Partie 8 (voir le frontispice) – Livre troisième.
Gravure de la partie 8, livre 3.
Résumé de la séquence
De bonnes et de mauvaises nouvelles ponctuent le retour en Medie : Cyrus apprend avec joie le mariage de Sesostris et Timarete ; par contre la santé du roi d'Assirie se dégrade. Lors d'une étape près de Themiscire, la tante de Maresie, Amaldée, rend visite à Mandane. Elle est entourée d'une agréable compagnie. Une de ses amies, répondant au nom d'Isalonide, s'avère paradoxalement aussi vertueuse qu'insupportable. Son cas donne lieu à une conversation prenant pour sujet l'idée de vertu. Mandane s'intéresse ensuite à l'histoire du couple de Telamire et Artaxandre, fils d'Ameldée. Comme la rivière la plus proche est en crue, les voyageurs sont immobilisés sur place. Mandane en profite pour prendre connaissance de l'histoire d'Artaxandre et de Telamire.
Lire toute la séquence ⬇Épisode 128 : Suite du voyage vers la Medie – 4 min.
Le voyage en direction d'Ecbatane se poursuit. Un messager informe Cyrus que Timarete et Sesostris, de retour en Egipte, ont pu célébrer leur mariage. Cette nouvelle réjouit tout le monde. Toutefois, l'état de santé du roi d'Assirie se dégrade. Mandane éprouve pour lui plus de pitié que de haine ; Cyrus, en revanche, se montre impassible. Les différents amants restent préoccupés. Anaxaris n'est pas le moins soucieux.
Lire l'épisode ⬇p. 610L'Heroïque joye qu'avoit l'illustre Cyrus d'avoir redonné la liberté à tant de Captifs, ne fut pas la seule dont il se trouva capable : car estant arrivé un Envoyé du Prince Sesostris, et de la Princesse Timarete, il eut aussi beaucoup de satisfaction de sçavoir par luy, qu'Amasis les avoit admirablement bien reçeus, et qu'il avoit consenti à leur Mariage, qui avoit esté celebré avec une magnificence digne d'un Roy d'Egypte, dans la superbe Ville de Memphis. La seule cause du voyage de cét Egiptien, estoit pour venir remercier Cyrus de la felicité dont jouïssoient Sesostris, et Timarete : et pour venir luy offrir au nom d'Amasis, toutes p. 611les Forces de son Royaume s'il en avoit besoin. Mais comme Cyrus ne pensoit plus estre en estat de devoir donner de Batailles, il n'accepta pas ce qu'on luy offroit : et il se contenta d'assurer cét Envoyé, qu'il prenoit beaucoup de part à la joye de la Princesse Timarete, et du Prince Sesostris : et pour luy tesmoigner que la nouvelle qu'il luy avoit aportée de leur Mariage luy avoit esté tres-agreable, il luy fit un present tres-magnifique en le renvoyant. Il est vray que Cyrus ne fut pas seul qui eut de la yoye du bonheur de Sesostris : car tous ceux qui l'avoient connu dans cette Armée en eurent beaucoup, particulierement les Egyptiens qu'il y avoit laissez. Mais si la nouvelle du bonheur de ce Prince fut agreable à tous ceux qui l'avoient veû, ou qui avoient seulement entendu parler de luy ; celle qu'on publia de l'augmentation du mal du Roy d'Assirie, ne produisit pas un effet esgal dans l'esprit de tous ceux qui la sçeurent : car beaucoup de Gens déplorant le malheur d'un si grand Prince, en eurent de la pitié ; quelques autres en eurent de la joye ; et Anaxaris en eut de la douleur, quoy qu'il le haïst, et quoy qu'il condamnast luy mesme un sentiment qu'il avoit eu plus d'une fois. Mais apres tout la passion dominante de son coeur, l'emportant sur tout autre sentiment, il ne pouvoit s'empescher de craindre la mort d'un Rival haï, parce qu'il pouvoit troubler la felicité d'un Rival aimé. Cependant le bruit de l'augmentation du mal du Roy d'Assirie estoit si grand, que personne ne doutoit que la p. 612chose ne fust ainsi : et on en doutoit d'autant