Partie 3 (voir le frontispice) – Livre deuxième.
Gravure de la partie 3, livre 2.
Résumé de la séquence
Les préparatifs de la guerre d'Armenie sont facilités par la réunion des troupes du roi d'Assirie et de celles de Ciaxare. Tout s'annonce pour le mieux et le départ pour le front se fait sur le mode triomphal. Araspe, qui avait été chargé de s'aventurer sur le territoire ennemi déguisé en Arménien, prétend avoir repéré l'endroit où se trouve Mandane. Bien que les conditions d'attaque soient défavorables, Cyrus décide de libérer sa bien-aimée sans attendre l'arrivée des autres troupes. Il s'empare d'Artaxate, capitale de l'Armenie, où est détenue l'illustre prisonnière. Mais il découvre que la princesse détenue n'est pas Mandane, mais Araminte, sœur du roi de Pont. Dès qu'il dispose d'un moment, il se rend auprès d'elle. Les deux amants malheureux sympathisent rapidement. Araminte consent à ce qu'Hesionide fasse le récit de son histoire à Cyrus.
Lire toute la séquence ⬇Épisode 54 : Préparatifs militaires – 8 min.
La guerre d'Armenie s'annonce sous les meilleurs auspices : la ville de Pterie se rend sans combattre et l'armée constituée a fière allure. Cyrus est donc d'excellente humeur. Il répond ainsi favorablement, mais non sans étonnement, à la requête que fait Aglatidas d'attribuer à Otane le gouvernement des Arisantins. Par ailleurs, le roi d'Assirie fait savoir à Ciaxare que Cyrus n'était pour rien dans son évasion. De plus, il propose ses troupes et sa personne pour contribuer à la guerre de libération de Mandane. Cyrus explique à Ciaxare en toute franchise la convention qu'il a passée avec le roi d'Assirie en ce qui concerne leur rivalité amoureuse. Le roi en prend acte et accepte l'association avec l'ancien ravisseur de Mandane.
Lire l'épisode ⬇p. 331Comme Cyrus ne songeoit à rien qu'à delivrer sa Princesse, il ne s'entretint avec Ciaxare, qu'il trouva dans son Cabinet, que des preparatifs de la guerre d'Armenie. Ce qui les embarrassoit pourtant un peu l'un et l'autre, estoit que la Ville de Pterie estant encore entre les mains d'Artaxe, il n'y avoit pas d'apparence de s'esloigner sans l'avoir reprise : mais de s'engager aussi à un Siege, dans l'impatience où ils estoient de delivrer Mandane, estoit une chose où ils avoient bien de la peine à se resoudre. Neantmoins comme ils estoient bien advertis qu'il n'y avoit pas alors dans p. 332cette Place de Troupes assez considerables pour la garder, s'estant toutes dissipées depuis le départ du Roy d'Assirie : et sçachant mesme que les deux mille hommes que Metrobate y avoit envoyé querir la derniere fois, s'estoient aussi dispersez en chemin sans y retourner, dés qu'ils avoient sçeu que l'Armée de Ciaxare avoit emporté Sinope par escalade : ils resolurent que Cyrus iroit avec une partie des Troupes pour la reprendre. Ils ne furent toutefois pas en cette peine là : car le lendemain au matin l'on eut nouvelle que les Habitans de Pterie ayant sçeu qu'Artamene estoit delivré et estoit Cyrus, avoient tramé secrettement entre eux, de retourner le plustost qu'ils pourroient, sous l'obeïssance de leur Prince legitime : et de prevenir le chastiment qu'ils meritoient, par un repentir genereux. De sorte que s'y estans fortement resolus, et ayant bien concerté la chose : on sçeut qu'ils avoient tué Artaxe, et tous les Soldats de la Garnison : qu'ils avoient repris le Chasteau, et qu'ils s'estoient rendus Maistres de leur Ville, dont ils envoyoient les Clefs à Cyrus par six de leurs principaux Habitans, afin qu'il les presentast au Roy. Cette nouvelle réjoüit extrémement ces deux Princes, qui reçeurent avec beaucoup de bonté ces Rebelles repentans : leur pardonnant aussi genereusement, que genereusement ils avoient executé leur entreprise. On ne songea donc plus qu'à bastir la marche de l'Armée pour l'Armenie : et en effet, apres avoir fait une Reveuë generale p. 333de toutes les Troupes qui la composoient ; on resolut que l'Avant-garde commenceroit de filer dans six jours, et s'avanceroit jusques sur la Frontiere, où tout le reste la suivroit bientost apres. Cyrus avoit alors l'esprit tout rempli d'esperance : car voyant une si grande et si belle Armée, et tant de Princes et tant de Rois engagez dans son party : il avoit lieu de croire, que la victoire luy estoit presque assurée : et que si le Roy d'Armenie ne rendoit pas la Princesse, et n'avoüoit pas mesme qu'elle fust dans ses Estats ; c'estoit qu'il vouloit qu'on luy offrist de le décharger du Tribut qu'il devoit aux Rois de Medie. Ce n'est pas que Cyrus ne fust un peu embarrassé à concevoir ce qu'estoit devenu le Roy de Pont, dont Megabise ne parloit point, et dont il n'avoit point entendu parler à Anaxate : et qu'il n'eust beaucoup de peine à s'imaginer ce qui avoit pû le separer de la Princesse, ou obliger le Roy d'Armenie à le retenir aussi bien qu'elle : puis que sa prison ou sa liberté ne faisoient rien à ce Tribut dont il se vouloit décharger, et pour lequel apparemment il n'avoit point voulu rendre Mandane, ny advoüer qu'elle fust dans ses Estats. Mais esperant estre bientost esclaircy de ses doutes en la delivrant, il estoit aussi guay, que le peut estre un Amant absent, qui espere de revoir bientost sa Maistresse, et de vaincre ses ennemis. Jamais il n'avoit esté plus civil, ny plus liberal envers les Capitaines et les Soldats : il estoit continuellement occupé à demander quelque chose pour p. 334eux à Ciaxare : qui ayant renouvellé dans son coeur toute la tendresse qu'il avoit euë autresfois pour luy, lors qu'il ne le croyoit estre qu'Artamene ; ne se lassoit non plus de luy accorder tout ce qu'il luy demandoit, que Cyrus d'obliger ceux qui luy faisoient quel que priere. Aglatidas, qui n'estoit pas un de ceux qu'il consideroit le moins, fut un matin le conjurer de vouloit demander pour Otane, le Gouvernement de la Province des Arisantins, qui estoit vacant par la mort de celuy qui le possedoit. Pour Otane ! (luy dit Cyrus avec beaucoup d'estonnement) ouy Seigneur, adjousta t'il, c'est pour Otane que je vous demande cette grace : ou pour mieux dire, c'est pour la belle Amestris. Car vous sçaurez que je suis adverti par Artabane qui me l'escrit, qu'un homme qui estoit ennemi mortel d'Artambare son Pere, a dessein de l'obtenir de Ciaxare : c'est pourquoy, Seigneur, je vous supplie de vouloir empescher que l'incomparable Amestris, que l'on m'assure estre tousjours tres melancolique et tres solitaire, ne reçoive pas ce desplaisir là. Car comme tout son bien est dans la Province des Arisantins, ce luy seroit une fascheuse avanture, que celle de voir l'ennemi de sa Maison en estre Gouverneur. Vous avez raison, respondit Cyrus, mais ne seroit il pas plus juste que je demandasse la chose pour vous que pour Otane ? puis que de cette sorte le Roy en seroit mieux servi, et les Terres d'Amestris n'en seroient pas moins protegées. Vous estes trop bon, repliqua Aglatidas, p. 335de me parler comme vous faites : neantmoins Seigneur, si vous voulez m'obliger, vous ne songerez jamais à faire rien pour un homme de qui l'ambition est surmontée par l'amour : et qui ne cherche plus que la mort, pour finir les peines qu'il souffre. C'est pourquoy ne pouvant accepter ce Gouvernement, je vous conjure encore une fois, de la demander pour Otane. Je le feray, luy dit Cyrus mais à condition que vous ferez qu'Amestris sçache que vous luy avez rendu ce bon office. Aglatidas s'opposa encore à ce que Cyrus vouloit de luy : et il fut contraint de luy accorder ce qu'il souhaittoit sans