Partie 10 (voir le frontispice) – Livre deuxième.
Gravure de la partie 10, livre 2.
Résumé de la séquence
A la suite de la victoire de Cyrus, une nouvelle trêve de cinq jours est convenue entre les belligérants. C'est l'occasion de retrouvailles entre divers couples, dont Spitridate et Araminte. La conversation porte bientôt sur la célèbre Sapho. Un étranger de passage dénommé Democede consent à raconter l'histoire de la poétesse de Lesbos.
Lire toute la séquence ⬇Épisode 43 : Nouvelle trêve – 6 min.
La satisfaction de Cyrus à la suite de sa victoire contraste avec le désespoir de Thomiris. D'autant que l'incendie, une fois éteint, a laissé une zone dévastée peu propice à la défense militaire. Mais Cyrus préfère attendre l'arrivée d'autres troupes avant de poursuivre les combats. Au moment où les deux camps sont prêts pour la bataille, Anacharsis vient le trouver et lui propose d'entreprendre des démarches pour obtenir une nouvelle trêve. Cyrus lui confie cette mission sans enthousiasme. Anacharsis se rend donc auprès de Thomiris et obtient cinq jours supplémentaires sans combats.
Lire l'épisode ⬇p. 307Comme on diroit que la Fortune se plaist esgallement à enchaisner les évenemens heureux, et à entasser malheur sur malheur selon son caprice, Cyrus n'eut pas seulement l'avantage d'avoir fait passer son Armée, il eut encore la joye de sçavoir que Ciaxare luy envoyoit un Corps fort considerable de Cavalerie et d'Infanterie qui estoit desja fort avancé : et il sçeut que Tigrane, et Spitridate, devoient arriver dans trois jours à la Ville où la Princesse Onesile, et la p. 308Princesse Araminte estoient : et qu'ainsi il pouvoit esperer qu'il verroit bientost dans son Armée, deux des plus vaillans Princes du Monde. Mais pendant qu'il jouïssoit de quelque consolation, Thomiris qui estoit venuë en personne pour rassurer ses Troupes, qui n'estoient pas loin de l'Avant-garde de Cyrus, fut en un desespoir incroyable, lors qu'elle vit de ses propres yeux l'Armée d'un ennemy qu'elle aimoit, malgré qu'elle en eust : et qu'elle la vit avoir passé un Défilé qu'elle avoit esperé luy disputer du moins jusques à ce que toutes les Troupes qu'elle attendoit fussent arrivées. De sorte que ne s'agissant plus de deffendre ny de garder des passages, elle rapella les Troupes d'Aripithe : mais en les rapellant elle le mal-trait a horriblement, quoy qu'il n'eust fait aucune faute. Elle luy parla pourtant avec la mesme fierté, que s'il eust pû empescher que les Bois ne se fussent embrasez : et qu'il eust pû aller à travers les flammes secourir ceux que Cyrus avoit attaquez. Cependant l'embrasement des Bois continuoit tousjours ; et Thomiris vit de ses propres yeux, de dessus une petite eminence, ce grand et terrible Bûcher, dont les flammes paroissant au delà de cette grande Armée, sembloient borner l'Orison de ce costé là par une Ceinture de feu. En effet cét embrasement estoit si grand, que si le vent n'eust cessé tout d'un coup, il ne se fust pas esteint si tost : mais à la fin n'y ayant plus nulle agitation dans l'air, le feu ne p. 309se communiqua plus ; et dés que les Arbres qui avoient commencé de brusler furent consumez, le feu s'esteignit de luy mesme. Si bien qu'apres cela, cét endroit des Bois qui avoit esté si beau, et si agreable, devint un des plus affreux objets du monde : car outre qu'on ne voyoit par tout que de grands monçeaux de Cendres, et de Charbons esteints, on voyoit encore quelques Arbres debout ; mais on les voyoit sans branches, et leur Tronc tout noircy aussi bien que celuy de tous les Arbres qui n'estoient pas fort loin de cét endroit, où le feu avoit esté mis. Si bien que ce mesme Bois qui un jour auparavant estoit si beau, et si charmant, faisoit horreur aux mesmes Oyseaux, à qui il avoit servy de retraite : et à qui il avoit presté les branches de ses Arbres et la