moins, que Cyrus à qui ceux qu'il avoit laissez aupres de ce Prince en rendoient conte, disoit luy mesme quand on le forçoit d'en parler, qu'il estoit tres mal, et donnoit lieu de penser que la premiere nouvelle qu'on en auroit, seroit qu'il ne vivroit plus. Il en parloit pourtant avec tant de retenuë qu'on ne pouvoit assez s'estonner de la moderation qu'il avoit de ne se resjouïr point de la perte d'un ennemy tel que celuy-là. Pour Mandane, comme elle avoit l'ame toute Grande, et toute genereuse, elle ne pouvoit pas estre capable de se resjouïr de la mort d'un Prince, qui ne luy pouvoit plus nuire : et elle sentit bien plus de disposition à la pitié qu'à la joye, en cette rencontre. Ce fut pourtant une compassion, qui ne troubla pas le divertissement d'un voyage qui avoit presques tous les plaisirs d'une Cour tranquile : car de la maniere dont les journées estoient disposées, on n'estoit guere plus las le soir que si on eust esté à une simple promenade. Joint aussi que ce grand nombre d'honnestes Gens, que la familiarité du voyage unissoit encore davantage, faisoit un si agreable meslange de Gens de toutes sortes de conditions, d'humeurs, et de Nations differentes, qu'il eust falu estre fort stupide, ou fort chagrin pour s'ennuyer en un lieu où il y avoit tant de Personnes divertissantes, et qui pour la plus part n'avoient alors autre dessein que de se divertir. Il en faut pourtant excepter ceux à qui l'amour donnoit de fâcheuses heures : car enfin Intapherne p. 613avoit tousjours dans l'esprit la Princesse de Bithinie ; Artamas estoit fâché d'estre si longtemps esloigné de la Princesse Palmis ; Mazare avoit bien de la peine à s'accoustumer à n'estre que l'Amy de Mandane, et à n'estre plus son Amant ; Myrsile n'estoit pas peu affligé de voir qu'il ne faisoit nul progrés dans l'esprit de Doralise ; et Andramite estoit au desespoir. de connoistre qu'il n'y avoit nulle apparence qu'il pûst jamais flechir son coeur. Pour Aglatidas, il estoit encore trop amoureux d'Amestris, pour n'avoir pas une impatience inquiette de la revoir, et pour ne s'ennuyer pas quelquesfois de la longueur de ce voyage, quoy qu'il s'aprochast tousjours d'elle. Ainsi tout ce qu'il y avoit d'Amans dans cette Armée, avoient chacun leur chagrin : mais comme ils aportoient quelque foin à le cacher, ils ne laissoient pas de contribuer beaucoup au plaisir de la conversation, principalement les soirs que toute la Compagnie se r'assembloit chez Mandane. Anaxaris mesme, tout inquiet qu'il estoit, ne laissoit pas aussi de faire un grand effort sur son esprit, afin de ne monstrer pas son inquiettude : car dans le dessein qu'il avoit de plaire à Mandane, il ne jugeoit pas que le chagrin qu'il avoit dans l'ame deust paroistre sur son visage : de sorte qu'il le cachoit si bien, et il arriva si parfaitement à la fin qu'il s'estoit proposée, qu'il y avoit peu d'hommes au monde, pour qui Mandane eust plus d'estime que pour Anaxaris. Aussi luy en donnoit elle mille marques obligeantes ; soit en disant mille biens de p. 614luy à Cyrus ; soit en l'assurant qu'elle obligeroit le Roy son Pere, à reconnoistre les services qu'il luy rendoit ; soit en sa façon de vivre aveque luy : car enfin elle luy commandoit avec une authorité si douce, et si civile, qu'on peut assurer que ces commandemens estoient plus obligeans, que les prieres de beaucoup d'autres. Mais si Anaxaris aportoit foin à se faire aimer de Mandane, il en aportoit aussi â se faire aimer et craindre de ceux à qui il commandoit : et il en estoit en effet tellement aimé, et tellement craint, qu'il estoit peu de choses qu'il n'eust pû leur faire faire.
