Partie 3 (voir le frontispice) – Livre troisième.
Gravure de la partie 3, livre 3.
Résumé de la séquence
Le roi d'Assirie vient rejoindre Cyrus et apporte la contribution de ses troupes à la libération de Mandane. Les deux rivaux doivent encore attendre l'arrivée de Ciaxare et du gros de l'armée pour passer à l'attaque. Le conseil de guerre décide finalement d'affamer le roi d'Armenie réfugié dans les montagnes et de lui couper tout accès. Cette stratégie donne lieu à plusieurs escarmouches, dont l'une permet la capture de Phraarte, fils du roi. Phraarte ignore toutefois tout du lieu de détention de Mandane. Au cours d'un de ces combats, Otane est tué. Artabane découvre son cadavre emporté par les flots.
Lire toute la séquence ⬇Épisode 88 : Cyrus retrouve le roi d'Assirie – 6 min.
Cyrus se rend à la rencontre d'un gros de troupes dont on a annoncé l'arrivée. Aglatidas est envoyé parlementer et se trouve face au roi d'Assirie. Celui-ci se dirige ensuite vers Cyrus et les deux rivaux échangent quelques paroles. Ils réitèrent leur engagement de s'unir pour retrouver Mandane et de se battre ensuite en duel. Le roi d'Assirie offre ses troupes pour cette cause commune.
Lire l'épisode ⬇p. 568A Peine le Soleil commençoit il de monstrer ses premiers rayons, que Cyrus fut adverty qu'il paroissoit des Troupes tout à l'extremité de la Plaine, à la droite d'Artaxate : Comme ce n'estoit pas le costé par où Ciaxare devoit venir, et que de plus il n'en avoit point eu de nouvelles : il s'imagina que s'estoit peut-estre quelque secours qui venoit au Roy d'Armenie : De sorte que montant à cheval, il fut luy mesme reconnoistre ce que c'estoit. Il envoya aussi tost ses ordres par tous les Quartiers, afin que ceux p. 569qui y commandoient ne peussent estre surpris, et que tout se rendist au Champ de Bataille : et apres avoir formé un gros des Troupes les plus proches de luy, et les avoir postées avantageusement : il fut luy mesme observer la marche de celles qui paroissoient, et que l'on ne connoissoit point. Il ne fut pas plustost arrivé sur une petite eminence, d'où l'on descouvroit toute la Plaine d'Artaxate, depuis le pied des Montagnes des Chaldées, jusques à celles où le Roy d'Armenie s'estoit retiré : qu'il vit en effet à sa droite, mais encore fort loing, des Troupes qui sembloient faire alte : pendant qu'un Gros environ de cinquante Chevaux seulement s'en estoit détaché, prenant droit le chemin du lieu où Cyrus estoit. Il n'eut pas plustost remarqué cela, que détachant aussi pareil nombre des siens sous la conduite d'Aglatidas, il envoya reconnoistre ce que c'estoit ; demeurant avec assez d'impatience à observer ce qui se passoit : et voulant, s'il estoit possible, deviner quelles pouvoient estre ces Troupes. Cependant comme Aglatidas, en l'estat qu'estoit son ame, ne cherchoit rien avec tant de soin que les occasions de se perdre, il obeït à Cyrus aveques joye : et apres avoir exhorté à bien faire ceux qui le suivoient s'il faloit combatre : il s'avança la Javeline haute à la main, vers ceux qui venoient à luy. Comme ils furent arrivez assez prés les uns des autres, et presques à la portée d'un Traict : Aglatidas, qui se preparoit desja à charger ceux qu'il regardoit, et qu'il croyoit des Ennemis, vit p. 570que celuy qui commandoit ces cinquante Chevaux qui venoient à luy, abaissa sa Javeline en signe de paix : et fit faire la mesme chose à tous ceux qui le suivoient. Aglatidas surpris de cette action, fit faire ferme aux siens, et s'avança luy troisiesme, pour voir ce que c'estoit : et en mesme temps le Chef de ces pretendus ennemis s'avança seul au devant de luy la Javeline basse, et en action d'un homme qui cherche à parler, et qui ne veut pas combatre. Aglatidas voyant cela, fit arrester les deux qui le suivoient : et baissant aussi sa Javeline, il s'aprocha de celuy qui sembloit le chercher : et vit que c'estoit un homme de la meilleure mine du monde ; couvert des plus belles armes qu'il fust possible de voir ; et monté sur un Cheval merveilleusement beau. Ils se salüerent l'un et l'autre avec beaucoup de civilité : et cét Inconnu prenant la parole ; Comme je ne viens pas presentement, dit il à Aglatidas, pour vous combatre, faites moy la grace de me conduire à vostre General : et si vous trouvez que ces cinquante Chevaux soient trop pour mon Escorte, j'iray seul sur vostre foy. La generosité que vous avez, reprit Aglatidas, de vous fier à un homme que vous ne connoissez point, me fait assez connoistre que l'on ne doit rien craindre de vous : et doit m'empescher d'avoir le moindre sentiment de deffiance : c'est pourquoy vous n'avez s'il vous plaist qu'à commander a vos gens de suivre les miens. Apres cela Aglatidas marchant a costé de cét Estranger, le fit passer adroitement a la teste des p. 571siens : mettant de cette sorte ses gens entre cét Inconnu, et ceux qu'il avoit amenez. Cependant Cyrus estoit fort estonné, de remarquer ce qui se passoit dans cette Plaine : et il ne pouvoit comprendre quelle pouvoit estre cette avanture. Il en fut si inquieté, que ne pouvant demeurer plus long temps a la place où il estoit, il s'avança quarante ou cinquante pas, suivy de quelques uns des Chefs, et d'une partie des Volontaires : mais avec une curiosité si grande, que luy mesme en estoit estonné. Il connut d'assez loing par l'action de cét Estranger, que c'estoit un homme bien fait : mais enfin estant arrivé assez prés pour pouvoir discerner les traits de son visage, il fut estrangement surpris, de voir que c'estoit le Roy d'Assirie. Cette veuë le fit changer de couleur, et donna un nouveau lustre à son taint, qui le fit encore paroistre de meilleure mine : et le Roy d'Assirie de son costé, ne vit pas plustost Cyrus, qu'il en parut fort esmeû. Neantmoins comme ils estoient tous deux infiniment genereux, apres qu'Aglatidas se fut avancé pour dire à Cyrus que cét Estranger qu'il ne connoissoit point (car il n'avoit fait que l'entre-voir un moment sur le haut de la Tour de Sinope) avoit voulu estre conduit aupres de luy, ils se salüerent fort civilement : et descendant de cheval en mesme temps, Cyrus comme n'estant que Fils de Roy, et comme estant le plus civil de tous les hommes, rendit à ce Prince tous les honneurs qu'il eust pû attendre, s'il eust encore esté Maistre de Babilone, et paisible possesseur de tout p. 572le Royaume d'Assirie. Le Roy d'Assirie de son costé eut aussi pour Cyrus toute la civilité qu'il estoit obligé d'avoir, pour un Prince qui meritoit l'Empire de toute la Terre : et qui de plus, estoit son Liberateur et son Vainqueur tout ensemble. Il y avoit pourtant quelque chose de si grand, dans les civilitez qu'ils se faisoient l'un à l'autre ; qu'il estoit aisé de voir, qu'ils estoient tous deux de condition à en recevoir de tout le monde : et il estoit mesme assez facile de remarquer, a ceux qui sçavoient leurs interests, que leur esprit n'estoit pas tranquile. Il y avoit je ne sçay quelle fierté dans leurs yeux, qui descouvroit malgré eux l'agitation de leur ame : et je ne sçay quelle contrainte en leurs civilitez, qui les faisoit connoistre pour Rivaux et pour Ennemis. Cependant apres qu'ils furent descendus de cheval, et que par respect tout le monde se fut retiré a dix ou douze pas loing d'eux ; Comme je n'ay pas changé de sentimens, dit le Roy d'Assirie, en quitant le Nom de Philidaspe : je veux croire que vous n'aurez pas aussi changé de resolution, en cessant d'estre Artamene : et que je trouveray en Cyrus, le mesme Prince avec qui je fis des conditions sur le haut de la Tour de Sinope. J'espere, dis-je, que nous