fraischeur de son ombrage. Cyrus voyoit mesme du lieu où il estoit Campé, le Fort des Sauromates : et cét endroit estoit enfin si changé par cét embrasement, qu'il n'estoit plus le mesme qu'il avoit esté. Cependant quelque envie qu'eust Cyrus d'avancer vers Thomiris, il n'osa pourtant s'engager plus avant au delà des Bois, qu'il n'eust des Munitions pour son Armée : car encore qu'il y eust quelques Troupes de Thomiris, qui ne paroissoient pas fort loin, il sçavoit bien qu'il ne pourroit pas forcer si tost cette Reine à combatre, parce qu'il y avoit une petite Riviere, qui favoriseroit sa retraite. Et en effet Aryante qui ne jugeoit pas qu'il fust à propos de combatre, p. 310que toutes les Troupes que Thomiris attendoit de jour en jour ne fussent jointes, laissa quelques Troupes à deffendre le Gué de la Riviere ; et se retira assez prés des Tentes Royales : se postant si avantageusement, qu'il n'eust pas esté aisé de l'attaquer sans s'exposer à estre vaincu : apres quoy ils tinrent Conseil de Guerre, où il fut resolu qu'il falloit absolument hazarder la Bataille, dés que les Troupes qu'ils attendoient seroient arrivées. D'autre part Thomiris et Aryante penserent se broüiller de nouveau : car comme cette Princesse sçavoit que celuy qui gardoit Mandane estoit plus affectionné à Aryante qu'à elle, elle eut dessein de le changer : afin que si elle perdoit la Bataille, elle pûst disposer de Mandane : et avoir cette Princesse en son pouvoir, pour s'en servir à sa vangeance, ou à sa seureté. Mais comme Aryante ne craignoit guere moins que Mandane pûst tomber sous l'entiere puissance de Thomiris, que sous celle de Cyrus, il s'opposa si fortement au dessein que cette Reine tesmoignoit avoir de changer celuy qui commandoit les Gardes de Mandane, qu'elle n'osa s'y opiniastrer, en un temps où la moindre division parmy les siens eust pû la faire vaincre facilement. Cependant comme elle envoya divers ordres pour faire haster les Troupes qui luy venoient, elles sirent une si grande diligence, qu'elles arriverent au Rendez-vous general, avant que Cyrus fust en estat d'avancer : et elles y arriverent mesme sans peril ; parce qu'elles venoient p. 311toutes du costé qui estoit au delà des Tentes Royales : ainsi l'Armée d'Aryante les couvroit : et faisoit que Cyrus ne pouvoit empescher qu'elles ne le joignissent. D'ailleurs ce Grand Prince qui avoit une impatience estrange de combatre, n'eut pas plustost toutes les choses necessaires, pour la subsistance de son Armée, qu'il marcha droit aux Ennemis, qui luy disputerent quelque temps le passage de la Riviere : mais à la fin ils l'abandonnerent : et Cyrus faisant faire à l'instant divers Ponts, avec des Facines, et des Planches, pour faire passer son Infanterie ; il fit en effet passer toute son Armée en un jour et demy : apres quoy il la remit en Bataille. Mais comme il estoit prest de marcher, le sage et vertueux Anacharsis arriva aupres de luy : qui voyant les choses à la derniere extremité, se mit à conjurer Cyrus de luy permettre de voir encore une fois Thomiris ; car enfin Seigneur, luy dit-il, je trouve que Mandane sera plus en peril si Thomiris perd la Bataille, que si vous la perdez. Si vous m'aviez persuadé ce que vous dittes, reprit Cyrus, je pense que je me laisserois vaincre : quoy qu'il en soit, Seigneur, reprit Anacharsis, je trouve que pour vous rendre tout à fait les Dieux propices, il faut qu'on ne vous puisse accuser de tout le sang qui sera respandu à la Bataille que vous allez donner : c'est pourquoy je vous conjure de me donner trois jours pour faire un dernier effort. J'advouë sage Anacharsis, reprit Cyrus, que je ne puis assez m'estonner p. 312que vous puissiez esperer que Thomiris change de sentimens : neantmoins comme je fais gloire de defferer à ceux d'un homme comme vous, je veux bien que vous voiyez encore Thomiris, quoy