nulles conditions. Comme Ciaxare n'estoit plus en termes de rien refuser, à celuy à qui il devoit tout ; il ne luy eut pas plustost demandé ce Gouvernement qu'il le luy accorda : envoyant à l'heure mesme les expeditions à Ecbatane. Il s'estonna toutesfois, par quelle raison il luy faisoit cette priere, sçachant qu'Otane n'estoit pas connu de Cyrus : et que quand il l'auroit connù, il ne l'auroit pas fort aimé. Comme cela fit quelque bruit dans la Cour tout le monde chercha par quel motif Cyrus avoit fait la chose ; et Megabise qui sçavoit quel estoit l'interest d'Amestris en cela, fut celuy qui en devina le sujet, et qui s'imagina que Cyrus n'avoit agi qu'à la priere d'Aglatidas : de sorte que tout le monde le sçeut bientost apres ; et admira sa generosité. Ce mesme jour là, il vint un Envoyé du Roy d'Assirie, qui ayant sçeu par la voix publique, au lieu où il s'estoit retiré apres p. 336son départ de Pterie, que la principale raison pourquoy on retenoit Cyrus prisonnier, estoit parce qu'on l'accusoit de l'avoir fait delivrer, et d'avoir intelligence aveque luy : avoit resolu de luy rendre une partie de ce qu'il devoit à sa generosité, en le justifiant de cette accusation. Cyrus ne sçeut pas plustost que cét Envoyé estoit arrivé à Sinope, qu'il se rendit aupres de Ciaxare : luy disant qu'il ne vouloit voir qu'en sa presence, celuy que le Roy d'Assirie luy envoyoit. Ciaxare luy dit alors fort obligeamment, que c'estoit luy faire un reproche injurieux, que de le faire souvenir de ses erreurs passées : mais enfin Cyrus l'emporta : et l'Envoyé du Roy d'Assirie fut conduit devant Ciaxare. Apres qu'il eut presenté la Lettre dont il estoit chargé, qui ne se trouva estre que de creance ; et que Ciaxare se fut disposé à l'entendre : Seigneur, luy dit il, j'avois ordre du Roy mon Maistre, de vous dire pour la justification d'Artamene, que j'ay sçeu estre Cyrus en arrivant icy ; que ce n'estoit point luy qui l'avoit fait échaper de sa prison : et qu'il n'a jamais eu aucune intelligence aveques luy, contre le service qu'il vous doit. Mais puis que je le voy en liberté, il n'est pas necessaire, à mon avis, que je m'arreste, comme j'en avois ordre, à exagerer son innocence de ce costé là. Il m'avoit aussi chargé, si vous le delivriez, comme je devois vous en supplier de sa part, de vous declarer en suitte, qu'il n'a plus nulle intention de faire la guerre presentement, qu'à ceux qui protegent le p. 337Ravisseur de la Princesse Mandane. Qu'ainsi il vous offre toutes les Troupes qu'il va lever, dans la petite partie de ses Estats, que le bonheur de vos armes luy a laissé. Il vous offre mesme sa personne, si vous luy en accordez la seureté : et vous assure enfin, qu'il n'entre prendra plus rien Contre vous. Il m'avoit encore commandé, adjousta t'il, de faire sçavoir, s'il estoit possible, à l'illustre Artamene, qu'il croyoit qu'Artaxe estoit celuy qui avoit envoyé sa Lettre à Metrobate ; parce que ç'avoit esté de la main d'Artaxe qu'il en avoit reçeu une coppie, qu'il avoit voulu faire passer pour original : et que pour marque de cela, il apportoit celle qu'Artaxe avoit donné au Roy son Naistre, comme estant d'Artamene, en effet se trouva estre escrite de la propre main d'Artaxe ; qui n'avoit osé dire au Roy d'Assirie la fourbe qu'il avoit faite pour perdre Cyrus. Ciaxare trouvant un raport si juste des choses que Chrisante luy avoit dittes pour justifier son Maistre le jour qu'il fut delivré, à celles que je luy disoit cét Envoyé, en eut beaucoup de joye : de sorte que le traitant fort civilement, il luy dit qu'il auroit sa responce le lendemain : ne voulant pas la luy rendre à l'heure mesme, parce qu'il vouloit faire la grace à Cyrus de luy demander son advis. Apres donc que cét Envoyé se fut retiré, et qu'ils furent en liberté de parler, Ciaxare se fit encore redire precisément par Cyrus, ce qu'il avoit promis au Roy d'Assirie sur le haut de la Tour de Sinope, p. 338lors que le prince Mazare enlevoit la Princesse Mandane : si bien que comme Cyrus n'estoit plus en estat de luy rien déguiser, il luy dit ingenûment, qu'il luy avoit engagé sa parole, que quand la Fortune luy seroit assez favorable pour luy faire delivrer la Princesse, et pour vaincre tous les obstacles qui pourroient s'opposer à son bonheur ; il ne l'espouseroit jamais, sans s'estre batu contre luy. Mais pourquoy, luy dit Ciaxare, luy fistes vous cette injuste promesse ? Ce fut Seigneur, repliqua t'il, parce que le Roy d'Assirie ayant eu l'injustice de me demander que je le remise en liberté : et moy ayant eu la fidelité pour vous de ne le vouloir pas faire : je creus que ce Prince pourroit me soubçonner de ne le retenir que pour mon interest particulier : et comme estant bien aise de m'espargner la peine de vaincre un ennemi redoutable. De sorte que pour luy faire voir que je ne le retenois pas par un sentiment si lasche, je luy promis d'en user ainsi : aussi bien Seigneur, à vous parler sincerement, quand je ne la luy aurois pas promis, je ne lairrois pas de le faire : et il ne seroit pas aisé que je peusse vivre heureux, que je n'eusse fait avoüer au Roy d'Assirie, que si la Fortune me favorise en quelque chose, ce n'est pas tout à fait comme une aveugle, qui départ toutes ses faveurs sans choix. C'est pourquoy je vous conjure, si mes prieres vous sont cheres, de me permettre de demeurer dans les termes de nos conditions : puis qu'aussi bien ne pourrois-je pas obtenir de moy de les p. 339rompre. Ciaxare ne se rendit pas d'abord : mais enfin apres avoir consideré cette affaire, de tous les biais qu'il la pouvoit regarder ; il resolut de suivre luy mesme les conditions de Cyrus : luy semblant que c'estoit assurer les conquestes qu'il luy avoit faites, que de voir dans son Armée le Roy d'Assirie vaincu. Car il sçavoit bien que ce qu'il pourroit amener de Troupes ne seroit pas fort considerable : ny en pouvoir de rien entreprendre contre luy. Il dit donc le lendemain à l'Envoyé de ce Prince, que comme presentement les interests de Cyrus estoient les siens, il tiendroit tout ce qu'il luy avoit promis : et qu'ainsi il pouvoit assurer le Roy son Maistre, que sa Personne et ses Troupes seroient en seureté dans son Armée, quand il y voudroit venir ; sans que le souvenir du premier enlevement de Mandane l'obligeast à le maltraiter : et que Cyrus enfin luy tiendroit exactement la parole qu'il luy avoit donnée. Ce qui obligeoit principalement Ciaxare à en user de cette façon, estoit qu'il croyoit pouvoir plustost empescher ce combat de Cyrus et du Roy d'Assirie, quand ce Prince seroit dans son Armée, que s'il fust demeuré dans la sienne, son ennemy declaré. Joint encore que de cette sorte, il estoit hors de la crainte que la Princesse Mandane ne retombast une seconde fois sous la. puissance du Roy d'Assirie : et n'estoit point obligé à diviser ses forces pour luy faire teste, et pour aller en Armenie. Il consideroit mesme encore, que quand le malheur voudroit que Cyrus p. 340se batist contre ce Prince, et en fust vaincu, il ne seroit pas forcé pour cela, de luy donner la Princesse sa fille : Cyrus ne s'estant engagé qu'à ce qui dépendoit de luy, et non pas à la luy faire espouser.
Épisode 55 : Le départ pour la guerre – 4 min.
Martesie accorde à Cyrus qu'il lui rende le portrait de Mandane seulement quand il l'aura délivrée. Puis elle fait part de son désir de se rendre à son tour en Armenie. Le moment de partir à la guerre est venu : Cyrus est magnifique, par sa prestance et par son équipement. Le cortège est triomphal.