Épisode 129 : Conversation au sujet de la vertu – 6 min.
En route, on fait une halte près de Themiscire. Martesie se rappelle que l'une de ses tantes, répondant au nom d'Amaldée, habite non loin de là. En attendant de lui rendre visite, Mandane et Martesie évoquent le souvenir d'une amie d'Amaldée, dénommée Isalonide, laquelle, bien que vertueuse, est l'une des personnes les plus insupportables de la terre. Elle est en effet grondeuse, chagrine, médisante et orgueilleuse. Son portrait donne lieu à une conversation prenant pour sujet l'idée de vertu.
Lire l'épisode ⬇Cependant cette illustre Troupe s'avançant tousjours, Cyrus et Mandane arriverent un soir à une petite Ville scituée au bord de ce grand et fameux Fleuve Halis, qui a sa Source parmy les Montagnes d'Armenie : et qui apres avoir serpenté dans tant de Païs differens, separe en cét endroit la Capadoce de la Paphlagonie, n'estant esloigné du Pont Euxin que de trois cens stades seulement. Comme la journée avoit esté assez grande, et que Mandane trouvoit quelque douceur à penser qu'elle estoit en Capadoce, où tous les Peuples la recevoient avec une joye incomparable, et des acclamatios continuelles, elle fit dessein de s'y reposer un jour, dont Martesie eut beaucoup de joye : parce qu'elle se souvint qu'elle avoit une Tante qui demeuroit d'ordinaire à Themiscire, qui avoit une fort belle Maison à quarante stades de la : se souvenant de plus qu'elle avoit toûjours accoustumé d'y estre à la Saison p. 615qu'il estoit : de sorte qu'elle s'en envoya informer à l'heure mesme, afin que si elle s'y trouvoit, elle demandast permission à Mandane de luy aller faire une visite le lendemain, puis qu'elle ne marcheroit pas : si bien que dans cette esperance, elle passa le soir avec beaucoup de disposition à se divertir. Comme Feraulas estoit celuy qui s'estoit chargé de sçavoir si sa Tante seroit chez elle, il s'en aquita avec tant de diligence, que lors que Martesie s'éveilla le lendemain, elle sçeut que celle qu'elle vouloit voir estoit où elle pensoit qu'elle fust, et qu'elle y estoit mesme avec une belle et grande Compagnie. Martesie ne sçeut pas plustost cette agreable nouvelle, que se levant en diligence, elle fut trouver Mandane, pour la suplier de luy permettre d'aller faire cette visite. D'abord cette Princesse ne se ressouvint pas bien qui estoit cette Parente de Martesie : mais un moment apres s'estant remis en la memoire qu'elle estoit Soeur de celle qu'avoit espousé Artucas, qui avoit livré une Porte de Sinope à Cyrus, lors qu'il avoit esté pour la delivrer : et qu'il n'avoit delivré que le Roy d'Assirie, elle luy dit obligeamment que pour ne se priver pas du plaisir qu'elle avoit de la voir aupres d'elle, et pour ne la priver pas aussi de celuy qu'elle esperoit recevoir en voyant une Personne qui luy estoit si proche, elle vouloit envoyer faire un Compliment à sa Tante, et luy envoyer mesme un Chariot, quoy qu'elle sçeust bien qu'elle en avoit un, afin de l'obliger à p. 616la venir voir. Martesie n'osant pas resister â une proposition si obligeante, remercia Mandane de la bonté qu'elle avoit pour elle, et se voulut charger du foin d'envoyer vers sa Parente, qui se nommoit Amaldée. Mais cette Princesse voulut que ce fust un des siens qui y allast : et en effet la chose s'executa ainsi. Il est vray que Martesie chargea celuy qui y fut d'un Billet pour Amaldée, apres quoy elle retourna dans la Chambre de Mandane, que ses Femmes habilloient, et où Doralise, et Pherenice estoient. De sorte que cette Princesse prenant la parole dés qu'elle la vit entrer, mais Martesie, luy