qu'à mon advis ce soit faire quelque chose contre ma gloire, que de demander à parler de Paix, apres l'avantage que j'ay remporté. Au contraire Seigneur, repliqua Anacharsis, c'est aux Vainqueurs qu'il appartient de faire des propositions de Paix avec honneur : et il n'y a que les vaincus qui puissent la demander avec honte : joint que je n'iray pas mesme vers cette Reine comme Envoyé de vous, mais comme simple Mediateur : et comme un homme qui confondant toutes les deux Scythies avec le Païs des Massagettes, considere le lieu où il est presentement comme sa Patrie, et s'interesse à la perte de tant de braves Gens qui periront en cette funeste Bataille si elle se donne. Ainsi ne passant tout au plus, comme je l'ay dit, que pour un simple Mediateur entre vous et Thomiris, vous me refuserez tous deux si bon vous semble, tout ce que je vous demanderay : mais du moins n'auray-je pas à me reprocher d'avoir negligé quelque chose, pour empescher la mort de tant de Personnes innocentes, qui meurent aux Guerres les plus justes. Apres cela Cyrus ne voulant pas s'opiniastrer à refuser une chose à Anacharsis, qui ne pouvoit tout au plus, à ce qu'il croyoit, retarder son dessein que de deux ou trois jours, il luy dit qu'il fist ce qu'il voudroit : ainsi p. 313luy donnant un Heraut pour le conduire, ce sage Scythe fut vers Thomiris. Dés qu'il aprocha de ses premieres Troupes, il fut arresté : de sorte que cette Princesse ayant à l'heure mesme esté advertie de son arrivée, elle s'imagina que ce vertueux Scythe venoit plus par le mouvement de Cyrus, que par le sien : si bien que se flattant d'une esperance mal fondée : elle commanda qu'on le traitast civilement, et qu'on le luy amenast. Cependant comme Anacharsis sçavoit que les choses difficiles ne se font presques jamais tout d'un coup ; il resolut de faire en sorte que cette Reine s'imaginast qu'il ne luy disoit pas encore tout ce qu'il avoit ordre de luy dire : afin que conçevant quelque petit espoir, elle ne le renvoyast pas brusquement suivant sa coustume : et qu'elle luy donnast loisir de luy dire toutes ses raisons : et qu'il peust mesme aussi parler à Aryante. Et en effet, ce sage Scythe agit avec tant de prudence, que Thomiris l'escouta assez paisiblement : et il mesnagea si bien son esprit, qu'il s'en falut peu, qu'il ne luy persuadast que si elle eust pû se resoudre à mettre Mandane en liberté, elle eust pû esperer que Cyrus auroit changé de sentimens. Il ne luy disoit pourtant rien qui pûst positivement estre expliqué de cette sorte : mais luy disant en general qu'elle ne pouvoit jamais estre heureuse, tant qu'elle seroit injuste, son imagination preocupée la trompa si bien, qu'elle redemanda une seconde fois p. 314qu'il y eust Tréve. De sorte qu'Anacharsis estant retourné vers Cyrus, et revenu vers Thomiris, on fit une Tréve de cinq jours, sans qu'on sçeust dans aucun des deux Partis, ny pourquoy on la faisoit, ny de quoy on devoit traiter. Cependant elle se fit : et tous les bien intentionnez qui estoient aupres de Thomiris, et aupres d'Aryante, agirent plus fortement que jamais, pour leur inspirer des sentimens plus equitables, que ceux que l'amour leur donnoit. Pour Cyrus il n'y avoit rien à faire aupres de luy : car il estoit tousjours disposé à faire la Paix avec Thomiris, pourveû qu'elle voulust rendre Mandane.
Épisode 44 : Retrouvailles – 5 min.
Onesile et Araminte, Spitridate et Tigrane se retrouvent lors de cette trêve. Les deux couples trouvent chacun l'occasion d'une conversation particulière. Spitridate et Araminte, réconciliés après que le premier a demandé pardon pour sa jalousie, se réjouissent du futur heureux qui leur est promis. On convient ensuite d'amener les deux dames au fort des Sauromates, désormais en possession de Cyrus. Les principaux protagonistes s'y retrouvent et échangent force compliments.