chercherons nostre Princesse ensemble : que nous combatrons pour elle : que nous la delivrerons : et que jusques alors, nous vivrons ensemble comme si nous n'avions rien a démesler. Enfin j'attens en suitte de vostre Grand coeur, la derniere satisfaction que vous m'avez promise : et p. 573que tout vaincu que je suis par la force de vos Armes, vous ne refuserez pas de disputer cette illustre et derniere victoire aveques moy. Vous avez raison, luy repliqua Cyrus, de croire que je ne manqueray jamais a la parole que je vous ay donnée : c'est pourquoy vous devez vous tenir autant en seureté dans l'Armée du Roy des Medes, que si vous estiez a la teste de la vostre : car je suis assuré que ce Prince ne manquera non plus que moy, à la promesse qu'il vous a faite. Je sçay bien, reprit le Roy d'Assirie, que le Vainqueur de Babilone doit trouver quelque chose d'estrange, de voir que ce mesme Prince qu'il a vaincu en Combat particulier, et depuis en Bataille rangée : qui de plus luy doit la vie ; et qui n'a aucune place dans le coeur de la Princesse Mandane, veüille encore luy disputer un prix qu'il merite ; qu'il a conquis ; et qu'elle luy a donné. Mais apres tout, l'amour est ma seule raison : j'aime, et vous aimez, il n'en faut pas davantage. Et comme nous n'avons pas fait la guerre par ambition, mais par amour seulement : avoir conquesté des Provinces et des Royaumes, n'est pas absolument avoir vaincu. Ainsi ce n'est que par ma mort, que vous pouvez joür de la victoire : et vous acquerir un repos, que rien apres ne sçauroit troubler. Il est certain, repliqua Cyrus, que je n'ay pas fait la guerre par ambition : et pleust aux Dieux que la Fortune vous eust laissé Maistre de Babilone, et qu'elle ne m'eust pas enlevé la Princesse Mandane. Je voudrois, adjousta t'il, p. 574que cette capricieuse Fortune, ne m'eust pas mis dans la necessité, de ne pouvoir estre heureux, que par l'infortune d'un aussi Grand Prince que vous : mais puis que la chose est en ces termes, il n'y faut plus penser : et il ne nous reste rien à faire, qu'à songer seulement l'un et l'autre, à mettre nostre Princesse en estat de bien recevoir le Vainqueur, et de donner quelques larmes au Vaincu. Faisons, dis-je, de si grandes choses pour la delivrer, que nous nous rendions dignes de son estime, et de sa compassion : car connoissant vostre valeur (adjousta Cyrus avec un modestie extréme) je dois plustost songer à pouvoir meriter ses larmes, qu'à posseder son affection apres vostre deffaitte. Mais, poursuivit il, nous n'en sommes pas encore là ; puis que mesme nous ne sçavons pas où est la Princesse Mandane. Le Roy d'Assirie s'affligea alors avec Cyrus, de cette cruelle avanture : et luy rendant conte de ce qu'il avoit fait, il luy apprit qu'en partant de Pterie il estoit allé en une Province de ses Estats, qui n'avoit pas esté assujettie par luy ; qui est le long de l'Euphrate ; et qui confine à l'Armenie. Que là, il avoit ramassé quelques unes de ses Troupes : qui avec quelques nouvelles Levées qu'il avoit faites, faisoient à peu prés douze mille hommes. En suitte Cyrus avec une generosité extréme, et se contraignant admirablement, luy rendit conte en peu de mots, de l'estat des choses : apres quoy le Roy d'Assirie luy dit, qu'il disposast de ses Troupes, comme p. 575me il le trouveroit à propos. Cyrus s'en deffendit quelque temps : mais enfin il donna les ordres necessaires pour leur campement ; jusques à ce que l'on eust advisé avec plus de loisir, quels Quartiers on leur donneroit.
Épisode 89 : En attendant l'arrivée de Ciaxare – 10 min.
Cyrus fait visiter le camp au roi d'Assirie et convient avec lui des futures opérations. Il s'entretient ensuite avec Feraulas de cette nouvelle situation : non seulement il est privé de la vue de Mandane et doit côtoyer son rival, mais en plus il est en droit de s'imaginer que le roi de Pont est parvenu à séduire la princesse. Artabane vient lui apporter une série de nouvelles, parmi lesquelles celle de la trahison d'Otane, passé au camp ennemi. Le roi d'Assirie, de son côté, est également préoccupé par l'amour de Mandane. Cyrus veille aux préparatifs de l'arrivée de Ciaxare.
Lire l'épisode ⬇Apres cela ces deux illustres Rivaux remontant à cheval, et prenant le chemin du Chasteau ou estoit la Princesse Araminte ; l'on eust dit qu'ils estoient Amis, et qu'ils n'avoient rien à démesler ensemble. En allant, Cyrus fit voir son Armée en Bataille au Roy d'Assirie ; luy monstra ses divers Quartiers ; les Montagnes où le Roy d'Armenie s'estoit retiré ; et les divers Postes qu'il avoit fait occuper. Mais de temps en temps ils soupiroient tous deux : et l'amour, la haine, et la douleur, agitoient si fort leur esprit, qu'ils avoient besoin de toute la Grandeur de leur ame, pour pouvoir demeurer dans les termes de civilité qu'ils s'estoient prescrits. Le Roy d'Assirie dit à Cyrus, qu'il avoit sçeu que Cresus Roy de Lydie armoit, sans qu'il en eust sçeu la raison : sçachant bien du moins, que ce n'estoit ny pour Ciaxare, ny pour luy. Ainsi s'entretenant de diverses choses, mais principalement de l'esperance qu'ils avoient de sçavoir des nouvelles de la Princesse Mandane, par la prise du Roy d'Armenie : ils arriverent au Chasteau : où Cyrus ayant fait donner un fort bel Apartement au Roy d'Assirie, le laissa pour aller songer aux choses necessaires à leur dessein. Joint aussi que la veuë de ce Rival luy remit si fortement dans l'esprit tous les démeslez qu'il avoit eus aveques luy, p. 576ors qu'il n'estoit que Philidaspe : qu'il fut bien aise ce pouvoir prendre un quart d heure pour s'entretenir dans sa Chambre, où il ne voulut estre suivy que de Feraulas. Ce n'estoit donc pas assez, dit il à ce cher Confident de sa passion, d'estre esloigné de ce que j'aime plus que ma vie, sans estre encore obligé de voir ce que je dois haïr jusques à la mort ? Cependant la generosité veut que je suspende tous mes ressentimens : et que j'agisse civilement, avec mon plus grand ennemy. Mais au moins si j'estois assuré que la divine Mandane me recompensast un jour de la violence que je me fais, je serois en quelque sorte consolé. Pour moy, interrompit Feraulas, je croy que vous devez plustost attendre des pleintes de la Princesse que des remercimens : lors qu'elle sçaura que vous avez promis au Roy d'Assirie de vous battre contre luy, quand vous l'aurez delivrée. Eh pleust aux Dieux, reprit l'affligé Cyrus avec precipitation ; pleust aux Dieux, dis-je, qu'elle fust en estat de me faire des reproches : et que je fusse en termes de tenir ma parole au Roy d'Assirie. Non Fortune, poursuivit il, je ne te demande autre grace, que celle de me faire delivrer ma Princesse : et de me voir l'Espée à la main contre ce redoutable Rival. Apres cela, laisse faire le reste à ma valeur et à mon amour : car quelque brave qu'il soit, je ne desespere pas de la victoire. Mais helas, adjoustoit il, pendant que la fureur me possede, et que la veuë de l'ancien Philidaspe resveille toutes mes jalousies et toute ma haine : le Roy p. 577de Pont, ce Prince qui m'a tant aimé sans me bien connoistre, et sans sçavoir que j'estois son Rival, triomphe de toutes mes peines. Peut-estre, dis-je, qu'il n'est pas seulement en pouvoir de jouir de la veuë de ma Princesse : mais peut-estre qu'il a gagné son coeur, et obtenu son pardon. Joint que ne l'ayant pas enlevée comme Philidaspe : et n'ayant presques fait que la sauver d'un naufrage : elle ne peut quasi le regarder comme son Ravisseur. Cependant il n'en est pas moins coupable à mes yeux ; et de quelque costé que je me tourne, je ne voy que des Ravisseurs