dit-elle, je ne sçay si ma memoire me trompe, mais il me semble que du temps que nous estions à Themiscire, vostre Tante qui est une des plus honneste Personne du monde, avoit une Amie qui a mon gré estoit la plus insuportable Femme de la Terre, quoy que ce fust une des plus vertueuses du costé de la galanterie. Il est vray Madame, reprit Martesie, que je n'en connus de ma vie une qui eust plus de part à mon aversion que celle que vous dittes. Mais comment en pouvoit elle donc avoir à l'amitié d'Amaldée, reprit Doralise, car pour moy je trouve qu'il n'est pas ordinaire, qu'une Personne qui a du merite, ait des Amies qui n'en ont point. On ne peut pas dire, reprit Mandane, que celle dont je parle n'ait point de bonnes qualitez : puis qu'il est vray qu'elle a esté admirablement belle et qu'elle l'estoit encore extrémement quand je partis de Themiscire. De plus, elle a de la vertu, p. 617autant qu'on en peut avoir, et elle a mesme assez d'esprit : mais avec tout cela, si Martesie vouloit vous la representer, je suis assurée que vous tomberiez d'accord, qu'elle n'est point du tout aimable. Ha Madame, s'escria Martesie, vous parlez encore trop favorablement d'une Personne qui ne merite pas d'estre aussi vertueuse qu'elle est, puis qu'elle se sert si mal de sa vertu : car enfin (dit-elle en se tournant vers Doralise) puis que la Princesse veut que je vous despeigne cette Amie d'Amaldée, qui se nomme Isalonide, il faut vous l'imaginer comme elle vous l'a despeinte, c'est à dire belle et vertueuse, et mesme assez pleine d'esprit : mais d'un esprit si remply d'un sot orgueil, que je ne sçay comment vous le representer. En effet, parce qu'elle sçait qu'elle a de la modestie, elle croit qu'il n'est pas necessaire qu'elle ait de l'humilité : et que parce qu'elle n'est ny coquette, ny Galante, et que de ce costé là on ne luy peut rien reprocher, elle a un privilege particulier d'estre chagrine, bizarre, grondeuse, coleré, médisante, et imperieuse : et elle croit enfin, que parce qu'elle a une vertu toute seule, il luy doit estre permis d'avoir tous les vices. Et pour moy, de la façon dont elle en use, si j'estois son Mary, je pense que j'aimerois mieux qu'elle fust un peu galante, et qu'elle eust un peu de toutes les autres vertus qui luy manquent, que de n'en avoir qu'une et avoir un peu de toutes les mauvaises habitudes qu'on peut avoir. En mon particulier, reprit Doralise, je ne trouve rien de p. 618plus desraisonnable que de voir une Femme qui conte pour quelque chose de ce qu'elle est, ce qu'elle doit estre. Isalonide le conte tellement, repliqua Martesie, que je suis persuadée que comme il y a certains Braves insolens, grossiers, et stupides, qui croyent que la valeur toute seule suffit à faire un honneste homme ; Isalonide croit aussi qu'il ne faut que n'estre point Galante, pour estre la plus vertueuse Femme de son Siecle. Cependant il resulte de cette belle opinion, qu'elle fait enrager son Mary par ses Caprices : qu'elle met le desordre dans toute sa Famille par sa severité et par son orgueil ; qu'elle reprend avec aigreur tout ce qu'elle a de Parentes qui sont jeunes ; qu'elle censure toutes les Femmes de la Ville où elle est ; quelle mesprise tout ce qui l'aproche ; qu'elle fait cent jugemens injustes ; qu'elle ne met point de difference, entre estre un peu Galante, ou estre tres criminelle ; et qu'elle condamne enfin tout ce qu'elle voit, et tout ce qu'elle ne voit pas ; luy semblant qu'il n'apartient qu'à elle seule de se vanter d'estre vertueuse : aussi paroist-il une telle presomption dans son esprit, qu'on ne la sçauroit