Lire l'épisode ⬇Cependant toutes choses estant prestes pour partir, Cyrus demanda la permission de commander l'Avant-garde : et demanda de plus qu'une partie des Troupes de Perse le suivissent. Comme Ciaxare ne luy pouvoit plus rien refuser, il obtint tout ce qu'il voulut : et il fut resolu qu'il partiroit avec vingt mille hommes seulement : que tous les Volontaires le suivroient : que le Roy marcheroit aussi bien tost avec le Corps de la Bataille : et que l'Arriere-garde seroit commandée par le Roy d'Hircanie : le Roy de Phrigie demeurant aussi avec Ciaxare. Jamais il ne s'est veû une plus grande joye, que celle des Troupes qui furent choisies pour cette Avant-garde, ny une plus sensible douleur, que celle que reçeurent les Chefs et les Soldats qui ne furent point commandez : et l'on eust dit qu'ils apprehendoient que Cyrus ne vainquist sans eux, et qu'ils ne trouvassent plus rien à faire quand ils le joindroient. Or pendant que tout se preparoit à partir, cet illustre Heros s'estant souvenu qu'il avoit promis aux Habitans de Sinope de faire rebastir leur Ville ; il supplia Ciaxare de vouloir qu'il s'aquitast de sa parole : et de souffrir qu'il employast à cela une partie de ses bienfaits. Mais Ciaxare voulut que ce fust des deniers publics, que cette Ville fust rebastie : et ordonna à Ariobante, qui p. 341demeura en Capadoce pour y tenir toutes choses en devoir, de faire venir des Architectes de Grece, pour reparer les desordres de l'embrasement de Sinope : voulant de plus, que comme il y avoit une Statuë de ce fameux Milesien qui l'avoit fondée, qui se nommoit Autolicus, il y en eust aussi une de Cyrus, comme en estant le second fondateur, ce qui fut executé. Cependant cét illustre Prince fut dire adieu à Martesie, qui ne le vit pas partir sans douleur : elle voulut alors l'obliger à luy rendre la Peinture de Mandane, qu'elle luy avoit prestée, à condition de la remettre en ses mains quand il partiroit pour la guerre d'Armenie : mais ce Prince la regardant attentivement ; cruelle Personne, luy dit il, comment voudriez vous que je pusse vaincre, si vous m'ostiez ce qui me doit rendre invincible ? Vous avez tant remporté de Victoires sans ce secours, repliqua t'elle, qu'il n'y a pas d'apparence que vous en ayez besoin. Cyrus entendant parler Martesie de cette sorte, creut qu'effectivement elle vouloit qu'il luy rendist ce Portrait : ce qui luy donna une douleur si sensible, que le visage luy changea : et ses yeux en devindrent si melancoliques, que Martesie en ayant compassion, luy dit, Seigneur, je change le terme que je vous avois donné : et je ne veux vous obliger à me rendre la Peinture de la Princesse, que quand vous l'aurez delivrée. Cyrus la remercia alors avec une joye extréme : et apres luy avoir demandé s'il ne pouvoit rien pour son service ? Elle luy dit p. 342qu'ayant dessein de s'approcher un peu plus prés de Mandane, afin de la revoir plustost quand il l'auroit remise en liberté ; elle avoit intention d'aller avec une de ses parentes qui devoit partir dans trois jours, pour s'en retourner vers les frontiers d'Armenie où elle demeuroit : et qu'elle le supplioit de luy faire donner escorte pour cela. Feraulas qui entendit la chose, fit ce qu'il pût pour avoir cette commission : mais Cyrus la luy voulant refuser obligeamment, parce qu'il ne pouvoit se resoudre d'esloigner de luy le seul homme avec qui il pouvoit le plus librement s'entretenir de son amour ; luy dit qu'il ne seroit pas juste qu'il fust heureux aupres de Martesie, durant qu'il estoit infortuné esloigné de Mandane : et en effet Ortalque avec deux cens Chevaux eut ordre d'accompager ces Dames en leur voyage. Martesie le supplia encore de vouloir accorder à Orsane la permission de s'en retourner vers le Roy et la Reine des Saces : luy semblant qu'apres qu'ils luy avoient fait l'honneur de luy confier la personne du Prince Mazare leur fils, il estoit juste qu'il allast du moins leur apprendre les particularitez de sa perte. Cyrus se souvenant alors des obligations que luy avoit sa chere Princesse ; des soins qu'il avoit eus de Martesie ; et de ce qu'il avoit mesme esté un de ceux qui avoient aidé à le delivrer : il voulut le voir, et luy dire luy mesme qu'il pouvoit s'assurer tousjours en luy, un Prince fort reconnoissant. En suitte luy ayant fait recevoir malgré qu'il en eust de magnifiques p. 343presens, il le congedia, et dit encore une fois luy mesme le dernier adieu à Martesie. Il demanda aussi au Prince Thrasibule s'il vouloit qu'il luy fist redonner des Vaisseaux, au lieu de ceux qu'il avoit perdus ? Mais ce Prince genereux luy respondit, qu'il auroit honte de les accepter, en une pareille Saison : et qu'il vouloit s'aller rendre digne à la guerre d'Armenie, de la glorieuse protection qu'il luy avoit promise. Cyrus n'ayant donc plus rien à faire à Sinope, fut prendre congé de Ciaxare, qui l'embrassa avec une tendresse sans pareille : ceux des Chess qui n'alloient pas aveques luy, furent aussi luy dire adieu : et luy tesmoigner de nouveau la douleur qu'ils avoient, de ce qu'ils ne feroient que le suivre. Cyrus avoit ce jour là dans les yeux, je ne sçay quelle noble fierté, qui sembloit estre d'un heureux presage : et à dire vray, il eust esté difficile de s'imaginer en le voyant : qu'il eust pû estre vaincu, tant sa phisionomie estoit Grande et heureuse. Ce Prince estoit d'une taille tres avantageuse et tres bien faite : il avoit la teste tres belle : et tout l'art que les Medes aportent à leurs cheveux, n'approchoit point de ce que la Nature toute seule faisoit aux siens : qui estant du plus beau brun du monde, faisoient cent mille boucles agreablement negligées, qui luy pendoient jusques sur les espaules. Son taint estoit vif ; ses yeux noirs pleins d'esprit, de douceur, et de majesté : il avoit la bouche agreable et sous-riante ; le nez un peu aquilin ; le tour du visage admirable ; et l'action p. 344si noble, et la mine si haute, que l'on peut dire assurément, qu'il n'y eut jamais d'homme mieux rait au monde que l'estoit Cyrus. De sorte qu'il ne se faut pas estonner, si le jour qu'il partit de Sinope, estant monté sur un des plus fiers et des plus beaux Chouaux que l'on vit jamais : ayant un habit de guerre le plus superbe que l'on se puisse imaginer : et ayant mis aussi pour ce jour là seulement, la magnifique Escharpe de la Princesse Mandane, tout le peuple le suivit jusques hors de la Ville, le chargeant de benedictions ; luy souhaittant la victoire ; et le voyant partir avec des larmes. Il estoit suivi de tous les principaux Chefs, et de tous les Volontaires : de sorte que ce Gros de gens de qualité tous magnifiquement vestus, et admirablement bien montez, faisoit un des plus beaux objets du monde. Le Prince Thrasibule, le Prince Artibie, Hidaspe, Gobrias, Gadate, Chrisante, Aglatidas, Megabise, Adusius, Thimocrate, Leontidas, Philocles, Feraulas, et mille autres estoient de ce nombre : cependant au milieu du tumulte, et malgré tous les soings qu'avoit Cyrus, Mandane estoit tousjours dans son coeur : et tant que cette marche dura, sans manquer à rien de tout ce qu'il devoit faire comme General d'Armée, il ne manqua non plus à rien de ce qu'il devoit comme Amant fidelle : et il donnoit tousjours toutes les heures qu'il pouvoit dérober à ses occupations, au souvenir de sa chere Princesse. Cela n'empeschoit pas neantmoins qu'il n'agist avec une prevoyance p. 345admirable : et par l'ordre qu'il apportoit tousjours aux marches des Armées qu'il commandoit, il ne ruinoit point les lieux de son passage, et ne laissoit pourtant pas souffrir ses Soldats.
Épisode 56 : Cyrus apprend où se trouve Mandane – 4 min.
Cyrus retrouve Araspe déguisé en Arménien. Il croit avoir repéré l'endroit où se trouve Mandane, au reste courtisée par le prince Phraarte. Cyrus commence par s'enquérir de la physionomie de ce rival avant de s'inquiéter des possibilités d'attaque de l'endroit. Or les conditions sont défavorables et Cyrus est invité à patienter jusqu'à ce que toute l'armée soit réunie. Il décide néanmoins de s'introduire en Armenie et de tenter de délivrer Mandane sans l'aide des troupes attendues.