de Mandane à punir. Mais helas ! je ne les voy encore que de loing, s'il faut ainsi dire, puis qu'il ne m'est pas permis d'attaquer le Roy d'Assirie presentement, et que je ne sçay pas où est le Roy de Pont. Comme il en estoit la, Aglatidas vint luy amener Artabane, qui depuis leur départ de Sinope, estoit allé joindre Ciaxare : et venoit assurer Cyrus, que dans deux jours toute l'Armée arriveroit devant Artaxate. Ce Prince le reçeut aveque joye, et parce que ce qu'il luy disoit luy estoit agreable, et parce qu'il estoit Amy d'Aglatidas. Il s'informa aveque soing de la santé de Ciaxare ; de celle des Rois de Phrigie et d'Hircanie ; de tous les autres Princes qui estoient dans cette Armée ; et de l'estat où elle estoit. En suitte de quoy jugeant à propos d'aller aprendre cette nouvelle au Roy d'Assirie, et à la Princesse Araminte : il dit fort obligeamment à Aglatidas, qu'il prist soing de son Amy. Mais (adjousta t'il adressant la parole à p. 578Artabane) ne luy dittes rien d'Amestris qui l'afflige : car sa propre passion le tourmente assez, sans y joindre peut-estre quelque nouveau malheur. Je suis bien marri, Seigneur, repliqua Artabane, de ne vous pouvoir obeïr : mais en venant icy j'ay desja dit en peu de mots à Aglatidas, que cette belle Personne n'est pas heureuse : et je luy ay apris aussi qu'Otane n'a pas voulu recevoir le Gouvernement de la Province des Arisantins, que vous luy aviez fait donner. Otane, reprit Cyrus fort surpris, n'a pas voulu accepter une chose si advantageuse pour luy ! et par quel sentiment en a t'il usé ainsi ? Je n'en sçay rien Seigneur, respondit il, mais je sçay bien qu'il a quitté Ecbatane : et que l'on disoit quand j'en suis parti, qu'il s'estoit venu jetter dans Artaxate : de sorte que si cela est vray, il est assurément sur ces Montagnes où le Roy d'Armenie s'est retiré. Si cela est, dit Cyrus à Aglatidas, il pourra estre que nous delivrerons Amestris plustost que Mandane : car il est à croire qu'Otane ayant fait une si lasche action, que celle de se jetter parmi les ennemis de son Prince, et de son Prince encore qui luy donnoit un Gouvernement tant au delà de son merite, il y perira et y mourra : et si cela est (adjousta t'il en sous-riant à demy, malgré sa melancolie) il faudra qu'Aglatidas aille consoler Amestris. Je ne sçay, reprit cét Amant affligé, si je seray jamais en estat de pouvoir consoler les autres : mais je sçay bien qu'il y a longtemps que j'ay besoin de consolation. En suitte il remercia p. 579Cyrus des tesmoignages de tendresse qu'il luy donnoit : et apres l'avoir acconpagné jusques à l'Apartement de la Princesse Araminte, il s'en alla entretenir son cher Artabane, avec plus de liberté et plus de loisir qu'il n'en avoit eu : afin d'apprendre plus particulierement de luy, tout ce qu'il sçavoit d'Amestris. Cependant apres que Cyrus eut apris à la Princesse Araminte, l'arrivée du Roy d'Assirie, et la nouvelle qu'il venoit de recevoir de Ciaxare : il passa à l'Apartement de son Rival, de qui les sentimens n'estoient guere plus tranquiles que ceux de Cyrus : qui du moins pouvoit vray-semblablement esperer d'estre aimé et d'estre heureux, dés qu'il auroit delivré Mandane, et vaincu le Roy d'Assirie. Mais pour luy, il ne pouvoit qu'en se flattant sur l'esperance de l'Oracle, pretendre jamais à autre satisfaction, qu'à celle de se vanger de Cyrus s'il le surmontoit. Ce n'est pas que comme l'esperance est inseparable de l'amour ; il ne creust quelques-fois que si cét illustre Rival n'estoit plus, il ne peust occuper sa place : mais ces momens là passoient bien viste : et il croyoit bien plus souvent, malgré cette assurance qu'il pensoit avoir reçeuë du Ciel, que quand mesme il auroit tué Cyrus, il en seroit encore plus haï, qu'il ne croyoit en devoir estre plus aimé. C'estoit donc en de pareils sentimens que ce Prince s'entretenoit, lors que Cyrus entra dans sa Chambre, pour luy dire ce qu'il venoit d'aprendre par Artabane : apres luy avoir parlé un quart d'heure, pour resoudre quel Quartier p. 580on donneroit le lendemain aux Troupes qu'il avoit amenées, il le quitta, pour aller songer à tant d'autres choses qu'il avoit à faire : pendant quoy le Roy d'Assirie fut visiter la Princesse Araminte, apres luy en avoir envoyé demander la permission, qu'elle luy accorda. Mais durant que cette conversation se fit, Cyrus envoya advertir ceux qui commandoient aux divers Postes qu'il occupoit, afin qu'ils ne fussent pas surpris, lors qu'ils verroient arriver les Troupes de Ciaxare. Il envoya mesme dans Artaxate, ordonner que l'on preparast le Palais du Roy d'Armenie, et pour Ciaxare, et pour la Princesse Araminte : car comme toute l'Armée alloit estre jointe, il creût à propos de s'assurer du dedans de la Ville, comme il s'estoit assuré du dehors. Il sçeut encore ce soir là par Araspe, qu'Hidaspe et Chrisante avoient deffait quelques Troupes que le Prince Phraarte vouloit faire descendre de la Montagne par un chemin destourné, pour aller querir des vivres, dans la Plaine. En suitte de quoy il se retira, et passa la nuit selon sa coustume : c'est à dire presques sans dormir, et tousjours fort inquieté. Le lendemain il fut luy mesme au Quartier d'Hidaspe, et à quelques autres : et le jour suivant, qui estoit celuy où Ciaxare devoit arriver, il voulut aller au devant de luy, et y mener le Roy d'Assirie. Ces deux Princes monterent donc à cheval, suivis seulement de Thrasibule, des Volontaires, et de deux cens Chevaux : et apres avoir fait avancer les Troupes Assiriennes, et les avoir rangées en p. 581Bataille aveques les autres, pour recevoir Ciaxare avec plus de ceremonie ; Cyrus envoya Araspe devant, afin de le preparer à la veuë du Roy d'Assirie. Ce n'est pas qu'il ne sçeust bien, que puis qu'il avoit donné sa parole il la tiendroit : mais c'est qu'il vouloit toujours faire toutes choses dans l'ordre. Comme ils eurent marché environ trois heures, ils commencerent de descouvrir ces espais tourbillons de poussiere qui precedent la marche des Armées, quand il fait sec comme il faisoit alors. En suitte de quoy ce grand Corps aprochant tousjours, et eux avançant de leur costé, ils eurent bien tost joint les premieres Troupes : et de là penetré jusques où estoit Ciaxare, avec le Roy de Phrigie. Dés que les gens de guerre virent Cyrus, ce furent des cris de joye, et des acclamations si grandes, qu'on eust dit qu'ils avoient oublié que Ciaxare estoit là : Cyrus leur fit signe de la main, avec une modestie extréme, qu'ils se teûssent, qu'ils marchassent ; et qu'ils gardassent leurs rangs : il avoit pourtant dans les yeux je ne sçay quel sous-rire si obligeant ; qu'il refusoit les honneurs qu'ils luy vouloient faire sans les fascher. Cependant le Roy d'Assirie escoutoit ces acclamations avec chagrin, quoy qu'il ne voulust pas le tesmoigner : Mais enfin ils joignirent Ciaxare, en un lieu où il estoit descendu de cheval pour se rafraichir un peu, et pour regarder filer les Troupes qu'il vouloit qui le precedassent en aprochant d'Artaxate. Cyrus ne le vit pas plustost de loing sous des arbres, p. 582qu'il en advertit le Roy d'Assirie : si bien que descendant à vingt pas prés du lieu où il estoit, ils furent le trouver à l'instant. Nostre invincible Heros s'avança trois pas devant son illustre Rival, comme pour le presenter : mais quoy qu'il peust faire, Ciaxare l'embrassa le premier : en suitte de quoy il salüa le Roy d'Assirie assez civilement : luy disant qu'encore qu'il fust la cause de tous ses desplaisirs, il estoit juste de reparer en quelque sorte, les incivilitez que l'on avoit faites autrefois à