endurer. Il est vray, reprit Mandane, que cette vanité est tres mal fondée, puis que s'il est excusable d'en avoir de quelque chose, il faut que ce soit lors qu'on possede quelque bonne qualité qu'on n'est pas absolument obligé d'avoir : et il ne faut pas trouver qu'il y ait sujet d'avoir de l'orgueil, de ce qu'on possede une vertu sans laquelle on seroit infame. Car par exemple si une Femme qui aura p. 619de la beauté, de l'esprit, et de la vertu, se donne la peine de cultiver les lumieres que la Nature luy a données, et que soit dans les Sciences, ou dans les Arts, elle aquiere quelques connoissances extraordinaires, dont elle sçache user avec toute la retenuë qui est necessaire à nostre Sexe, elle a sans doute quelque sujet de pretendre qu'on la doit plus loüer qu'une autre. Je dis mesme plus, adjousta t'elle, puis que je tombe encore d'accord, qu'une grande partie des vertus qu'Isalonide n'a pas, peuvent en quelque façon estre un juste sujet de vanité à celles qui les possedent, parce qu'on peut manquer d'en avoir quelqu'une, et ne laisser pas de meriter d'estre loüée. Mais de tirer vanité d'une vertu, dont on ne peut manquer sans estre indigne de vivre, c'est une chose si honteuse à tout le Sexe en general, que je n'y puis penser sans quelque sentiment de confusion. Car enfin il faut croire que cette sorte de vertu, dont Isalonide tire tant de vanité, est si essentiellement necessaire à une Femme, qu'il ne faut pas mesme presuposer qu'il s'en puisse trouver qui ne l'ayent pas et il vaut beaucoup mieux estre en hazard de mettre quelques criminelles au rang des innocentes, que de croire qu'il puisse y en avoir beaucoup de coupables. Ainsi selon mon sentiment, Isalonide a un orgueil tres mal fondé, et je suis persuadée qu'un homme qui pretendroit de grands Eloges, sans autre raison sinon qu'il n'auroit ny empoisonné, ny assassiné personne, seroit aussi bien fondé qu'elle, qui ne fait consister sa p. 620gloire, qu'en ce qu'elle n'a point eu de galanterie. Il faut sans doute, reprit Doralise, qu'elle ne sçache pas que n'avoir point un vice, n'est pas avoir une vertu ; et qu'entre l'avarice, et la liberté, il y a un grand intervale. Ce que vous dittes de l'avarice, et de la liberalité, repliqua Mandane, se peut presques dire de toutes les autres vertus, et de tous les autres vices, n'y en ayant guere où l'on ne trouve cét intervale dont vous parlez, qui fait que tant qu'on y demeure, on ne merite ny blasme, ny loüange. Pour moy, reprit Doralise en soûriant, je croirois volontiers qu'Isalonide ne merite peutestre pas mesme qu'on luy attribuë la vertu dont elle se vante tant : car si elle est aussi grondeuse, aussi chagrine, aussi médisante, et aussi orgueilleuse, que vous la representez, je ne pense pas qu'elle ait eu beaucoup d'adorateurs. En mon particulier, adjousta Martesie, je trouve que vous avez raison : du moins sçay-je bien, que je ne trouve rien de plus insuportable que ces sortes de Femmes, qui ont l'ame si basse, qu'elles se contentent d'une seule vertu, et qui ont toutesfois tant d'orgueil, qu'elles mesprisent celles qui outre cette vertu qu'elles ont aussi bien qu'elles, possedent encore toutes les autres. Et ce qui est le plus fâcheux, c'est que l'exemple de cette fiere et sauvage vertu, ne sert de rien pour porter les jeunes personnes au bien : au contraire toutes les reprimandes de ces sortes de Femmes severes et arrogantes, irritent leur esprit, et font qu'elles ont tant de peur de p. 621leur ressembler, qu'il arrive quelquesfois qu'elles ne leur veulent pas mesme ressembler en ce qu'elles ont de bon.