Lire l'épisode ⬇Ils avoient donc desja marché plusieurs jours et estoient desja arrivez à cent stades prés du fleuve Licus, qui separe la petite Armenie de la Capadoce ; lors que quelques Coureurs de l'Armée amenerent à Gyrus (qui faisoit repaistre ses Chevaux, et reposer ses gens dans une forest) un homme qu'ils disoient estre un Espion, et qui avoit toutefois demandé à parler à luy. Mais Cyrus fut bien agreablement surpris, de voir que c'estoit Araspe déguisé en Marchand Armenien, que des Ciliciens qui l'avoient pris n'avoient pas connu. Il l'embrassa alors avec joye : et le tirant à part à l'heure mesme ; et bien mon cher Araspe, luy dit il, avez vous esté plus heureux que Megabise ? et sçavez vous plus de nouvelles de la Princesse et du Roy de Pont qu'il n'en apporta ? Je sçay Seigneur, luy respondit il, presques tout ce que je pouvois sçavoir, excepté que je n'ay pas bien veû la Princesse Mandane, et que l'on ne m'a pas dit son Nom : mais enfin pour vous raconter ce que j'ay apris, je vous diray qu'avec l'habit que vous me voyez ; et sçachant assez bien la langue Armenienne, j'ay tousjours esté pris pour un veritable Armenien, mesme dans Artaxate, où la Cour est presentement. Là je me suis meslé avec diverses personnes : et j'ay sçeu que le Roy d'Armenie dit tousjours que la p. 346Princesse Mandane n'est point dans ses Estats : et qu'il publie qu'on ne la luy demande que pour avoir encore un plus grand pretexte de luy faire la guerre, à cause du tribut qu'il n'a pas voulu payer. Le Peuple mesme à ce que j'ay appris, l'a creû long temps ainsi : mais depuis quelques jours ce mesme Peuple a changé d'avis : et tout le monde croit qu'effectivement la Princesse Mandane est presentement dans un Chasteau qui n'est qu'à cinquante stades d'Artaxate : du costé qui regarde vers les Chaldées, et qui est basti sur le bord d'une petite Riviere, laquelle se jette en ce lieu là dans l'Araxe, qui passe dans Artaxate. Ce qui fait qu'ils ont cette croyance, est qu'ils sçavent que dans le mesme temps qu'ils ont apris que l'on disoit que la Princesse Mandane y doit estre, il est arrivé deux Dames, que quelques hommes conduisoient, que l'on a mises dans ce Chasteau ; que l'on y garde tres soigneusement ; et que l'on sert avec beaucoup de respect. Quelques uns de ceux qui les ont veuës, ont dit de plus, qu'il y en a une admirablement belle, et qui paroist fort melancolique. Je me suis informé aussi exactement que je j'ay pû, sans me mettre au hazard d'estre descouvert, quelle sorte de beauté est celle de cette Dame : et j'ay trouvé par tout ce que l'on m'en a dit, que ce doit estre la Princesse. Car on m'a assuré qu'elle est blonde, blanche, de belle taille ; et qu'elle a l'air fort modeste. Outre cela j'ay encore remarqué moy mesme, que le jeune Prince Phraarte, frere du Prince Tigrane, qui p. 347est demeuré malade à la haute Armenie, y va tous les jours peu accompagné : de sorte qu'il est aisé de s'imaginer qu'il faut qu'il y ait quelque personne d'importance en ce lieu là. De plus, je vous diray qu'estant un jour allé à ce Chasteau, avec un Marchand d'Artaxate, de qui j'avois gagné l'amitié par quelques petits presens ; afin qu'il trouvast les moyens de m'y faire entrer, sur le pretexte de le voir par curiosité : j'entray effectivement jusques dans la premiere Court : et j'eusse assurément veû tout ce Chasteau, et tous les Jardins, et par consequent bien veû la Princesse : si par malheur le Prince Phraarte ne fust arrivé dans ce temps là. Mais à peine sçeut on qu'il venoit, qu'on nous fit cacher, parce qu'il y a deffence expresse de laisser entrer personne. Comme il fut entré dans le Chasteau, on nous fit sortir en diligence : neantmoins en repassant par un endroit de la basse Court, je vy ce mesme Prince à un Balcon, qui entretenoit une Dame : qui me parut estre la Princesse Mandane : du moins à ce que j'en pus juger en un moment, et d'assez loing, ne luy voyant qu'un costé de la teste, et ne pouvant bien voir distinctement que la couleur de ses cheveux et sa taille. Voila Seigneur tout ce que j'ay appris de la Princesse, et tout ce que j'en ay pû apprendre : car depuis cela on n'a plus voulu me laisser entrer au Chasteau où elle est : et je n'ay pû rien apprendre du Roy de Pont. Il n'en faut point douter, dit Cyrus, c'est assurément la Princesse Mandane que vous avez veuë : p. 348et les visites du Prince Phraarte en sont une preuve infaillible. Mais, poursuivit il, Araspe, ce Prince est il aussi bien fait, que le Prince Tigrane son frere ? je n'en sçay rien Seigneur (repliqua t'il en sous-riant, comme estant accoustumé de vivre avec beaucoup de liberté aupres de Cyrus) car je n'ay jamais eu l'honneur de voir le Prince Tigrane : mais je sçay bien que Phraarte n'est pas si bien fait que l'illustre Artamene. Cyrus sousrit du discours d'Araspe : et l'embrassant encore une fois ; j'ay tort, je l'avoüe, luy dit il, de vous demander ce que je vous demande : et je merite la raillerie que vous me faites, pour ne vous avoir pas demandé d'abord, si ce Chasteau est bien fortifié ; si le passage de cette Riviere est gardé ; et si selon les apparences, la victoire nous coustera cher ? Mais Araspe, l'amour est une passion si imperieuse, que son interest va tousjours devant toute autre chose, c'est pourquoy vous me devez excuser. En suitte de cela, Araspe luy dit que ce Chasteau estoit dans un Bourg si grand qu'il en estoit foible : que la scituation en estoit inegale et irreguliere à tel point, par son excessive longueur, qu'à moins que d'y avoir six mille hommes bien resolus à le garder, il ne seroit pas impossible de le prendre. Que la difficulté de cette entreprise estoit, qu'il n'y avoit que cinquante stades de ce Bourg à Artaxate, qui estoit la plus grande Ville de toutes les deux Armenies : et dans les Faux-bourgs de laquelle estoit alors tout ce que le Roy d'Armenie p. 349avoit de Troupes. Que de plus, comme ce Royaume là n'avoit pas grand nombre de Villes, petites ny mediocres, à cause de l'abondance des pasturages, qui font que toute la Campagne est fort habitée : celle là estoit si prodigieusement peuplée, que quand ses habitans ne feroient simplement que se monstrer rangez en Bataille, ils feroient peur à regarder. Qu'ainsi il le supplioit de ne trouver pas mauvais, s'il luy disoit que selon son sens, il ne devoit rien entreprendre, que toute l'Armée ne fust venuë : et qu'il se devoit contenter de se saisir du passage de la riviere, qui estoit assez foiblement gardé. Parce que quelques advis que reçeust le Roy d'Armenie de la marche de l'Armée de Ciaxare, il ne croyoit pourtant pas encore qu'on luy allast faire la guerre tout de bon : et s'imaginoit tousjours, que ce n'estoit seulement que pour l'obliger par la crainte, à payer le Tribut qu'il devoit. Cyrus remercia alors Araspe, de toute la peine qu'il avoit euë, et du danger où il s'estoit mis à sa consideration : et luy faisant quitter son habillement de Marchand, et prendre un autre cheval que le sien, il poursuivit sa marche, apres avoir tenu Conseil de guerre, sur l'attaque du passage de la Riviere, pour faire seulement honneur aux Chefs qui estoient aveque luy : car dans tous les Conseils qui se tenoient, ses advis en faisoient tousjours toutes les resolutions. Il dépescha aussi vers Ciaxare, pour l'advertir de tout ce qu'Araspe avoit apris : et l'envie de vaincre se renouvellant dans p. 350son coeur, il fit haster la marche de ses Troupes : et se prepara à forcer à l'heure mesme le passage de la Riviere, n'oubliant rien de tout ce qu'un Capitaine prudent et courageux peut faire, en une pareille rencontre. Aussi vint il aisément à bout de son dessein : et le retranchement que les Armeniens avoient fait, ayant esté forcé en un quart d'heure, il se vit dans le Païs Ennemy, et Maistre de la Riviere, sans avoir perdu que quinze ou vingt Soldats, en une occasion où tout ce qui fit resistance fut taillé en pieces, et entierement deffait. Lors qu'il estoit party de Sinope, il avoit eu intention d'attendre toute l'Armée en ce lieu là, apres s'en estre assuré : mais comme le pouvoir qu'il avoit estoit absolu, il changea de dessein : et il prit celuy de delivrer Mandane, s'il estoit possible, auparavant que le Roy fust arrivé : luy semblant que moins il auroit de gens à partager le peril qu'il y avoit en cette entreprise, plus cette Princesse luy en seroit obligée, et plus cette action en seroit glorieuse. Ce qui le confirma encore en cette resolution, fut la nouvelle qu'il reçeut, que Ciaxare s'estant trouvé mal, son départ avoit esté differé de trois jours : et qu'à cause de cét accident, sa marche seroit plus lente. Mais ce qui le poussa plus fortement que tout cela, à cette dangereuse entreprise, fut qu'il sçavoit que le Roy d'Assirie devoit venir : et qu'il ne pût se resoudre à endurer que son Rival partageast aveques luy la gloire de delivrer sa Princesse.