Lire l'épisode ⬇Mais pendant toutes ces negociations inutiles, Spitridate, et Tigrane, arriverent à la Ville où estoient Onesile, et la Reine de Pont : et la Fortune enfin, toute rigoureuse qu'elle estoit à Araminte et à Spitridate, permit qu'ils eussent la joye de se revoir. L'entre-veuë de ces quatre Personnes, eut pourtant quelque chose de triste parmy leur satisfaction : car il n'estoit pas possible qu'elle se reuissent sans se souvenir de la mort du Roy de Pont, et de celle de Phraarte : et sans s'en souvenir avec des sentimens proportionnez à la cruauté de cette avanture. La Princesse Onesile mesnagea pourtant si adroitement les choses, que la joye l'emporta sur la douleur : et elle sçeut mesme esviter si adroitement, tout ce qui eust pû engager Araminte et Tigrane en un esclaircissement estendu, sur les pertes qu'ils avoient faites, qu'ils s'en dirent seulement assez pour se faire p. 315connoistre qu'ils se rendoient justice, en se pleignant sans s'accuser, et pour se promettre de ne s'en parler jamais. Cependant apres que la conversation eut duré quelque temps de cette sorte, dans la Chambre d'Onesile ; Araminte s'en allant à la sienne, Spitridate l'y accompagna, et eut une audience particuliere de cette Princesse : qu'il n'avoit point veuë depuis qu'apres l'avoir fait sortir de Cabira, où Artane l'avoit menée, et où il l'avoit assiegé, il l'avoit conduite en Armenie : où elle pensoit qu'estoit le Roy de Pont son Frere. De sorte que ne pouvant exprimer la joye qu'il avoit de revoir cette belle et charmante Princesse apres tant de disgraces, il s'en pleignit à elle d'une maniere tres passionnée. Je voy bien Madame, luy dit-il, que le malheur est inseparable de Spitridate : puis que mesme en ayant l'honneur de vous voir, que j'ay si longtemps et si ardemment souhaité ; et : de vous revoir mesme plus belle que je ne vous vy jamais ; j'ay la douleur de ne pouvoir vous tesmoigner jusques où va ma satisfaction. Car enfin je m'aperçoy bien que mes yeux ne vous disent point ce que mon coeur ressent : et que je ne trouve point de paroles qui puissent vous bien representer quelle est ma satisfaction. Je vous assure, repliqua obligeamment Araminte, que je n'ay qu'à juger de la vostre par la mienne, pour comprendre quelle doit estre grande. Ha Madame, s'escria Spitridate, quelque obligeant que soit ce que vous dittes, je suis assuré qu'il est injuste : p. 316car il n'est pas possible que vous soyez aussi aise de me revoir, que je le suis d'estre aupres de vous : et d'y estre avec la liberté de vous pouvoir dire tous les tourmens que j'ay soufferts. Vous en avez eu d'une espece, respondit elle en soûriant à demy, dont je vous conseille de ne me faire pas souvenir : car je ne veux pas me pleindre de vous, apres avoir eu tant de raisons de m'en loüer. Je vous entens bien Madame, luy dit-il, et je comprens enfin que vous voulez bien sçavoir les tourmens du malheureux Spitridate, lors qu'il a esté errant, fugitif, prisonnier, blessé, et absent : mais que vous ne voulez pas aprendre ses suplices, lors qu'il a eu l'audace d'oser estre jaloux. Il a pourtant esté plus malheureux par sa jalousie, poursuivit-il, qu'il ne l'a esté pour toutes ses autres infortunes : mais enfin Madame, puis que vous le voulez, je ne m'excuseray mesme pas de cette foiblesse : et je vous en demanderay non seulement pardon, mais je me soûmettray encore à en estre puny. Apres cela ces deux illustres Personnes rapellant le souvenir de toutes leurs avantures, depuis leur enfance, jusques alors ; trouverent un si grand nombre de malheurs, qu'ils s'estonnerent eux mesmes comment ils les avoient pû suporter : et ils virent en leur vie un si grand exemple de l'inconstance et des caprices de la Fortune, qu'ils n'osoient presques s'assurer que le bonheur dont ils jouïssoient pûst estre de longue durée. Neantmoins par un second p. 317sentiment, ils creurent que puis qu'ils estoient ensemble, il ne leur pouvoit plus rien arriver de funeste : si bien que reconfirmant l'innocente affection qu'ils s'estoient promise, on peut dire qu'ils la renouvellerent : et qu'ils la rendirent mesme plus forte qu'elle n'avoit jamais esté. Spitridate sans sçavoir que Cyrus avoit voulu qu'on traitast Araminte en Reine de Pont, depuis la mort du Roy son Frere, luy parla comme la reconnoissant pour Reine, quoy que son Pere possedast le Royaume qui luy donnoit ce rang là : et il agit enfin comme un Prince qui estoit digne de ressembler à Cyrus, et qui luy ressembloit en effet presques autant par les qualitez de l'ame, que par les traits du visage. D'autre part la conversation particuliere de Tigrane et d'Onesile, eut toute la tendresse