Philidaspe, par le respect que l'on rendroit au Roy d'Assirie. Seigneur, luy repliqua ce Prince, si j'ay failli envers vous, la Fortune m'en a bien puni : ce n'est pas que je croye que la perte de ma Couronne, vaille la perte de la Princesse Mandane : aussi est-ce avec intention de vous redonner la derniere sans vous redemander l'autre ; que je viens dans vostre Année hazarder ma vie pour vostre service. Si le bonheur de vos Armes, adjousta t'il, m'avoit laissé un plus grand nombre de Sujets, je vous aurois amené un plus grand secours : mais puis qu'ils sont devenus les vostres, j'espere que vous regarderez les douze mille hommes que je vous amene, comme s'il y en avoit cent mille : puis que c'est tout ce que je puis. Ciaxare luy respondit encore fort civilement : en suite de quoy, Thrasibule et les autres Personnes de qualité qui venoient du Camp, salüerent Ciaxare, et donnerent le temps à Cyrus de faire compliment au Roy de Phrigie, que le Roy d'Assirie ne pût s'empescher de regarder un peu fierement : p. 583se souvenant qu'il avoit changé de Parti, et abandonné le sien. Ciaxare les fit pourtant entre-salüer : puis apres tirant Cyrus à part, pendant que le Roy d'Assirie parloit à Thrasibule, il le loüa de ce qu'il avoit fait : s'affligeant pourtant aveques luy, de ce qu'il n'avoit pas encore trouvé la Princesse Mandane. Cyrus de son costé luy rendit conte en peu de mots, de ce qui s'estoit passé en Armenie, depuis qu'il y estoit arrivé, et de l'estat present des choses : apres quoy montant à cheval, et Ciaxare donnant la droite au Roy d'Assirie, comme au plus Grand Prince du monde, ils furent dans la grande Ville d'Artaxate : aupres de laquelle Cyrus par les ordres de Ciaxare, rangea toute son Armée en Bataille : afin que le Peuple demeurast plus facilement dans l'obeïssance apres l'avoir veuë : et que le Roy d'Armenie la descouvrant de dessus ses Montagnes, se resolust aussi plustost à se rendre. Cependant Cyrus commanda quelques unes des Troupes qu'il avoit amenées les premieres, pour aller entrer en garde devant le Palais que Ciaxare devoit occuper : il en envoya d'autres aux Places publiques ; à toutes les Portes ; et à tous les lieux de deffence. Et quand les choses furent en cét estat, Ciaxare suivy de tous ceux qui devoient loger dans Artaxate, y alla ; laissant tout le reste de son Armée campé aux bords de l'Araxe, qui traverse cette Plaine. Le lendemain Cyrus obligea Ciaxare à souffrir que l'on allast querir la Princesse Araminte au Chasteau où elle estoit, et qu'on l'amenast p. 584à Artaxate : le faisant aussi resoudre à la bi ? traiter, quoy qu'elle fust Soeur du troisiesme Ravisseur de Mandane. Ce Prince voulut luy mesme luy rendre cette civilité : de sorte qu'il fut la querir au Chasteau où elle estoit : et il la conduisit dans la Ville, où Ciaxare la visita : et à la priere de Cyrus il luy rendit tout l'honneur qui estoit deû à sa condition. On la logea dans un Palais separé, qui estoit au Prince Tigrane : Cyrus changeant le dessein qu'il avoit eu, parce qu'il jugea qu'elle seroit mieux en celuy là, à cause qu'elle y seroit plus libre. Les deux Capitaines qui estoient avec elle, furent aussi fort bien traitez par ce Prince : qui n'oublioit jamais rien à faire, de tout ce que la generosité, la raison, ou la seule civilité demandoient de luy. Le Roy de Phrigie visita aussi cette Princesse, se souvenant encore de l'amitié qu'il avoit euë aveque le Roy son Frere, bien qu'ils ne fussent plus de mesme Parti : et la confirma tousjours davantage dans l'estime qu'elle avoit desja conçeuë pour Cyrus. Le jour d'apres l'Arriere garde arriva, que conduisoit le Roy d'Hircanie, et on la fit camper dans cette mesme Plaine d'Artaxate : ce Prince ne voulant pas loger dans la Ville non plus que Cyrus, qui depuis que l'Armée fut arrivée coucha tousjours au Camp, aussi bien que le Roy d'Assirie : qui suivant son ancienne coustume, ne pût souffrir que son Rival fist plus que luy. Cependant on tint Conseil de Guerre, pour resoudre si on se contenteroit de continuer d'empescher seulement le passage p. 585des vivres à l'Ennemi, ou si on forceroit le Roy d'Armenie sur ces Montagnes, qui paroissoient si inaccessibles. Le Roy d'Assirie tout vaincu et tout ennemi qu'il estoit luy mesme, eut sa voix en cette deliberation : Mais quoy que Cyrus et luy, eussent tous deux dans leur coeur des sentimens de jalousie, qui ne pouvoient estre sans haine, et sans une secrette inclination à se contredire en toutes choses, ils furent pourtant tous deux d'un advis : et furent mesme les seuls qui conclurent à forcer le Roy d'Armenie sur ces Montagnes. Ce n'est pas qu'assurément ils ne connussent la raison : mais c'est que s'agissant de Mandane, et donnant leurs advis à la presence l'un de l'autre, ils vouloient tous deux aller aux choses les plus difficiles et les plus hasardeuses pour eux. C'estoit en vain qu'Hidaspe leur disoit, que quelques Soldats Armeniens qu'on avoit faits prisonniers, assuroient que leur Prince n'avoit plus de vivres que pour fort peu de jours : car ils respondoient à cela, qu'il ne faloit pas se fier à ce raport ; parce que c'est l'ordinaire aux Vaincus de cette condition, de vouloir flater leurs Vainqueurs, par quelque nouvelle avantageuse à leur Party, esperant en estre mieux traitez. Si on leur representoit, combien ces Montagnes estoient inaccessibles : et si on leur faisoit voir, qu'avec des pierres seulement, et en faisant rouler du haut en bas de gros cailloux et des morceaux de roche, six mille hommes les pouvoient deffendre contre deux cens mille : n'osant pas démentir leurs propres yeux, ny contredire p. 586directement ce qu'on leur objectoit ; ils disoient, qu'ils advoüoient bien qu'il y auroit des gens à perdre : mais qu'il ne faloit pas balancer cela avec la honte qu'il y auroit, d'avoir une si puissante Armée au pied de ces Montagnes sans rien entreprendre. Qu'il estoit necessaire d'estre bien tost esclaircis du lieu où estoit la Princesse Mandane : et que pour l'estre, il faloit prendre le Roy d'Armenie le plus promptement que l'on pourroit : et non pas s'amuser à vouloir simplement attendre que la faim le fist sortir de son Azile. Que peut-estre pendant qu'ils seroient occupez à garder seulement les passages et les advenuës de ces Montagnes, tous les Peuples des deux Armenies s'unissant, et se sous-levant tout d'un coup, leur donneroient apres bien de la peine : et qu'enfin leur advis estoit, de forcer les Ennemis. Mais quoy que les advis de Cyrus eussent accoustumé d'estre tousjours suivis, il n'en fut pas de mesme cette fois là : car tout d'une voix il fut resolu, que sçachant presques de certitude que le Roy d'Armenie avoit tres peu de vivres : et que sçachant aussi qu'à moins que de vouloir faire perir trente mille hommes, on ne pourroit venir à bout de ce dessein : il fut, dis je, resolu que l'on garderoit seulement les passages. Que l'on repousseroit vigoureusement, tous ceux qui voudroient descendre des Montagnes : et que pour les lasser, on feroit quelques fois semblant de les attaquer par divers endroits ; n'estant pas juste de faire perir tant de monde, par une simple impatience : p. 587principalement n'ayant alors aucune certitude que la Princesse Mandane fust en ce lieu là. Cét advis general ayant donc esté suivy, on ne songea plus qu'à faire une garde tres exacte, à l'entour de ces Montagnes : et à en reconnoistre bien tous les destours. Le lendemain Ciaxare voulut voir en Bataille les Troupes du Roy d'Assirie, que l'on confondit alors avec toutes les autres, comme estant presentement de mesme Party.