Épisode 57 : La prisonnière n'est pas Mandane – 6 min.
Après avoir bien observé la situation, Cyrus fait donner l'assaut à la ville d'Artaxate. Il obtient une victoire totale, entachée par la blessure mortelle d'Artibie. Il se met rapidement à la recherche de belle prisonnière. On lui amène une fort belle femme, mais inconnue : il s'agit d'Araminte. Il lui fait un compliment, malgré sa déception, avant d'être rappelé au front. Au passage, il s'inquiète de l'état d'Artibie.
Lire l'épisode ⬇Ne pouvant donc plus souffrir ce retardement, il laissa p. 351deux mille hommes à garder le passage de la Riviere : et fut droit vers la grande Ville d'Artaxate ; qui estoit scituée dans une Plaine tres fertile au bord de l'Araxe : et à peu prés au mesme lieu où par les Conseils d'Hanibal un autre Roy d'Armenie fit longtemps depuis rebastir la nouvelle Artaxate. Cette Ville n'estoit commandée que de fort peu d'endroits : mais ses Murailles estoient si foibles ; et mesmes en quelques lieux si détruites, que sa force ne consistoit qu'en la multitude de ses Habitans. Bien est il vray qu'elle estoit se prodigieusement grande, que tout autre coeur que celuy de Cyrus, n'auroit pas entrepris ce qu'il entreprit. Comme il fut donc arrivé assez prés d'Artaxate, où le Roy d'Armenie estoit, avec tous les Grands de son Royaume, attendant que son Armée qui estoit desja de dix mille hommes, fust assez forte pour se mettre en campagne, il fut reconnoistre en personne, la scituation de ce Bourg où estoit le Chasteau qu'il vouloit prendre : et apres avoir remarqué tous les lieux d'alentour, sans que les Ennemis osassent se monstrer que de loin ; quoy que Chrisante et ses plus fidelles serviteurs luy pussent dire, il voulut tout hazarder, pour delivrer sa Princesse. Il fit donc filer toute la nuit vers ce lieu là, douze mille hommes qui luy restoient : car il avoit falu en laisser six mille en divers Postes, pour assurer sa retraitte, s'il la faloit faire, et pour garder un passage sur l'Araxe : outre les deux mille qu'il avoit laissez, pour garder celuy de cette autre Riviere p. 352qui separe l'Armenie de là Capadoce. Apres avoir donc assemblé ses Troupes proche d'un petit Bois, et chosi celles qu'il destinoit à l'attaque du Bourg et du Chasteau : quoy qu'il fust adverty que toute la Ville d'Artaxate estoit en armes, et que tous les Bourgeois se preparoient à sortir contre luy, ce Grand coeur ne s'ébranla point : au contraire prenant de nouvelles forces par la grandeur du peril, il choisit une petite eminence qui estoit entre la Ville et ce Chasteau : et apres avoir rangé huit mille hommes en Bataille sur cette hauteur, et y avoir placé six de ces terribles Machines, qui servoient à lancer des Boulets de pierre, pour s'opposer au secours que le Roy d'Armenie vouloit y donner ; il fut avec les quatre mille autres attaquer le Bourg, dans le quel l'on avoit jetté trois mille Soldats, qui s'estoient retranchez quelques tours auparavant que Cyrus arrivast à la veuë d'Artaxate. Cette attaque se fit par trois endroits à la fois, apres que quatre Beliers eurent abatu la Barricade et la Muraille : mais avec tant de vigueur, que les Ennemis en furent d'abord espouvantez. L'on eust dit à voir agir Cyrus, qu'il estoit invulnerable, veû comme il s'exposoit à la gresle des traits des Ennemis. La premiere Attaque estoit commandée par le Prince Thrasibule : la seconde par Hidaspe : et la troisiesme par Aglatidas : car pour Cyrus il voulut se reserver la liberté d'aller combattre ceux de la Ville, s'ils avoient la hardiesse de vouloir venir secourir ce Chasteau. D'abord la p. 353premiere Barricade fut emportée, du costé qu'estoit Cyrus : et ceux qui la defendoient, fuyant avec precipitation jusques à la seconde, y furent tuez, et servirent encore à faire forcer les autres par l'effroy que leur deffaite leur donna. Pendant cela non seulement l'attaque de Thrasibule reüssit de mesme, et celle d'Aglatidas aussi : mais les Soldats encore animez par l'exemple de leur vaillant Chef, planterent des échelles contre les Murs, dont les Beliers avoient desja abatu une partie : de sorte que tout d'un coup les Soldats et les Habitans de ce lieu là se virent envelopez de toutes parts, et contraints de fuïr pour sauver leur vie. Les uns jettent leurs armes et se rendent : les autres fuyent en tumulte et en desordre : quelques uns pour esviter l'Espée de l'Ennemy qui les poursuit, trouvant le Pont trop estroit et trop embarrassé pour tant de monde, se jettent dans la Riviere qui passe en ce lieu là, et s'y noyent miserablement. Quelques uns taschent de se deffendre encore à ce Pont : mais comme la valeur de Cyrus ne s'arrestoit jamais qu'apres la victoire, il les poursuit ; il les force ; il tuë tout ce qui luy resiste, et pardonne à tout ce qui luy cede. Celuy qui commandoit les gens de guerre qui estoient en ce lieu là, et qui estoit un homme de coeur, y fut tué de divers coups, n'ayant pas voulu demander quartier : et des trois mille hommes que l'on avoit mis dans ce Bourg, il en échapa fort peu qui ne fussent ou blessez ou prisonniers. Bien est il vray que du costé de Cyrus, le p. 354Prince Artibie, qui ce jour là combatoit comme Volontaire, y reçeut deux blessures mortelles, ce qui affligea extraordinairement Cyrus. Cependant ceux du Chasteau ne voyant pas qu'ils fussent en estat de tenir contre de si vaillans Ennemis : et la Princesse qui estoit dedans, leur pro mettant de grandes recompenses, s'ils se rendoient à cét invincible Conquerant ; ils firent signe qu'ils vouloient parlementer : ce qui donna une joye si grande à ce Prince, par l'esperance de revoir bien tost sa chere Mandane, qu'il n'en avoit jamais eu de plus sensible. Il s'estonnoit toutesfois estrangement, de voir que le Roy de Pont qu'il sçavoit estre si vaillant et se brave, ne paroissoit point : D'où vient, disoit il en luy mesme, qu'en une occasion comme celle cy, je ne le voy pas les armes à la main ? s'il souvient de quelques bons offices que je luy ay rendus, que ne me rend t'il ma Princesse ? Et s'il ne s'en veut pas souvenir, que ne me vient il combattre ? Assurément disoit il encore, il faut ou qu'il soit mort, ou que quelque bizarre Politique que je ne comprens point, fasse que le Roy d'Armenie le tienne prisonnier dans ce Chasteau. Toutes ces reflexions n'agiterent pourtant pas longtemps son esprit : et l'esperance presque certaine qu'il avoit de delivrer Mandane, fit qu'il abandonna son ame à la joye. Il parlemente donc avec le Capitaine du Chasteau : il luy promet tout ce qu'il veut, pourveu qu'il luy rende promptement la Princesse qu'il garde : et ce Capitaine luy obeïssant, et se p. 355fiant à la parole d'un Prince qui la gardoit inviolablement à ses plus mortels Ennemis, ouvre les Portes, et laisse entrer Cyrus dans le Chasteau, suivy d'autant de monde qu'il voulut, faisant poser les armes au peu de Garnison qu'il y avoit. D'abord que Cyrus fut dans la basse court de ce Chasteau : où est la Princesse ? dit il à ce Capitaine : la voicy Seigneur (repliqua t'il, en luy monstrant à sa droite un Perron, où en effet il vit deux Femmes qui venoient vers luy ; la premiere estant soustenuë par un Escuyer qui luy aidoit à marcher) son imagination n'estant remplie que de Mandane : il fut vers cette Dame avec precipitation : pour luy espargner quelques pas : mais en s'en aprochant, cette personne ayant levé son voile, et s'estant arrestée un moment, comme estant fort surprise de la veuë de Cyrus : il vit sans doute un des plus beaux objets du monde ; mais le plus desagreable pour luy en cét instant, puis qu'il connut que cette Personne n'estoit pas sa Princesse. Il se tourna donc vers ce Capitaine, comme pour l'accuser de l'avoir trompé : mais cette belle Personne s'estant aprochée le visage un peu esmeû ; Seigneur, luy dit elle, le Roy de Pont mon Frere fut si bien traitté de vous, lors qu'il fut vostre prisonnier, que j'ay lieu d'esperer de l'estre aussi favorablement que luy : puis que vous estes trop genereux, pour ne proteger pas la plus malheureuse Princesse de la Terre. Cyrus estoit se affligé de voir qu'il n'avoit pas delivré Mandane, et se surpris d'apprendre que cette p. 356cesse que luy parloit estoit Soeur du Roy de Pont ; qu'il fut un moment sans pouvoir presques luy respondre : neantmoins faisant un grand effort sur. son esprit ; Vous ne vous trompez pas Madame, luy dit il fort civilement, quand vous croyez que je vous traiteray avec tout le respect que l'on doit à une personne de vostre condition : car encore que le Roy vostre Frere soit celuy que je viens chercher en Armenie, je ne laisseray pas de vous assurer, que je vous rendray tousjours tous les services qui seront en ma puissance. Comme cet te belle Princesse alloit respondre, on vint advertir Cyrus qu'il sortoit d'Anaxate une multitude de monde si prodigieuse, que sa presence estoit necessaire à son Armée : Souffrez donc Madame (luy dit il, en luy presentant la main) que je vous remene dans vostre Apartement : et que je vous laisse Maistresse de ce Chasteau, jusques à ce que j'aye achevé d'assurer cette petite Conqueste. En disant cela il la conduisit dans sa Chambre : où apres luy avoir fait encore un compliment, avec assez de precipitation : et avoir commandé à Chrisante qu'il y laissa, de la servir en tout ce qu'il pourroit : il descendit dans la Court, où il rencontra quelques Soldats et quelques Capitaines qui portoient dans ce Chasteau le Prince Artibie blessé, afin de l'y faire penser plus commodément. Comme Cyrus le vit en cét estat, et qu'il remarqua que ceux qui le soutenoient trop foibles, et l'incommodoient en le portant : quel que pressé qu'il fust, et quelque douleur qu'il p. 357eust en l'ame ; il aida de sa propre main à porter cét illustre blessé, jusques à une Chambre basse où il fut mis sur un lict. Mais ce Prince affligé en recevant civilement les bons offices de Cyrus, le faisoit bien plustost par sa propre consideration, que parcelle de la vie qu'il vouloit perdre, et que Cyrus luy vouloit conserver : en ordonnant comme il fit à ceux qu'il laissa aupres de luy, d'en avoir tous les soings imaginables.