qu'une affection solide et sincere pouvoit faire trouver en l'entretien de deux Personnes de Grand coeur, de Grand esprit, et qui s'estimoient et s'aimoient cherement. Car Tigrane en devenant Mary de l'admirable Onesile, n'avoit pas renoncé à toutes les civilitez, et à tous les respects d'un Amant : la belle Telagene avoit aussi sa part à la satisfaction de ces illustres Personnes : la sage Hesionide avoit tant de joye de revoir Spitridate, qu'Araminte n'en pouvoit guere avoir davantage. Cependant comme Spitridate et Tigrane, sçeurent qu'il y avoit une Tréve, ils ne songerent pas à se haster d'aller trouver Cyrus : p. 318mais comme Onesile pensa que si l'Armée de ce Prince s'esloignoit encore, Araminte et elle auroient moins souvent des nouvelles des Personnes qui leur estoient cheres ; elle proposa à la Reine de Pont d'aller au Fort des Sauromates, dont Cyrus estoit Maistre, et d'y attendre le succés de la Guerre. De sorte qu'Araminte ayant aprouvé ce qu'elle proposa, elles le proposerent en suite à Tigrane, et à Spitridate : qui ne croyant pas qu'il y eust nul danger pour ces Princesses ; et y voyant beaucoup de commodité pour eux si la Guerre duroit, les remercierent du dessein qu'elles prenoient, et se disposerent à les conduire où elles vouloient aller ; ainsi elles partirent dés le lendemain. Mais afin qu'elles fussent reçeuës au Fort des Sauromates sans aucune difficulté, Tigrane envoya advertir Cyrus du dessein de la Reine de Pont, et de la Princesse Onesile : si bien que ce Prince estant fort agreablement surpris de cette nouvelle, donna tous les ordres necessaires pour les faire bien recevoir à ce Fort : se disposant d'aller luy mesme faire une visite à ces Princesses puis que la Tréve le luy permettoit : et qu'il n'y avoit que quatre heures de chemin de son Camp au Fort des Sauromates. Et en effet il executa ce dessein si subitement, que Tigrane et Spitridate qui avoient eu intention d'aller au Camp, n'estoient pas encore partis du Fort quand il y arriva. De sorte qu'ayant beaucoup de confusion d'avoir esté prevenus, il furent au devant de luy : et l'assurerent p. 319que s'ils n'eussent pas sçeu qu'il y avoit Tréve, ils ne se fussent pas arrestez comme ils avoient fait. Je ne viens pas icy, respondit ce Prince, pour recevoir des excuses d'une chose qui n'en merite point : mais seulement pour prendre part à la joye que vous sentez, et à celle que vous avez donnée à deux des plus parfaites Princesses de la Terre. Apres cela Cyrus leur demanda ce qui les avoit retenus si longtemps au Port, où ils avoient abordé ? et ils luy dirent que d'abord ç'avoit esté pour se mettre en equipage de venir à l'Armée : et qu'en suitte ils y avoient encore sejourné quelque temps, pour sçavoir si un grand bruit qui couroit qu'il y avoit un soûlevement en Bithinie estoit vray : mais que n'en ayant pû avoir que des nouvelles incertaines, ils s'estoient enfin ennuyez d'attendre ; et estoient venus diligemment où l'amour et l'honneur les appelloient. En suite de quoy Cyrus et Spitridate repassant en peu de mots une partie de leurs malheurs ; Cyrus dit obligeamment à ce Prince, qu'il estoit bien aise de ce qu'il ne luy ressembloit plus en une chose. Il est si glorieux de vous ressembler en tout, repliqua Spitridate, que je ne sçay si vous avez raison de parler comme vous faites : vous en tomberez sans doute d'accord, repliqua Cyrus, dés que je vous auray dit que vous devez estre satisfait de n'estre pas esloigné de la Princesse que vous aimez, comme je le suis de celle que j'adore. Mais pour ne vous en esloigner pas davantage, luy p. 320dit-il obligeamment, il faut que je vous remene aupres d'elle : et en effet Cyrus fut à la Chambre de cette Reine, aupres de qui estoit Onesile. La veuë de ce Prince surprit si fort Araminte, qu'elle ne pût s'empescher de rougir, en se souvenant de l'injuste jalousie dont Spitridate avoit esté capable. Neantmoins comme elle connoissoit bien qu'il en estoit entierement guery, elle se remit en un moment : et la conversation fut ce jour là infiniment agreable. Cyrus avoit esté suivy à ce petit voyage, du Prince Indathirse, d'Intapherne, d'Atergatis, de Silamis, de Mnesiphile, et de Chersias : de sorte qu'il n'estoit pas aisé que tant de Personnes d'esprit pussent estre ensemble, sans que leur entretien fust infiniment divertissant. Spitridate et Intapherne, s'embrasserent par les ordres de Cyrus, aussi bien qu'Atergatis et Spitridate, à qui ce Prince aprit que c'estoient eux qui avoient delivré Araminte : si bien que cela les faisant souvenir de tous les Grands evenemens de leur vie, ils se parlerent comme des Gens qui sçavoient toutes leurs avantures.