Épisode 90 : L'arrivée de Ciaxare – 0 min.
Les troupes de Ciaxare sont annoncées. Cyrus, venu à leur rencontre, est acclamé. Le roi d'Assirie est également accueilli par Ciaxare, mais moins favorablement. Pendant l'installation des troupes, Cyrus veille à ce qu'Araminte soit considérée avec bienveillance par Ciaxare. On réunit ensuite un conseil de guerre : malgré le désir de Cyrus de passer à l'attaque immédiatement, on préfère bloquer le passage et attendre que les vivres du roi d'Armenie s'épuisent.
Lire l'épisode ⬇Épisode 91 : La capture du prince Phraarte – 4 min.
Le blocus de la retraite du roi d'Armenie occasionne plusieurs escarmouches. Lors de l'une d'entre elles, le roi d'Assirie est acculé, puis contraint à la reddition. Il s'adresse à Cyrus, qui se comporte magnanimement, non sans avoir quelque peu ironisé sur les termes de cette reddition. Il veille ensuite à ce que le blessé soit pris en charge.
Lire l'épisode ⬇Cependant cette espece de Siege sans Ville, ne fut pas aussi oisif, que Cyrus l'avoit pensé : car comme le Prince Phraarte estoit brave, et que de plus l'amour le faisoit agir, il commença de donner quelque occupation : ne l'ayant pû faire durant les premiers jours, parce qu'il avoit esté malade de douleur, de voir le mauvais succés des affaires du Roy son Pere, et la Princesse Araminte au pouvoir de ses Ennemis. Comme il sçavoit admirablement tous les destours de ces Montagnes, il faisoit quelquesfois pleuvoir en un moment, une gresle de Traits de dessus leurs plus bas coupeaux : puis disparoissant en un instant, on ne pouvoit mesme imaginer ce qu'il estoit devenu. Une autrefois il venoit la nuit jusques au pied des Montagnes, par des chemins tournoyans dans les Rochers, où les seuls Armeniens peuvent aller, afin de donner une alarme à tout le Camp : et comme il avoit d'assez bons Espions dans l'Armée de Ciaxare, il descendoit tousjours du costé que Cyrus n'estoit pas : car la valeur de ce Prince estoit redoutable aux Armeniens. Mais comme p. 588Cyrus n'estoit pas accoustumé d'estre surpris, et de ne surprendre pas les autres : il se resolut d'estre plusieurs nuits à tournoyer par tous les divers Quartiers : afin de pouvoir rencontrer cét Ennemy presque invisible, qui ne se trouvoit jamais de son costé : et qu'il avoit sçeu estre le Prince Phraarte, par quelques Prisonniers qu'il avoit faits. En une occasion comme celle là, le Roy d'Assirie n'avoit garde de manquer d'y estre : non plus que tous les Amis particuliers de Cyrus. Thrasibule, Aglatidas, Araspe, Persode, Gadate, Gobrias, Megabise, Hidaspe, Thimocrate, Leontidas, Philocles, Adusius, Chrisante, Feraulas, et beaucoup d'autres, estoient tousjours aveques luy. Apres avoir passé diverses nuits à cheval inutilement, enfin il en vint une où Phraarte n'ayant pû estre adverty du lieu où estoit Cyrus, et ayant dessein de faire passer seurement un Capitaine en Païsan, qu'il vouloit envoyer vers le Prince Tigrane son Frere ; descendit enfin du costé où Cyrus estoit en embuscade, avec six cens honmes seulement, qu'il avoit choisis luy mesme, pour le servir en cette occasion. Neantmoins il n'estoit pas encore si bien placé, que Phraarte prenant un petit sentier peu plus à gauche, ne peust s'avancer mesme jusques au delà du pied des Montagnes : Mais ce qui le fascha d'abord quand il s'en aperçeut, fut ce qui luy fut avantageux : car au mesme instant que Phraarte avec la moitié de ses gens eut abandonné le pied des Montagnes, Cyrus fut en diligence luy couper chemin. Toutefois trouvant qu'il y avoit encore p. 589du monde parmy les Rochers, aussi bien que dans la Plaine, il ne sçavoit plus de quel costé estoit le Prince Phraarte : de sorte que pour ne le manquer pas, il partagea aussi ses gens : et fit attaquer ceux de la Montagne par une partie, pendant que l'autre suivit ceux qui s'en estoient esloignez : et qui se voyant le chemin de la retraite coupé, voulurent en gagner un autre. Mais Cyrus les poursuivant ardemment, pendant que le Roy d'Assirie demeura à combatre ceux des Montagnes : comme les Estoiles esclairoient assez, parce que le Ciel estoit fort serein et fort découvert, ce Combat de nuit fut pourtant aspre et sanglant. Thrasibule et Aglatidas firent des merveilles, a seconder la valeur de Cyrus, qui ne trouva pas une petite resistance à ceux qu'il combatoit : car le Prince Phraarte qui s'y trouva, se deffendit en homme desesperé, et fit des choses dignes de memoire. Neantmoins ayant esté blessé au bras droit et à la main gauche, en façon qu'il ne pouvoit plus tenir son Espée : il ne songea plus qu'a tascher de se sauver. Il recula donc, suivy de quinze ou vingt des siens, pendant que les autres faisoient encore ferme : et sans que Cyrus ny ses gens s'en aperçeussent, il gagna un petit Valon, où tombe un torrent du haut des Montagnes : et là il se tint caché, esperant que quand le Combat seroit finy, les Troupes de Cyrus se retireroient, et qu'il pourroit peut-estre apres regagner le chemin des Rochers. Cependant le reste de ses gens ayant esté taillé en pieces, et Cyrus ne trouvant p. 590plus rien qui luy resistast, fut voir ce que le Roy d'Assirie auroit fait : il le trouva encore aux mains avec les Ennemis, qui ne fuyoient pas selon leur coustume, parce qu'ils sçavoient que le Prince Phraarte estoit engagé. Neantmoins esperant à la fin qu'il auroit regagné quelque autre endroit de la Montagne : et l'arrivée de Cyrus renforçant estrangement le Roy d'Assirie : ils se retirerent jusques à un passage au delà duquel on ne pouvoit plus les poursuivre : parce qu'il estoit si estroit, que deux hommes suffisoient pour y faire teste à cent mille. Apres avoir donc fait tout ce qu'ils croyoient pouvoir faire, et comme ils ne songeoient plus qu'à se ressembler pour se retirer : Cyrus s'informant de tous ses Amis, qu'il ne pouvoit bien discerner dans l'obscurité de la nuit ; Aglatidas qui le touchoit, luy dit qu'il avoit entendu nommer Otane pendant ce combat. J'ay encore entendu plus que vous, luy dit Cyrus, car j'ay oüy quelqu'un qui a crié, Otane est mort. Comme Aglatidas alloit respondre, on vint advertir Cyrus qu'il y avoit quelques ennemis qui se ralioient dans un petit Vallon : de sorte qu'à l'instant mesme il y fut, suivy de tout ce qu'il avoit de gens : Mais Phraarte (car c'estoit veritablement luy dont on vouloit