Épisode 58 : Les combats sont interrompus – 4 min.
Les troupes ennemies se sont rassemblées pour reprendre la ville. Mais elles renoncent face à la détermination de Cyrus. Celui-ci, une fois le danger passé, déplore auprès de Feraulas sa déconvenue dans la découverte de la fausse Mandane. D'autant qu'il n'envisage pas de se servir d'Araminte comme otage pour faire pression sur son frère le roi de Pont. Au moment de se coucher, il est convoqué au chevet d'Artibie qui meurt bientôt, heureux de rejoindre Leontine.
Lire l'épisode ⬇Apres cela Cy rus monta à cheval : et voyant qu'il ne pouvoit encore satisfaire son amour, par la liberté de sa Princesse : il voulut du moins satisfaire sa gloire, faisant la plus hardie action du monde. A chaque pas qu'il faisoit, il recevoit advis sur advis des Troupes qui sortoient d'Artaxate : mais quelque grand qu'on luy representast ce peril, il fut toutesfois se mettre à la teste des siennes : resolu de combattre, quand mesme il seroit attaqué par cent mille hommes. En effet si le Roy d'Arme nie l'eust entrepris, il n'y en eust eu gueres moins : car depuis une petite vallée qui s'abaisse presques imperceptiblement, et qui est au dessous de l'eminence où Cyrus s'estoit posté, jusques à Artaxate ; toute la Campagne estoit couverte de Troupes Ennemies : qui firent mesme semblant d'avoir intention de combattre : car le Roy d'Armenie tint Conseil de guerre pour cela, hors des Murailles de la Ville, et s'avança jusques à un Vilage où il fit alte, qui est fort proche de ce petit Vallon qui separoit les deux Armées. Cependant le Grand Cyrus demeura ferme en son Poste : p. 358regardant tousjours fierement cette multitude innombrable d'Ennemis, qui n'osoient pourtant l'attaquer. Il conduisit mesme cette grande action avec tant d'heur, et tant de prudence : qu'il y avoit plus de six heures que ce Chasteau estoit pris, que ceux d'Artaxate ne le sçavoient pas encore. En fin apres avoir bien consulté, le Roy d'Armenie conclut, qu'il ne faloit point attaquer un Prince, accoustumé de combattre comme un Lion, et de vaincre tout ce qui luy resistoit. Le Prince Phraarte, qui estoit assez brave, vouloit bazarder la chose, à quelque prix que ce fust : mais son advis n'estant pas suivy, parce qu'un Chef experimenté, soutint qu'il n'y avoit nulle aparence d'aller choquer avec des Troupes nouvelles et des Bourgeois, des Troupes aguerries, et le plus Grand Capitaine du monde posté avec quelque avantage : Cyrus eut la satisfaction d'avoir pris ce qu'il vouloit prendre, à la veuë de ses Ennemis : et de leur avoir presenté la Bataille, depuis le matin jusques à la nuit, sans qu'ils eussent osé l'accepter, quoy qu'ils fussent vingt fois plus que luy. La nuit tombant tout d'un coup, cacha une partie de la honte qu'avoient tous les Habitans d'Artaxate, de rentrer dans leur Vil le apres avoir seulement veû prendre un Chasteau qui leur estoit tres considerable, à cause de l'Araxe qui y passe. Cependant Cyrus n'avoit pas l'ame tranquile ; et cette grande action ne luy donnoit que de la douleur : car il avoit se fortement esperé de delivrer la Princesse p. 359Mandane, qu'il ne pouvoit se consoler de ne l'avoir pas fait. Aussi tost qu'il eut donc veû que toutes les Troupes estoient rentrées dans la Ville, et qu'il eut posé des Gardes avancées de ce costé là, il fut passer le reste de la nuit au Chasteau qu'il avoit pris. Apres s'estre informé de la santé du Prince Artibie, qu'on luy dit estre fort mauvaise, et avoir sçeu que la Princesse de Pont estoit retiré : il demeura seul dans sa Chambre avec Feraulas. Et bien (luy dit il avec une melancolie extréme) que dittes vous de ma fortune ? et ne faut il pas avoüer que je suis le plus malheureux Prince du monde ? le pensois Seigneur, repliqua Feraulas, que c'estoit aux vaincus à se plaindre, et aux Vainqueurs à se resjoüir : non non, dit il, Feraulas, la gloire n'est plus la plus forte dans mon coeur : et quand j'aurois défait cette multitude d'Ennemis que je n'ay fait que regarder, je serois aussi melancolique que je le suis, Je ne cherche presentement ny à faire des conquestes, ny à aquerir de la reputation : je cherche Mandane seulement : et puis que je ne la trouve point, je suis plus malheureux que se j'avois esté vaincu. Araspe ne mentoit pas, poursuivit il, quand il disoit qu'il y avoit une personne de qualité en ce Chasteau : qu'elle estoit belle, blonde, blanche, et de bonne mine : mais helas, que cette Princesse toute admirablement belle qu'elle est, me donne peu de satisfaction par sa veuë ! Je trouve pourtant Seigneur, interrompit Feraulas, que c'est toujours quel que chose, que d'avoir en vos p. 360mains une Soeur du Roy de Pont : et une Personne de laquelle j'ay oüy dire beaucoup de bien, quand nous estions à la guerre de Bithinie : De sorte qu'il y a apparence que cela tiendra ce Prince en quelque crainte. Ha Feraulas, respondit il en soupirant, quelque chere que luy puisse estre la Princesse de Pont, Mandane la luy sera tousjours davantage : et entre une Soeur et une Maistresse, il n'y a pas grande peine à se refondre. S'il tenoit en son pouvoir un Frere se je l'avois, et mesme le Roy mon Pere, cela pourroit servir à quelque chose : mais pour Mandane à rien du tout. Joint que me connoissant comme il me connoist, il ne craindra pas que je mal-traitte la Princesse sa Soeur, quoy qu'il ne me rende pas Mandane : et il sçait trop que je ne suis pas capable de faire jamais une action se lasche, se injuste, et se cruelle : ainsi sans rien hazarder, il gardera ma Princesse. Mais Seigneur, dit Feraulas, estes vous bien assuré que cette belle Personne soit la Princesse de Pont ? Ouy, repliqua t'il, et presentement que je rapelle en ma memoire un Portrait que la femme d'Arsamone m'en fit monstrer, par la Princesse sa fille, afin de connoistre si j'estois Spitridate, ou se je ne l'estois pas ; je voy bien que c'est effectivement elle ; car cette Peinture luy ressembloit extremement. Mais se cela est, reprit Feraulas, je m'estonne qu'elle ne vous a aussi bien pris pour Spitridate, que ces autres Princesses de Bithinie : C'est sans doute, repliqua Cyrus, que le Roy son frere luy aura parié de cette prodigieuse p. 361ressemblance, que l'on dit estre entre luy et moy. Quoy qu'il en soit Feraulas, ce n'est pas de semblables choses que je me dois entretenir, et que vous me devez parler : et Mandane, la seule Mandane, doit estre l'objet de toutes mes pensées, et le sujet de toutes mes conversations. Encore se je sçavois precisément où elle est, j'aurois l'ame en quelque repos : car quand elle seroit dans Artaxate, sans attendre l'arrivée de Ciaxare, j'entreprendrois de la delivrer. Vous le pour riez sans doute, repliqua Feraulas ; car apres ce que nous venons de voir, l'on peut dire que si vous ne forcez pas cette Ville, c'est que vous ne l'aurez pas voulu forcer : et ses Habitans devroient vous rendre grace de tous les maux que vous ne leur ferez pas, parce que vous les leur aurez pû faire. Apres avoir encore parlé quelque temps, Cyrus se jetta sur un lict, plus pour se reposer que pour dormir : aussi bien n'en eust il pas eu le loisir ; car on luy vint dire que le Prince Artibie estoit à l'extremité, et qu'il demandoit à le voir. A l'instant mesme il se leve et le va trouver ; et il le trouve en effet prest à mourir : mais avec un esprit se