Épisode 45 : Des nouvelles de Sapho – 6 min.
Au moment de se rendre auprès du vaillant Sauromate qu'il a blessé, puis sauvé, Cyrus reçoit la visite de Leontidas, qui lui avoue être toujours jaloux. Le visiteur est accompagné d'un dénommé Democede, parti à la recherche de Sapho. L'histoire de la célèbre Lesbienne intéresse également les deux couples présents. Democede s'engage à en faire le récit en moins de deux heures. On l'invite à commencer par le portrait de Sapho.
Lire l'épisode ⬇Mais comme Cyrus avoit eu dessein de disner à ce Fort, apres avoir fait cette premiere visite à ces Princesses, il voulut en aller faire une au Roy d'Hircanie, qui avoit esté conduit en ce lieu là, quelques jours apres les blessures qu'il avoit reçeuës à la Bataille : et il voulut en suitte voir aussi ce vaillant Sauromate, à qui il avoit sauvé la vie apres l'avoir vaincu, en le tirant du milieu des flammes où il auroit pery p. 321s'il n'eust pas eu la generosité de le secourir. Mais en y allant, quelques uns des Gardes de la Porte du Fort, luy amenerent deux hommes qui disoient estre envoyez vers luy : et Cyrus fut bien agreablement surpris, de voir que l'un de ces deux estoit le jaloux Leontidas : aussi ne le vit il pas plustost, qu'il se prepara à l'embrasser avec plaisir. Eh de grace mon cher Leontidas, luy dit il apres la premiere civilité, aprenez moy si je dois la joye que j'ay de vous voir à vostre jalousie, ou à ma bonne fortune ? En verité Seigneur, repliqua-t'il, je ne sçay precisément à qui je dois l'honneur que j'ay d'estre aupres de vous : car j'y viens parce que le Prince Thrasibule m'y envoye ; parce que mon inclination m'y attire ; et parce que ma mauvaise fortune m'a chassé d'aupres d'Alcidamie, apres avoir eu peur d'esprouver une espece de jalousie qui est la plus fâcheuse de toutes. Il me semble pourtant, repliqua Cyrus, que vous aviez eu de la jalousie de toutes les manieres dont on en pouvoit avoir : car vous aviez esté jaloux de Policrate, qui estoit au dessus de vous, et d'Hiparche qui estoit beaucoup au dessous en toutes choses. Il me semble, dis-je, que vous l'aviez esté d'un homme qui estoit vostre Amy ; d'un autre qui estoit vostre ennemy ; et que vous aviez enfin esprouvé la jalousie de toutes les façons dont on la peut esprouver. Il n'en manquoit sans doute plus que d'une espece, reprit-il, mais comme elle est la plus terrible de toutes, p. 322je ne m'y suis pas voulu exposer. Quand nous serons en un lieu plus commode, reprit Cyrus, et que j'auray plus de loisir, vous m'instruirez de la fin de vostre avanture : mais en attendant, dittes moy des nouvelles du Prince Thrasibule, et de la belle Alcionide. Ils sont tousjours si heureux, reprit Leontidas, que rien ne trouble leur felicité, que la pensée de vos infortunes : il est vray qu'ils en sont sensiblement touchez : aussi m'ont ils chargé l'un et l'autre de vous assurer de la part qu'ils y prennent : et le Prince Thrasibule en son particulier, m'a ordonné de vous offrir tout ce qui despend de luy : et je l'ay laissé dans la resolution de venir mesme vous servir en personne, s'il aprend par moy que cette Guerre doive durer : aussi est-ce principalement pour luy pouvoir mander l'estat des choses, qu'il m'a envoyé vers vous. Apres cela Cyrus luy ayant respondu obligeamment pour Thrasibule, acheva le dessein qu'il avoit eu d'aller voir ce vaillant Sauromate, à qui il avoit sauvé la vie : de sorte que Leontidas le suivant, aussi bien que celuy avec qui il estoit, qu'il avoit presente à Cyrus, comme un de ses amis qui se nommoit Democede, ils furent tesmoins de la conversation de ce genereux Vainqueur, et de ce brave Prisonnier : et ils en eurent d'autant plus de plaisir qu'elle se fit en Grec, qui estoit leur Langue naturelle. Pour Cyrus, ils n'estoient pas surpris de voir qu'il parloit leur Langue comme la sienne : mais ils l'estoient estrangement de voir un p. 323Sauromate parler Grec : aussi ne purent ils s'empescher de se tesmoigner l'un à l'autre, l'admiration qu'ils en avoient. Si bien que Cyrus ayant à demy entendu, et à demy deviné ce qu'ils disoient ; dit à ce vaillant