parler) estant adverty de la chose, par un Soldat qu'il avoit fait mettre en sentinelle sur l'advenuë de cette petite Vallée : se voyant hors de pouvoir de combattre de sa personne : voyant de plus le petit nombre de gens qu'il avoit, et qu'ils estoient la plus part blessez p. 591aussi bien que luy ; leur commanda de quitter leur armes et de le suivre : aimant mieux, dit il, se fier en la generosité de son ennemy, qu'en une foible deffense qui ne pouvoit plus de rien servir. Joint que luy ne pouvant plus combatre : il trouvoit moins de honte à se rendre à un Ennemy genereux, que de fuir, ou de se laisser tuer sans resistance. Comme il eut donc esté obeï par les siens, il marcha vers l'endroit d'où il entendoit venir ses Ennemis : et comme par les rayons de la Lune qui s'estoit levée, il faisoit alors assez clair pour pouvoir discerner les objets : Cyrus ne fut pas plus tost en veuë, qu'un des gens de Phraarte qui le connoissoit, parce qu'il avoit esté avec Tigrane à Sinope, du temps que Cyrus estoit Artamene, le luy ayant monstré ; ce Prince s'écria par une genereuse hardiesse, dés qu'il creût en pouvoir estre entendu : Où vas tu Cyrus. Ne sçais tu pas qu'il n'est pas glorieux de vaincre tousjours ? Laisse toy vaincre quelquesfois : et crois certainement qu'estant vaincu de cette sorte, tu vaincras mieux qu'estant vainqueur : et en cette rencontre, tu conteras avec plus d'honneur entre tes Victoires, les Triomphes de ta clemence, que ceux de ta force et de son courage. Cyrus qui s'estoit arresté, dés qu'il avoit remarqué qu'il faloit escouter au lieu de combattre : dit en sous-riant, et en se tournant vers Chrisante qui le touchoit, rien n'est plus ingenieux que la mauvaise fortune : ny rien plus adroit que la necessité. Eh qu'il est bien vray de dire, que nous parlons beaucoup plus sagement p. 592et plus eloquemment quand nous sommes vaincus, que quand nous sommes vainqueurs. Apres cela tendant la main à cet Ennemy desarmé, qu'il ne connoissoit pas encore, assure toy, luy dit il, que tu n'auras mal aucun : et que qui que tu sois, il n'est point de service que je ne te veüille rendre, mesme jusques à la liberté : Car je suis accoustumé de tenir pour ennemis, non pas ceux qui se sont deffendus, mais ceux qui sont encore en pouvoir de se deffendre. Phraarte estant charmé de la generosité de Cyrus, je ne m'estonne pas, luy dit il, si les Dieux donnent si souvent la victoire, à un Prince qui en sçait si bien user : et je m'estonne encore moins, de la violente amitié que le Prince Tigrane mon Frere, a euë pour l'illustre Artamene. A ces mots Cyrus connoissant que c'estoit le Prince Phraarte, et Araspe qui le connoissoit l'en ayant encore assuré, il l'embrassa fort civilement : et remarquant qu'il estoit blessé, il donna ordre que l'on allast en diligence querir leurs chevaux, qu'ils avoient laissez à deux cens pas de l'endroit où ils estoient, afin de mener promptement le Prince Phraarte en lieu où il peust estre pensé : Car genereux Prince, luy dit il, le chemin de vos Montagnes en l'estat que vous estes, vous pourroit peut-estre incommoder. Ces chevaux estant venus, Cyrus commanda que l'on aidast au Prince Phraarte, et que deux Soldats conduisissent son cheval : parce qu'il ne pouvoit en tenir la bride, à cause de ses blessures.
Épisode 92 : L'interrogatoire de Phraarte – 5 min.
Cyrus entend parler d'un blessé auprès de qui se trouve Feraulas. Ce dernier lui apprend qu'il s'agit de Tisandre, à qui il est étroitement lié. Cyrus propose à Thrasibule de lui raconter prochainement son histoire. Il se rend ensuite auprès de Phraarte et l'interroge pour savoir où se trouve Mandane. Phraarte l'ignore, mais il s'engage à se rendre auprès de son père le roi d'Armenie pour lui poser la question.
Lire l'épisode ⬇Mais comme ils vinrent à partir, Cyrus ne voyant p. 593point Thrasibule, en demanda des nouvelles : et on luy dit qu'il y avoit eu un des Ennemis blessé qui s'estoit rendu à luy, aupres de qui il s'estoit arresté. Feraulas adjousta que voyant le combat finy, il avoit fait porter ce Prisonnier vers le Camp par des Soldats, suivant ceux qui le portoient. Comme ce costé là n'estoit pas fort esloigné de l'endroit où logeoit le plus ordinairement Cyrus, ils furent bien tost à ses Tentes : où il fit mettre le Prince Phraarte dans un des Pavillons le plus magnifique : faisant appeller promptement les Chirurgiens, qui estoient à la Tente de Thrasibule, et voulant mesme le voir penser : Pendant quoy, il envoya Feraulas porter à Ciaxare la nouvelle de ce qui c'estoit passé. Les blessures du Prince Phraarte se trouvant estre plus incommodes que dangereuses, les Chirurgiens assurerent qu'il ne couroit aucun hazard, pourveu que la fiévre ne le prist pas : mais que pour l'empescher, il faloit le laisser en repos le reste de la nuit, et une bonne partie du matin. Cyrus se retira donc, aussi bien que le Roy d'Assirie : quoy que ce ne fust pas sans peine, de n'oser en l'estat qu'estoit Phraarte, luy demander ce qu'il sçavoit de la Princesse Mandane. Neantmoins la raison l'emporta cette fois là sur l'amour : et Cyrus se resolut de differer de quelques heures, à satisfaire son envie. Cependant comme le Prince Thrasibule ne paroissoit point, et qu'il avoit sçeu que ses Chirurgiens venoient de sa Tente, il leur demanda qui ils y avoient pensé ? Ils luy respondirent p. 594que c'estoit un homme de fort bonne mine, qui estoit en grand danger de mourir, et qui disoit cent choses obligeantes à Thrasibule, qui paroissoit estre aussi fort touché : et qu'assurément c'estoit un homme de condition. Comme Cyrus alloit envoyer luy demander qui c'estoit, Thrasibule ayant laissé son Prisonnier blessé en repos, suivant les ordres des Chirurgiens, vint luy rendre conte de son avanture : Cyrus ne l'aperçeut pas plus tost, que voyant beaucoup de melancolie sur son visage. Qu'avez vous, genereux Prince ? luy dit il fort obligeament : et seriez vous bien assez malheureux, pour avoir blessé un Amy de Thrasibule, en pensant seulement blesser un de nos ennemis ; Seigneur, luy dit il, pour vous faire connoistre mon avanture d'aujourd'huy, il faudroit vous dire toute ma vie : estant impossible que vous puissiez comprendre autrement la bizarrerie de mon destin. Car, Seigneur, quand je vous auray dit que celuy qui est vostre Prisonnier, et