libre, et une ame se tranquile, que Cyrus en fut surpris. Je suis au desespoir, luy dit il en s'en approchant, d'estre en partie cause du déplorable estat où vous estes : Au contraire (luy respondit genereusement ce Prince mourant) vous devez vous en resjoüir pour l'amour de moy : qui depuis la per te de Leontine, n'ay cherché la guerre, que pour p. 362y trouver la mort. Je n'eusse pû sans doute la rencontrer en nul autre lieu, si glorieuse qu'aupres de vous : aussi ne regretay je plus rien en la vie : et je mourray avec une douceur que je ne vous puis ex primer, se vous me prommettez de faire enfermer mes Cendres dans le Tombeau de Leontine. En prononçant ce Nom qui luy estoit se cher, il per dit la parole, et peu de temps apres la veuë et la vie : et il expira sans violence, à cause de la grande perte de sang qu'il avoit faite. Il eut pourtant la satisfaction, d'entendre que Cyrus luy promit ce qu'il vouloir : car il luy serra faiblement la main, et leva les yeux vers luy, comme pour l'en remercier. Mais ce qu'il y eut d'admirable en cet te funeste advanture, fut que la mort n'effaça point de dessus son visage, quelques legeres marques du plaisir qu'il avoit eu à mourir, puis que sa Maistresse estoit morte. Cyrus eut le coeur extremement attendri de la perte de ce jeune Prince, qui avoit sans doute toutes les qualitez necessaires pour meriter son estime et son amitié : aussi donna t'il des tesmoignages de douleur fort glorieux pour le Prince Artibie : et quand son Tombeau eust esté couvert de despoüilles d'Ennemis vaincus, et de Trophées d'Armes brisées ; il n'eust pas esté plus honoré, que de voir ses Cendres arrosées des larmes du plus Grand Prince du monde : et d'un Prince encore qui avoit une douleur se sensible dans le coeur, qu'elle le pouvoit presques raisonnablement dispenser d'avoir de la sensibilité pour nulle autre chose.
Épisode 59 : Cyrus ami d'Araminte – 7 min.
Le roi d'Armenie s'est réfugié dans les montagnes et les habitants de la ville se sont rendus. Cyrus décide d'attendre l'arrivée de Ciaxare pour la suite des opérations. Il se rend auprès d'Araminte et lui apprend que son frère a enlevé Mandane. Araminte accorde raison à Cyrus et en vient à l'apprécier, car il ressemble à Spitridate. Une amitié naît entre eux. Cyrus réussit à la convaincre de raconter sa vie. Elle confie la narration à Hesionide.
Lire l'épisode ⬇Cependant la p. 363pointe du jour paroissant, il fut adverti que l'espouvante estoit se grande dans Artaxate, et qu'il y avoit une consternation se universelle, que le Roy d'Armenie en estoit sorti avec toute sa Cour, et une partie de ses Troupes : pour se retirer sur le haut de certaines Montagnes inaccessibles, où il y avoit mesme des Chasteaux assez bien fortifiez, et qui estoient du costé opposé à celuy où il estoit alors. Il sçeut encore que ce Roy avoit emmené la Reine sa femme, et les Princesses ses filles : et il s'imagina que peut estre Mandane y estoit elle aussi. Il eust bien voulu à l'instant mesme aller apres : mais on luy assura qu'auparavant qu'il fust seulement en estat de partir, le Roy d'Armenie seroit arrivé au lieu de son Azile, où il n'auroit plus rien à craindre que la faim. Neantmoins comme Cyrus ne voulut pas se fier à ce qu'on luy en disoit ; il monta à cheval, apres avoir commandé à un Chirurgien Egyptien qui estoit dans les Troupes de Chipre, d'embaumer le corps du Prince Artibie de cette excellente maniere que l'on pratique en son Païs, et qui rend les morts incorruptibles ; voulant luy tenir sa parole. Il laissa ordre aussi de faire un compliment à la Princesse de Pont, de ce qu'il ne la verroit qu'à son retour : et ces ordres estant donnez, il fut avec deux cens Chevaux seulement, se faire monstrer ces Montagnes : et il connut en effet, qu'il estoit impossible qu'il peust y arriver à temps. Il prit donc alors la resolution d'aller occuper quelque Poste, entre ces Montagnes et l'a p. 364Ville, afin d'en empescher la communication : mais à peine les Troupes qu'il commanda pour ce la sous la conduite d'Hidaspe eurent elles marché, que les Habitans d'Artaxate redoublant encore leur frayeur, apres avoir tenu un conseil tumultueux, trouverent plus de seureté à se rendre à un Vainqueur comme Cyrus, que d'entre prendre de resister plus long temps à un Prince tousjours invincible. Ils envoyerent donc des Deputez vers luy, pour luy demander grace : mais avec de termes aussi soumis, que s'il eust eu desja son Armée toute entiere à leurs Portes. Comme il estoit le plus doux Prince de la Terre, à tout ce qui ne luy resistoit point, il ne voulut d'eux qu'un simple serment de fidelité : il ne jugea pas mesme à propos avec se peu de Troupes qu'il avoit, de s'engager dans cette Ville : et il se contenta d'occuper les deux bouts de l'Araxe, et quelques Chasteaux mediocrement forts, qui estoient en divers endroits d'Artaxate ; afin que par là il ostast tout secours au Roy d'Armenie, et toute communication entre la Ville et le lieu où il s'estoit retiré. Il continua donc le dessein d'envoyer Hidaspe vers le pied de ces Montagnes, avec douze cens hommes seulement : pour empescher ceux de la Campagne d'y porter des vivres. En suitte de quoy il se resolut d'attendre que Ciaxare fust arrivé, auparavant que de plus rien entreprendre : et apres avoir donné tous les ordres necessaires, il s'en retourna au Chasteau d'où il estoit parti, avec assez d'impatience d'entretenir la princesse p. 365de Pont : s'imaginant que peut-estre pourroit elle sçavoir où estoit le Roy son Frere : et par consequent où estoit aussi la Princesse Mandene. S'estant donc un peu reposé, et s'estant mis en estat de paroistre avec bien-seance devant elle, il luy fit demander s'il pourroit avoir l'honneur de la voir : comme elle ne le desiroit pas moins qu'il le souhaitoit, quoy que ce fust par des raisons disse rentes, elle luy fit dire qu'elle recevroit sa visite fort agreablement. De sorte qu'allant la trouver à l'heure mesme, il en fut reçeu en effet avec toute la civilité possible : et il luy rendit aussi toute la soumission et tout le respect qu'il luy eust pû rendre, quand elle eust encore esté dans Heraclée, Apres les premiers complimens passez, Seigneur, luy dit elle, si la Fortune eust esté aussi favorable au Roy mon Frere, que vous le luy fustes en le faisant delivrer, il n'eust pas perdu comme il a fait : les Royaumes qu'on luy a veû posseder. Je ne sçay Madame, repliqua Cyrus, se le Roy de Pont n'a point plus gagné en perdant ses Royaumes, qu'il n'eust pû faire en les conservant : mais du moins sçay-je bien que je prefere ce que la Fortune luy a donné, apres les avoir perdus, à tout ce qu'elle luy avoit osté auparavant : et pleust aux Dieux qu'il voulust remonter au Throsne qui luy appartient, en rendant ce qui ne luy appartient du tout. Ce discours est se obscur pour moy, dit la Princesse de Pont, que je n'y puis respondre à propos : car enfin je sçay bien que le Roy mon frere a perdu le Royaume de p. 366Pont. et celuy de Bithinie ; qu'il a esté contraint a de partir de la derniere Ville qui luy restoit, et de s'enfuir dans un Vaisseau pour aller mettre sa personne en seureté aupres de vous : mais je n'ay point sçeu que cette Fortune qui l'a renversé du Throsne, luy ait rien fait gagner depuis, J'ay sçeû mesme en suite qu'il n'estoit point où vous estiez : et l'on m'a dit