuë, au genereux Ligdamis que vous voyez (dit elle en luy monstrant de la main le prisonnier que Chrisante avoit fait) et je ne doute pas que dés qu'il sçaura que nous sommes dans vos chaines, il ne vous prie de nous les rendre les plus legeres que les Loix de la guerre le peuvent permettre. L'illustre Cyrus, interrompit Araminte, n'en fait point porter de pesantes : et il suit bien plus exactement les loix de la generosité, que celles de la guerre dont vous parlez. Pendant qu'Araminte parloit ainsi, Panthée regardoit Ligdamis, et sembloit chercher dans sa memoire à se resouvenir du nom qu'elle venoit d'entendre : puis tout d'un coup luy adressant la parole ; je vous prie de me dire, luy dit-elle en sous-riant, si vous estes d'Ephese ; p. 402si vostre Pere et Gouverneur du Chasteau d'Hermes ; et si vous estes ce mesme Ligdamis que j'ay oüy dire qui faisoit autrefois profession d'estre ennemy declaré de l'amour, et presques de tous ceux qui en avoient ? Madame, je suis sans doute celuy que vous dites, repliqua-t'il, quoy que je ne sois plus ce que j'estois. Cleonice rougit au discours de Ligdamis : mais pour le changer adroitement, elle dit sans qu'on le luy demandast, qu'estant demeurée malade à la campagne, chez une de ses parentes, elle n'avoit pû se rerirer plustost à Ephese où elle demeuroit : et qu'elle n'auroit mesme osé s'y hasarder, si Ligdamis ne luy eust offert de l'escorter en mesme temps qu'une Soeur qu'il a, qu'elle monstra à Panthée, et qui estoit une fort belle Personne. Cyrus aprenant par cette conversation le nom et la qualité de ce prisonnier, le traitta encore plus civilement qu'il n'avoit fait : s'imaginant que cela ne seroit pas inutile au dessein qu'avoit le Prince Artamas. De sorte qu'apres avoir fait sa visite de longueur raisonnable, il laissa ces belles Prisonnieres aupres de Panthée : ordonnant à Araspe de les traitter avec toute la douceur et toute la courtoisie possible. Mais pour Ligdamis, il le mena avecques luy : assurant ces Dames qu'il en auroit autant de soin, que Panthée en auroit d'elles. En effet en s'en retournant au Camp, il luy parla tousjours : et. luy dit que pour luy tesmoigner combien les Amis du Prince Artamas luy estoient chers, il le laisseroit sur sa foy : et qu'il n'auroit point d'autres Gardes que sa propre generosité. Ligdamis respondit à ce discours avec toute la soûmission, et toute la reconnoissance imaginable : et fit si bien paroistre la grandeur de son esprit par ses judicieuses responses ; que Cyrus dit p. 403alors à sa gloire, qu'il n'avoit jamais tant estimé personne en si peu de temps. Lors qu'il fut arrivé à sa Tente, il donna ordre à Feraulas d'avoir soing de ce Prisonnier, comme d'un homme de qui il vouloit gagner l'amitié : cependant comme il avoit remarqué certaines paroles que Ligdamis avoit dites, et que Cleonice avoit rougy deux fois en parlant de luy : il s'imagina qu'il en estoit amoureux, ou pour mieux dire il le connut. Toutesfois pour s'en esclaircir, il ordonna à Chrisante qui s'en retournoit à son Quartier, de dire à Araspe en passant, qu'il fist tout ce qu'il pourroit, pour sçavoir si Ligdamis n'estoit point amoureux de Cleonice ; parce qu'il luy importoit de toutes choses de le sçavoir precisément. Il luy ordonna mesme de luy dire encore ; que s'il ne pouvoit l'aprendre par une autre voye, il allast trouver la Reine de la Susiane de sa part, pour la supplier de vouloir luy dire ce qu'elle en sçavoit, et pour l'assurer qu'il pourroit arriver que pat cette connoissance, la guerre de Lydie finiroit sans combatre : et que ainsi elle auroit la satisfaction de ne voir point son cher Abradate en peril : mais qu'il la conjurast de luy pardonner ce manquement de respect : puis qu'il croyoit que c'estoit le seul qu'il avoit eu pour elle depuis sa prison. Chrisante obeïssant donc à Cyrus, fut en effet trouver Araspe, à qui il dit ce que leur maistre vouloit qu'il fist : mais quelque volonté qu'il eust de luy obeïr, il se trouva toutesfois un peu embarrassé à s'esclaircir de ce qu'il vouloit sçavoir : n'estant pas trop