qui est blessé dans ma Tente, est Fils du sage Pittacus Prince de Mytilene, et qu'il s'appelle Tisandre : vous sçaurez sans doute qu'il est fils d'un des premiers hommes de toute la Grece : mais vous ne sçaurez pas pour cela qu'il y a tant de sentimens differens dans mon coeur pour luy, que je ne suis pas bien d'accord avec moy mesme pour ce qui le regarde. Il y a longtemps, luy dit Cyrus, que j'ay une envie extréme de sçavoir la vie d'un Prince qui m'a apris à vaincre en me surmontant : car il est vray que je dois à l'amour que p. 595j'eus pour vostre valeur, une bonne partie de la mienne. Mais illustre Thrasibule, j'ay tousjours esté si occupé de mes propres malheurs, depuis que je vous retrouvay à Sinope, que je n'ay pas eu loisir de vous demander le recit des vostres. Cependant preparez vous à me les apprendre bien tost : car je ne les puis pas ignorer davantage, apres ce que vous me venez de dire. C'est pourquoy allez vous reposer, et prendre soing de vostre blessé, que je ne sçay encore si je dois aimer ou haïr pour l'amour de vous : et si la conversation que je dois avoir avec le Prince Phraarte touchant la Princesse Mandane ne me desespere pas trop, et ne m'oste point la raison en m'ostant l'esperance : je tascheray de mesnager une heure, où je puisse vous entretenir en particulier. Thrasibule remercia Cyrus de sa bonté, et se retira : laissant ce Prince dans la liberté de se coucher deux ou trois heures sur son lict, pour se remettre de a fatigue qu'il venoit d'avoir. Son dormir ne fut pas fort tranquile : car l'impatience de pouvoir parler à Phraarte, le tourmentoit de telle sorte, qu'il ne pouvoit trouver aucun repos. Il envoya vingt fois sçavoir s'il estoit esveillé, et comment il se trouvoit de ses blessures : mais on luy raportoit tousjours qu'il dormoit encore. Enfin s'ennuyant extrémement, et voulant le voir auparavant que le Roy d'Assirie y peust estre ; il fut luy mesme apprendre l'estat où il estoit : et il arriva justement comme il venoit de s'éveiller : et entra dans sa Chambre, comme les Medecins et p. 596les Chirurgiens y entroient. Ils le trouverent assez bien : de sorte qu'apres l'avoir pensé, sans luy deffendre de parler, comme ils avoient fait le soir : ils le laisserent dans la liberté de faire compliment à Cyrus, des soins qu'il avoit de luy. Seigneur, luy dit il, si vous traittez vos Ennemis de cette sorte, comment agissez vous avec vos Amis ? Vous le sçaurez par vostre propre experience, luy dit il, si vous le voulez : car vous n'avez qu'à me dire sincerement où est la Princesse Mandane, pour m'obliger à n'estre plus vostre ennemy. Je voudrois, luy dit ce Prince, pouvoir satisfaire vostre curiosité, je le ferois avec une extréme joye : mais je vous proteste par tous les Dieux que nous adorons, que je n'en sçay rien du tout. Et pour vous monstrer que je suis sincere, je ne vous dis pas avec la mesme fermeté, que le Roy mon Pere ne le sçait point : parce que comme c'est un Prince qui ne donne connoissance à personne des affaires de son Estat, il pourroit estre qu'il le sçauroit sans que je le sçeusse. Mais Seigneur, si vous pouvez estre capable de vous fier à la parole d'un Ennemy, souffrez que j'aille dés que je le pourray, parler au Roy mon Pere, et employer toute mon adresse pour descouvrir la verité que je viendray apres vous redire sincerement. Genereux Prince, luy repliqua Cyrus, vous n'avez point de parole à donner ; vous estes libre ; et vous pourrez faire ce qu'il vous plaira : car je sers un Roy accoustumé à tenir les promesses que je fais. Ainsi quand vous voudrez retourner trouver le Roy vostre Pere p. 597vous le pourrez : Mais s'il est vray que les prieres d'un Ennemy puissent quelque chose sur vostre esprit, je vous conjureray de vouloir obliger le Roy d'Armenie à dire ce qu'il sçait de la Princesse Mandane : et à ne vouloir pas forcer Ciaxare à le destruire malgré qu'il en ait. Vous pouvez avoir veû de dessus vos Montagnes quelle est son Armée : de sorte que par raison et par generosité, ne me refusez pas ce que je vous demande. Phraarte luy fit encore cent protestations de sincerité et de franchise : et luy dit que si ses Chirurgiens jugeoient qu'on le peust transporter dés le lendemain, il iroit trouver le Roy son Pere ; sans vouloir pourtant joüir de la grace qu'il luy vouloit faire de le delivrer absolument. Mais, luy dit il, pour vous obliger à vous fier en mes paroles, je veux vous confier un secret qui m'importe de la vie : c'est, Seigneur, que vous tenez en vos mains une Princesse ; qui possede dans le coeur de Phraarte, la mesme place que l'illustre Mandane tient dans celuy du genereux Cyrus. Ainsi tenant en vostre puissance un gage qui m'est si cher et si precieux, vous devez attendre de moy une fidelité que peu d'ennemis ont pour ceux qui leur font la guerre. Comme ils estoient là, on vint advertir Cyrus que Ciaxare et le Roy de Phrigie, qui logeoit dans Artaxate aussi bien que luy, arrivoient au Camp, il quitta donc Phraarte pour les aller recevoir : justement comme le Roy d'Assirie entroit ; poussé de la mesme curiosité que luy, de sçavoir des nouvelles de Mandane. Mais p. 598Cyrus luy ayant dit en peu de mots et en rougissant, la response de Phraarte ; ils furent ensemble au devant de Ciaxare, qui les loüa tous deux extrémement : Mais qui flata pourtant si obligeamment Cyrus, qu'il estoit aisé de voir la difference qu'il faisoit de l'un à l'autre. Cyrus luy rendit conte de la conversation qu'il venoit d'avoir avec Phraarte : et le supplia de trouver bon qu'il en usast comme il luy avoit promis : ce qu'il obtint aisément, s'imaginant en effet qu'il seroit plus aisé de sçavoir la verité par l'adresse de ce Prince que par toute autre voye. De sorte que Ciaxare ayant donné plein pouvoir à Cyrus d'agir en cette rencontre et en toutes les autres comme il le jugeroit à propos, mesme sans le consulter : il s'en retourna à Artaxate, apres avoir fait l'honneur à Phraarte et à Tisandre de les visiter.
Épisode 93 : Le cadavre d'Otane – 5 min.
A la suite d'une rumeur selon laquelle Otane serait mort, Aglatidas enquête. Artabane découvre le corps dans un ruisseau. Il ne peut toutefois vérifier l'identité, le cadavre étant emporté par le courant. De son côté, Cyrus, après quelques visites, se rend auprès de Thrasibule pour écouter son histoire.