Prisonnier, qui gardoit encore le Lit, qu'il luy estoit bien glorieux d'estre loüé par des Grecs, et par des Grecs encore qui estoient les plus honnestes Gens de toute la Grece : car pour Leontidas, adjousta-t'il, je le connois pour tel, et pour Democede, puis qu'il est son Amy, il faut qu'il soit digne de l'estre. Si Democede n'avoit point de plus grand avantage, reprit Leontidas, que d'estre mon Amy, ce ne seroit pas assez pour donner une aussi grande opinion de son merite qu'on la doit avoir. Mais Seigneur, quand je vous auray dit qu'il est Amy particulier de Sapho ; et qu'il est Frere de la plus chere des Amies de cette fameuse Lesbienne ; je pense que vous conçevrez que les louanges qu'il donne, sont d'un prix plus considerable que les miennes. Quoy, s'escria Cyrus, Democede est Amy de Sapho, et Frere de la belle Cydnon, que je vy à Mytilene ; et qui estoit alors la plus particuliere Amie qu'elle eust ? Ouy Seigneur, repliqua Democede, je suis Frere de Cydnon, et Amy de Sapho, à qui j'ay entendu parler mille et mille fois de l'illustre Artamene : car comme vous le sçavez Seigneur, vous portiez encore ce nom là, lors que vous abordastes à Lesbos. Eh de grace, reprit Cyrus, dittes-moy en quel estat est cette illustre Personne ? Seigneur, repliqua p. 324Democede, il ne me seroit pas aisé : car je viens en Scythie pour la voir, où pour tascher du moins d'en avoir des nouvelles. Si vous ne voulez que sçavoir comment elle se porte (repliqua ce Prisonnier, aupres de qui estoit Cyrus) j'accourciray vostre voyage : puis qu'il n'y a pas fort long temps que je l'ay veuë. Vous me surprenez tellement tous deux, reprit ce Prince, que je ne sçay ce que je dois penser : car Democede dit qu'il vient en Scythie pour voir Sapho ; et un Sauromate assure qu'il l'a veuë depuis peu de temps. Si cette derniere chose se trouve vraye, dit Democede, j'en seray bien agreablement surpris : et si celle que vous dittes est veritable, repliqua Cyrus, j'en seray bien espouventé : car comment peut il estre vray, que Sapho ait quitté sa Patrie, pour venir en un Païs il esloigné ? L'avanture de cette admirable Fille, reprit il, est si surprenante, et si extraordinaire, que rien ne l'est davantage : sa vie n'est toutesfois pas remplie de ces grands evenemens qui arrivent quelquefois aux Personnes qui sont d'une fortune plus eslevée que la sienne : mais il y a pourtant sans doute quelque chose de si particulier, qu'on peut dire que ce qui est arrivé à Sapho, n'est jamais arrivé à personne. Quoy qu'il en soit (reprit le vaillant Sauromate, qui se nommoit Mereonte) je puis vous en dire des choses que vous ne pouvez sçavoir que de moy. Cyrus eust bien eu la curiosité d'aprendre, et ce que Democede sçavoit, et ce que Mereonte avoit à luy dire p. 325de Sapho ; mais comme il craignoit de faire attendre la Reine de Pont, et la Princesse Onesile, il laissa Democede aupres de Mereonte : le conjurant de se preparer à luy dire au premier loisir qu'il auroit de l'escouter, et tout ce qu'il sçavoit de Sapho, et tout ce qu'il en alloit aprendre : en suite de quoy il fut retrouver ces Princesses : qui sans sçavoir ce qui luy estoit arrivé, se mirent à parler de diverses choses, en attendant qu'on les advertist qu'on auroit servy. De sorte que comme Onesile porta un jugement fort delicat, sur une question qu'on agitoit ; la Princesse Araminte luy dit pour la loüer, qu'elle ne pensoit pas que la fameuse Sapho dont on parloit tant par toute la Terre, eust pû mieux juger de la beauté des vers, qu'elle jugeoit de toutes choses : si bien que cela donnant sujet à Cyrus de leur parler d'elle, il leur dit ce qu'il venoit d'aprendre de cette illustre Personne : et il la loüa avec tant de chaleur, qu'elles furent alors fortement persuadées qu'elle meritoit toute la reputation qu'elle avoit. De sorte qu'ayant beaucoup de curiosité de sçavoir ses avantures, elles prierent Cyrus d'obliger Democede à les leur raconter : si bien qu'estant venu avec Leontidas, et beaucoup d'autres, dans la Chambre d'Araminte aussi tost apres disner, Cyrus luy dit quelle estoit la curiosité de ces Princesses : et le