enfin (sans m'en pouvoir pourtant donner nulle certitude) qu'il estoit en Armenie, où je suis venuë le chercher, et où je ne l'ay pas trouvé. Quoy Ma dame, luy dit Cyrus, le Roy de Pont et la Princesse Mandane ne sont point icy ! Je ne croy pas, respondit elle, que le Roy mon Frere y soit : et je ne comprens point du tout comment quand il y seroit, la Princesse Mandane y pourroit estre. Cy rus voyant avec quelle ingenuité cette Princesse luy parloit, luy conta alors comment le Roy de Pont avoit sauvé la Princesse Mandane d'un naufrage, et comment il avoit quitté son Navire, et s'estoit mis dans un Bateau pour remonter la Riviere d'Halis, et pour venir en Armenie : de sorte, poursuivit il, Madame, que je ne voy pas comment il est possible qu'il n'y soit pas, et comment vous ne le sçavez point. J'ay eu se peu de liberté, dit elle, depuis que je suis en Armenie, qu'il ne seroit pas impossible qu'il y fust, quoy que je ne le sçeusse pas : Mais Seigneur, comment peut il estre vray, que luy qui m'a parlé de vous, comme de l'homme du monde pour qui il avoit le plus d'estime et le plus d'amitié (quoy qu'il ne p. 367sçeust pas vostre condition) puisse vous avoir desobligé ? luy, dis-je, que vous avez tant obligé ; luy qui vous doit la vie et la liberté ; luy qui aussi a eu intention de vous conserver, dans un temps où vous luy arrachiez la victoire d'entre les mains. Il n'a pas eu intention de me nuire, repli qua Cyrus, mais il m'a pourtant cruellement outragé : ha Seigneur, dit elle, il ne m'a pas dé peint Artamene assez injuste, pour se tenir outragé d'une chose faite sans dessein : et je ne pense pas qu'il soit changé depuis qu'il est Cyrus. Il n'est pas changé, reprit il, car il aime la Princesse Mandane, comme il l'aimoit en ce temps là, quoy que le Roy de Pont ne le sçeust pas : de sorte, Madame, qu'il vous est aisé de juger, qu'en enlevant cette Princesse, et en la retenant apres contre sa volonté, il ne m'a pas obligé. Je ne vous parlerois pas ainsi, poursuivit il, si la passion que j'ay pour elle, n'estoit aujourd'huy sçeuë de toute l'Asie : et se je n'estois forcé de me justifier dans l'esprit d'une aussi excellente personne que vous. Seigneur, luy dit elle, je n'ay plus rien à vous dire : et dés que l'amour se mesle dans une avanture je n'en suis plus surprise, quelque bizarre qu'elle soit. Cependant je puis vous dire pour vostre consolation, que le Roy mon frere a un si profond respect pour la Princesse Mandane, que vous ne devez rien craindre pour elle : et si je sçavois où il est, je vous supplierois de me permettre d'aller, essayer d'obtenir de luy qu'il la rendist au Roy son Pere. Cyrus remercia cette Princesse avec p. 368beaucoup d'affection : et leur conversation fut se obligeante de part et d'autre, que Cyrus estoit estonné de se trouver tant de disposition à vouloir servir une Soeur de son Rival. Il est vray qu'elle estoit se aimable et se parfaite, qu'il n'eust pas esté possible de ne l'estimer pas infiniment : et de n'avoir pas du moins beaucoup d'amitié pour elle, quand on n'estoit plus en termes de pouvoir avoir de l'amour. De plus, comme elle trouvoit en la veuë de Cyrus, la ressemblance d'une personne qui luy estoit infiniment chere, elle avoit pour luy, et mesme sans s'en appercevoir, une civilité plus obligeante qu'elle ne pensoit : de sorte que durant trois ou quatre jours, pendant lesquels Cyrus la voyoit à toutes les heures où il n'estoit pas occupé à visiter les divers Postes qu'il faisoit garder ; il se lia une assez grande amitié entr'eux. Car enfin Cyrus apres avoir satisfait la curiosité de cette Princesse, en luy racontant sa fortune en peu de paroles : comme il l'assuroit que se le Roy son Frere vouloit rendre la Princesse Mandane, il luy feroit recouvrer ses Royaumes, elle ne trouvoit pas qu'il eust tort : et elle croyoit mesme que quand le Roy de Pont sçauroit qu'Artamene estoit Cyrus, et que Cyrus aimoit Mandane, et en estoit aimé, il changeroit de dessein. Si bien que ne trouvant pas qu'elle deust regarder ce Prince comme l'Ennemy du Roy son Frere, elle le regardoit seule ment comme son Protecteur : et comme un Prince qui pourroit peutestre trouver les voyes d'estre p. 369le Mediateur, entre le Roy de Pont et le nouveau Roy de Bithinie : de sorte qu'elle joüissoit avec quelque douceur, de la veuë et de la conversation de Cyrus. Ce Prince fut un peu embarrassé durant quelques jours, de remarquer que cette Princesse ne le voyoit point sans changer de couleur, et qu'elle le regardoit quelquesfois en soupirant. Mais enfin s'estant encore souvenu de ce Portrait qu'on luy monstra en Bithinie ; il comprit qu'il faloit que non seulement Spitridate auquel il ressembloit en fust amoureux, mais qu'il faloit encore qu'il en fust aimé. Et comme il espera extrémement de la negociation de cette Princesse aupres du Roy son Frere, quand il sçauroit où il estoit : et qu'il sçavoit qu'il ny a rien de se engageant, que d'estre dans la confidence d'une personne qui a une passion dans l'ame : il sçeut si bien conduire la chose, que sans choquer la bien-seance, ny la presser trop, il l'obligea à consentir qu'il sçeust tous les malheurs de sa vie ; afin de voir apres par quels moyens il l'en pourroit soulager, comme elle estoit resoluë de faire aussi cesser les siens s'il estoit possible. Un matin que Cyrus aprit que Ciaxare arriveroit dans trois jours, et que le Roy d'Armenie n'avoit pas de vivres pour longtemps : ayant l'esprit un peu plus tranquile, par l'esperance d'estre bien tost en pouvoir de s'esclaircir par le Roy d'Armenie luy mesme, du lieu où estoit ce qu'il cherchoit : il fut trouver la Princesse de Pont, et la sommer de luy tenir la parole qu'elle luy avoit donnée. Mais p. 370quoy qu'elle voulust le contenter pour son propre interest, elle ne pût obtenir d'elle mesme, la force de raconter ses avantures de sa propre bouche : et elle le supplia de trouver bon qu'une personne qui estoit à elle, et qui sçavoit jusques à la moindre de ses pensées, les luy aprist. Cyrus consentant à ce qu'elle vouloit, se retire à l'heure mesme : et aussi tost qu'elle eut disné, il retourna dans sa Chambre : où il trouva celle qui luy devoit apprendre les malheurs de la Princesse de Pont ; qui s'estoit retirée dans un Cabinet, avec quelques Femmes d'Armenie, que l'on avoit mises aupres d'elle pour la servir. Cette Personne qui se nommoit Hesionide, estoit ne Fille de qualité, originaire de Bithinie, de qui la Mere avoit esté Gouvernante de la Princesse, et qui l'avoit presque esté elle mesme : parce qu'ayant six ou sept ans plus qu'Araminte ; sa Mere qui estoit fort avancée en âge, et fort mal saine, luy en avoit souvent donné la conduite. De sorte qu'elle sçavoit fort exactement tout ce qui s'estoit passé en cette Cour là : et comme c'estoit le plus charmant esprit du monde, le plus doux, et le plus complaisant dans les choses justes, elle s'estoit fait adorer de la Princesse de Pont. Cyrus qui avoit sçeu la condition d'Hesionide, par un des gens de cette Princesse à qui il l'avoit fait de mander, la traitta tres civilement : et apres quelques complimens, aussi respectueusement reçeus, qu'ils estoient obligeamment faits : apres avoir, dis-je, pris leur place sur une Estrade p. 371couverte de ces Estoffes admirables que l'on fait en Armenie : Hesionide commença de parler en ces termes.