Lire l'épisode ⬇Cependant Aglatidas qui croyoit avoir oüy le Nom d'Otane dans ce Combat de nuit, et à qui Cyrus avoit assuré avoir entendu crier en combatant qu'Otane estoit mort, fut voir le Prince Phraarte : et le supplier de luy aprendre s'il estoit vray qu'il fust engagé dans son Party, et qu'il eust esté la nuit derniere du Combat qui s'estoit fait. Phraarte luy dit que l'une et l'autre de ces choses estoient vrayes : et qu'il croyoit mesme qu'il avoit pery en cette occasion, parce qu'il avoit entendu un des siens qui durant la chaleur du Combat, avoit crié qu'Otane estoit mort. Aglatidas sçachant cela, pria Artabane qui le connoissoit fort, d'aller tascher d'en aprendre des nouvelles plus p. 599certaines, durant les deux heures de Tréve que l'on avoit accordées aux Ennemis pour retirer leurs morts : et qui les avoient demandées principalement, pour voir si le Prince Phraarte ne s'y trouveroit point. Artabane fut donc avec ceux que Cyrus envoya, pour retirer aussi les corps de dix ou douze Soldats des siens qu'il avoit perdus en cette occasion : et il y fut feignant de chercher quelque Officier qui ne paroissoit point, et qu'il disoit estre de ses Amis. Il chercha donc soigneusement parmy tous ces Soldats qui avoient pery en cette occasion : mais quoy qu'il n'y trouvast pas le corps d'Otane, il ne laissa pourtant pas d'aporter presques la nouvelle assurée de sa mort : car il vit parmy les Armeniens qui remportoient ceux des leurs qui avoient esté tuez, un Escuyer d'Otane qu'il connoissoit de veuë : et qui cherchât son Maistre fut au bord du Torrent qui tombe dans ce petit Valon où le Prince Phraarte s'estoit retiré. Mais à peine y fut il qu'il fit un grand cry : Artabane s'aprocha alors de luy, et vit entre des Rochers que la chutte du Torrent couvroit à demy de gros boüillons d'escume, un homme mort, dont on ne voyoit pas le visage : sur lequel ces bouillons d'eau tumultueux et blanchissans, se precipitoient continuellement les uns sur les autres, et ne donnoient pas loisir de le pouvoir bien discerner. Neantmoins par le reste du corps que l'on apercevoit mieux, cét Escuyer d'Otane, ne douta point que ce ne fust son Maistre qu'il voyoit en cét estat là : car il en connoissoit l'habillement p. 600et les armes qui estoient fort remarquables. Il voyoit mesme par une espaule qu'il avoit toute hors de l'eau, qu'il avoit esté extrémement blessé, parce qu'elle étroit toute sanglante. Cependant comme ce Torrent estoit fort large et fort rapide et assez profond, on ne pouvoit pas aller facilement où estoit ce Mort. Ils envoyerent querir quelques Lances pour le retirer, mais elles se trouverent trop courtes : de sorte qu'il falut imaginer quelque autre invention : car un homme n'y pouvoit aller de pied ferme, ny entreprendre d'y nager. Mais durant qu'ils cherchoient quelque nouveau moyen de retirer ce Corps, une grande chutte d'eau le destacha des pointes de Rocher qui l'avoient arresté : et le roula avec precipitation parmy ses flots jusques à trente pas de là, sans qu'on le peust empescher ; où par son impetuosité, le Torrent le poussa dans un abysme, où il se perdoit luy mesme, et s'engloutissoit sous la Terre. De sorte qu'Artabane n'ayant plus rien à attendre en ce lieu là, s'en retourna au Camp, porter la nouvelle assurée de la perte d'Otane, comme l'ayant veû mort de ses propres yeux : Estant à croire que fuyant comme les autres avoient fait dans ce petit Vallon, et estant blessé, il estoit tombé dans ce Torrent, et y avoit pery. Du moins fut-ce tout ce qu'Artabane en pût imaginer : car pour les autres gens, ils en penserent cent choses toutes contraires les unes aux autres. Tous ceux qui sçavoient l'interest qu'Aglatidas avoit à la vie ou à p. 601la mort de cét homme, s'en réjoüissoient : mais pour luy il estoit trop sage et trop accoustumé à la douleur, pour passer si tost de la melancolie à la joye : et il disoit seulement à tous ceux qui luy en parloient, qu'il n'estoit pas marry qu'Amestris fust delivrée de son Tiran. Cependant Megabise qui devoit aussi en estre bien aise par la mesme raison, s'en affligea : parce qu'il creut qu'Aglatidas pourroit peut-estre enfin estre heureux. De sorte que luy qui pensoit n'aimer plus Amestris, s'aperçeut qu'il l'aimoit encore, par le renouvellement de la haine secrette qu'il eut en cét instant pour Aglatidas. Il n'osa pourtant la tesmoigner : car Cyrus l'aimoit si tendrement, que ç'eust esté un crime capital, que d'estre son ennemy declaré. Cependant Thrasibule estoit aupres de Tisandre, que les Chirurgiens, apres avoir levé le premier appareil, trouverent un peu mieux ; le Prince Phraarte aussi passa le jour fort doucement : si bien que le lendemain il pria Cyrus de souffrir qu'il allast vers le Roy son Pere ; parce que n'estant blessé qu'au bras et à la main, il ne laisseroit pas de s'aquiter de sa commission. Mais Cyrus voulut du moins qu'on le portast dans une chaise, ce qu'il fut contraint de vouloir aussi : de sorte que le jour suivant dés le matin, justement comme le Roy d'Armenie envoyoit demander des nouvelles du Prince son Fils, il partit avec une Escorte de deux cens Soldats seulement : et quelques Officiers pour le conduire, jusques à la premiere Garde avancée du Roy d'Armenie : p. 602auquel Cyrus accorda une nouvelle Tréve, jusques à ce que le Prince Phraarte eust rendu sa response. Pendant ce petit intervale, où Cyrus avoit du moins la consolation de pouvoir esperer d'estre bien tost esclaircy de la verité de ce qu'il vouloit aprendre : il songea à rendre à tout le monde toute la civilité qu'il croyoit devoir. Il fut à Artaxate voir Ciaxare : il y visita la Princesse Araminte : et luy dit precisément tout ce que le Prince Phraarte luy avoit dit d'elle, et tout ce qui s'estoit passé entre eux, ce qu'elle n'entendit pas sans rougir. Elle remercia Cyrus, de la liberté qu'il avoit donnée à ce Prince : mais ce fut d'une maniere qui luy fit bien connoistre que c'estoit plustost pour l'avoir delivrée des nouvelles marques d'affection qu'il luy auroit renduës s'il fust demeuré son Prisonnier, que non pas pour l'amour de luy, quoy qu'elle l'estimast assez. Apres cela Cyrus s'en retourna au Camp : resvant tousjours à sa chere Mandane, ou s'en entretenant tousjours avec Aglatidas, avec Chrisante, ou avec Feraulas, en qui il avoit beaucoup de confiance. Il aimoit aussi fort Araspe : mais comme il n'avoit jamais rien aime il ne luy parloit aussi jamais de sa passion. Comme il fut arrivé au Camp, il alla droit à la Tente de Thrasibule, où il voulut passer le reste du jour et tout le soir, afin d'aprendre ce qu'il y avoit si longtemps qu'il avoit envie de sçavoir. Aussi tost qu'il y fut, ayant tesmoigné vouloir estre seul avec Thrasibule, tout le monde les laissa en liberté de s'entretenir : de p. 603sorte qu'ils ne furent pas plustost seuls, que Cyrus le regardant, luy dit fort obligeamment. Et bien mon ancien vainqueur, vous laisserez vous vaincre aujourd'huy ? et m'aprendrez vous toutes les circonstances d'une vie, de qui tout ce que l'en connois est glorieux ? Vous ne parlerez pas ainsi du reste quand vous le sçaurez, repliqua Thrasibule en soupirant : car Seigneur, vous n'y trouverez que deux choses : beaucoup de foiblesse, et beaucoup d'infortune. Neantmoins puis que vous le voulez ainsi, et qu'en effet il m'importe presentement en l'estat où sont mes affaires, que vous les sçachiez telles qu'elles sont : je vous obeïray exactement. Mais Seigneur, pourrez vous bien souffrir que je vous entretienne de tant de petites choses, qui vous doivent estre indifferentes, et qui paroissent en effet tres peu considerables, à ceux qui ne connoissent pas l'amour ? Il n'en est point de petites, reprit Cyrus, quand elles touchent nos Amis : et puis mon cher Thrasibule, dit il en soupirant aussi bien que luy, je ne suis pas ignorant du mal dont je m'imagine que vous vous plaignez. Parlez donc je vous en conjure : et ne craignez pas de me dérober un temps que je pourrois employer à quelque autre chose : car puis que nous avons tresve avec le Roy d'Armenie, nous aurons tout le reste du jour, tout le soir, et mesme si vous le voulez toute la nuit, à nous entretenir. II y a desja longtemps, poursuivit il, que les nuits ne sont plus pour moy, ce qu'elles sont pour tous les autres hommes : et que p. 604je n'ay plus guere de part, au repos ny au sommeil. Thrasibule voyant donc qu'il luy faloit obeïr, et sçachant en effet qu'il luy importoit de tout que Cyrus sçeust ses avantures passées, et l'estat present de sa fortune : apres que ce Prince se fut assis, et que par ses ordres il eut aussi pris sa place vis à vis de luy, sur un siege qu'il choisit pourtant un peu plus bas, il commença de luy parler en ces termes.