dans l'ordre d'aller demander une semblable chose à des Prisonnieres joint qu'il estoit à croire que quand il le demanderoit, elles ne le diroient pas. De sorte qu'il creût que le mieux estoit de tascher de sçavoir la chose, p. 404par la Reine de la Susiane. Il fut donc à sa Chambre dés qu'il fut permis d'y entrer, où il trouva desja Cleonice : mais quoy qu'il taschast de tourner la conversation du costé qu'il la vouloit, il ne pût rien descouvrir : si bien qu'il fut à la fin contraint de dire tout bas à Panthée, l'ordre qu'il avoit reçeu de Cyrus : luy faisant comprendre qu'il luy importoit extrémement de sçavoir quel interest Ligdamis prenoit à Cleonice ; et luy disant precisément tour ce que Cyrus avoit ordonné qu'on luy dist. La Reine de la Susiane l'entendant parler ainsi, luy dit qu'elle ne sçavoit autre chose de Ligdamis, sinon que devant qu'elle allast à Suse il estoit si ennemy de l'amour, qu'il n'estoit pas croyable qu'il fust devenu Amant. Que neantmoins comme elle jugeoit bien que cette curiosité que Cyrus avoit, ne pouvoit manquer d'avoir une juste cause, quoy qu'elle ne la comprist pas ; elle luy promettoit de s'en informer. Mais, luy dit elle, pour le pouvoir faire, il faut que je sois seule avec Cleonice : c'est pourquoy retirez vous, et donnez ordre que personne ne nous interrompe. Araspe obeïssant à Panthée sortit comme si elle l'eust envoyé en quelque lieu : en fuite dequoy cette Princesse, apres quelques autres discours, demanda à Cleonice si Ligdamis estoit tousjours de la mesme humeur qu'il estoit autrefois ? Il est sans doute tousjours de fort agreable conversation, repliqua Cleonice : Ce n'est pas ce que je vous demande, luy respondit Panthée, mais je veux sçavoir s'il est toûjours ennemy de l'amour et des Amants. Cleonice rougit à ce discours : et sous-riant à demy ; comme je n'estois pas la confidente de Ligdamis, reprit-elle, lors que j'avois l'honneur de vous voir, je ne sçay, Madame, pour quoy vous me demandez p. 405une pareille chose. Je vous la demande, luy respondit la Reine de la Susiane, parce qu'il me semble que si Ligdamis a deû aimer, ce ne peut avoir esté que vous. Vous avez mauvaise opinion de son jugement, repartit Cleonice ; au contraire je l'ay fort bonne, repliqua Panthée, et c'est pour cela que je parle comme je fais. Mais apres tout, Cleonice, je veux absolument sçavoir vostre vie, depuis que je ne vous ay veuë. Vous avez sans doute, repliqua t'elle, toute sorte de pouvoir sur moy : mais Madame, j'auray pourtant bien de la peine à vous obeïr : estant certain que je ne pense pas que je puisse me resoudre à vous dire tout ce qui m'est arrivé. Si vous avez avecques vous, reprit Panthée, quelqu'une de vos Amies qui le sçache bien, je contents de vous espargner cette peine ; vous m'obligeriez beaucoup davantage, répondit-elle, si vous voulez m'en dispenser absolument. La Reine de la Susiane voyant qu'elle luy resistoit, la pressa encore plus fort qu'auparavant : et Cleonice jugeant par le credit que cette sage Reine avoit aupres de Cyrus, qu'il seroit advantageux à Ligdamis qu'elle sçeust l'interest qu'elle prenoit en sa personne ; se resolut enfin de luy obeïr. Mais comme elle ne pouvoit obtenir de sa modestie assez de hardiesse pour raconter elle mesme son histoire : Madame, dit-elle à Panthée, je pourrois bien vous dire ce que j'ay pensé : mais je ne pourrois pas si bien vous aprendre tous les sentimens de Ligdamis : c'est pourquoy, si vous avez la bonté de le souffrir, une de ses Amies et des miennes vous dira tout ce que vous voulez sçavoir. Panthée connoissant en effet que la retenuë de Cleonice seroit cause qu'elle reciteroit fort mal ses advantures, quoy qu'elle eust pourtant beaucoup d'esprit ; p. 406elle consentit à ce qu'elle vouloit : si bien que Cleonice ayant fait venir cette Amie de Ligdamis qui estoit aussi la sienne, et qui se nommoit Ismenie : elle la conjura de satisfaire la curiosité de Panthée : apres quoy le retirant toute confuse, elle fut retrouver ses autres Amies : pendant qu'Ismenie commença son recit en ces termes.