conjura de la vouloir satisfaire. Cependant, adjousta-t'il, comme il faut que je retourne coucher au Camp, il faut que je vous demande si ce recit doit estre long, et si en vous p. 326donnant deux heures je pourray avoir ma part de la satisfaction que vous leur donnerez, en leur aprenant la vie d'une des Personnes du monde qui a le plus de merite ? Seigneur, reprit Democede, comme je suis persuadé qu'il n'y a point de si grande Histoire qu'on ne puisse narrer en deux heures quand on le veut, je pense que je puis m'engager à vous dire celle de Sapho en ce temps là, quoy qu'il y ait beaucoup de longues conversations que je ne dois pas obmettre, si vous voulez que ces Princesses connoissent bien l'admirable Personne dont elles veulent sçavoir la vie. Puis que cela est, dit Araminte, il ne faut point perdre un temps si precieux : mais afin que ce recit soit mieux escouté, il faut passer dans mon Cabinet : et en effet Araminte, Onesile, Cyrus Telagene, Spitridate, et Indathyrse, entrerent dans une petite Tente qui luy en servoit : tous les autres demeurant avec Tigrane, qui parlant avec Intapherne et Atergatis, de cét embrasement qui avoit facilité le passage de l'Armée de Cyrus, ne songea point à les suivre. Cependant ces six Personnes ne furent pas plustost au lieu où elles devoient escouter Democede, que Cyrus le pria de vouloir commencer son recit : mais de grace, luy dit il, comme ces Princesses ne connoissent Sapho que par la Renommée, dittes leur bien precisément ce qu'elle est, avant que de leur dire ses avantures : car il n'y a sans doute rien qui attache davantage l'esprit de ceux qui doivent escouter une Histoire, que de leur faire p. 327bien connoistre la Personne qui y a interest : et que de la leur representer si parfaitement, qu'ils puissent presques s'imaginer qu'ils la connoissent par eux mesmes. Pour pouvoir faire ce que vous dittes, repliqua Democede, il faudroit Seigneur, que je fusse ce que je ne suis point : car à mon advis il n'est pas aussi aisé de faire une Peinture fidelle, du coeur, de l'esprit, et de toutes les inclinations d'une Personne, que de son visage : puis qu'il est vray qu'à moins que d'avoir un certain esprit de discernement, qui sçait trouver de la difference entre les choses qui paroissent semblables, à ceux qui ne les examinent pas bien, il n'est pas aisé de faire une Peinture bien ressemblante. En effet il faut sçavoir distinguer tous les divers degrez de melancolie, et d'enjoüement : et ne se contenter pas de dire en general, c'estoit une Personne serieuse, ou une Personne enjoüée, comme il y beaucoup de Gens qui font : car il est certain qu'il y a mille petites observations à faire, qui mettent une notable difference, entre des temperammens qui ne semblent pas opposez. Cependant c'est cela principalement, qui fait la ressemblance juste, sans que ceux qui reconnoissent les Personnes qu'on peint de cette maniere, puissent dire precisément tout ce qui les fait ressembler : car comme toutes les Femmes qui ont les yeux grands, bleus, et doux, ne se ressemblent toutes-fois pas, il y a aussi mille Personnes de qui on peut presques dire les mesmes choses, qui ne se ressemblent pourtant p. 328non plus d'esprit que de visage : c'est pourquoy il faut, comme je l'ay desja dit, sçavoir l'art de mettre de la difference entre la melancolique, et la serieuse ; entre la divertissante, et l'enjoüeé ; quand on veut faire une de ces Peintures, où les Pinceaux et les Couleurs n'ont aucune part. Apres ce que vous venez de dire, reprit Onesile, je suis assurée de connoistre mieux Sapho que moy mesme, dés que vous en aurez fait le Portrait. Quoy que j'aye l'avantage de connoistre cette admirable Fille, reprit Cyrus, je ne laisse pas d'estre persuadé, que je la connoistray encore mieux par Democede que par moy : mais pour ne perdre pas des momens si precieux à loüer le Peintre qui doit faire cette belle Peinture, dit alors Spitridate il faut l'obliger à commencer cét admirable Ouvrage. Araminte joignant alors ses prieres à ce que disoit ce Prince, Democede commença sa narration : en adressant la parole à la Reine de Pont.