Épisode 130 : Clorelise, Belermis, Telamire et Artaxandre – 4 min.
Mandane et Martesie s'interrogent ensuite sur le sort d'une sœur d'Isalonide, dénommée Clorelise, qui paraissait aussi agréable que sa sœur semblait insupportable. Mêmes interrogations au sujet du frère, portant le nom de Belermis, lequel montrait une trop forte inclination pour la guerre. Amaldée arrive bientôt, en agréable compagnie. Martesie retrouve avec joie son amie Erenice, tandis que Mandane est intriguée par une dame extrêmement belle, nommée Telamire, ainsi que par un jeune homme de fort bonne mine, Artaxandre, fils d'Ameldée.
Lire l'épisode ⬇Quoy qu'il en soit, reprit Mandane, nous sçaurons du moins par Amaldée, si isalonide est tousjours de mesme humeur, et si une jeune Soeur qu'elle avoit sera devenuë de la sienne. Si cela est, repliqua Martesie, j'advoüeray que je ne me connois point en phisionomie : car je vous assure Madame, que cette jeune Soeur qui se nomme Clorelise, avoit je ne sçay quoy dans les yeux qui me faisoit croire qu'elle avoit l'inclination fort galante, Il est vray qu'Isalonide l'observoit de si prés, quoy qu'elle ne demeurast pas avec elle, qu'elle n'estoit pas en pouvoir de suivre ses propres sentimens. Si cette Personne, reprit Doralise, est aussi jolie que son nom est joly, elle est plus aimable que sa Soeur : comme je ne l'ay guere pratiquée, repliqua Martesie, je sçay seulement qu'elle a l'air galant ; qu'elle est belle ; et qu'elle a beaucoup d'esprit ; sans que je puisse pourtant vous dire si elle est fort aimable. Mais en eschange, adjousta Mandane, vous pouvez l'assurer qu'elle a un Frere nommé Belermis, qui est aussi persuadé de sa valeur, que son autre Soeur l'est de sa vertu : du moins (poursuivit-elle en regardant Martesie) me semble-t'il qu'on l'accusoit de faire un peu trop le brave, quoy qu'il le fust en effet. Il est vray Madame, reprit Martesie, que Belermis qui à cela prés, est un assez honneste homme, a tousjours un peu trop affecté de paroistre ce qu'il p. 622est, et qu'on l'a accusé aveque raison, d'avoir toutes les grimaces de la bravure. Car enfin, il est certain qu'il a une desmarche trop guerriere ; que son action a quelque chose de trop fier ; et que lors qu'il entre dans une Compagnie, il a plus l'air d'un homme qui seroit prest à donner une Bataille, qu'à faire une conversation de Galanterie. Ses habillemens mesme, ont tousjours quelque chose qui ne sent point la Paix : et le son de sa voix est si retentissant, qu'on a peine à s'imaginer que les prieres qu'il fait ne soient pas des commandemens, et mesme des commandemens militaires, tant il est vray que tout ce qu'il fait, et tout ce qu'il dit, persuade qu'il affecte de faire le brave en toutes choses : cependant il est certain qu'il est ainsi naturellement. Si cela est, reprit Doralise, il a grand sujet de se plaindre de la Nature : car je vous assure que ces hommes qui sont tousjours guerriers en temps de paix, ne sont guere moins ridicules, que ces Femmes qui sont de l'humeur d'Isalonide. Comme Doralise parloit ainsi, la Princesse Mandane estant achevé d'habiller, se disposa d'aller au Temple, où elle fut en effet, accompagnée de Cyrus, et de tous ceux qui formoient cette belle Cour errante, s'il est permis de parler ainsi. Mais comme le Sacrifice fut un peu long, lors que Mandane retourna au lieu où elle avoit couché, elle y trouva la Tante de Martesie qui venoit d'y arriver : mais elle l'y trouva avec une des plus belles, et des plus agreables Compagnies du monde : car enfin, elle p. 623avoit avec elle dix ou douze Femmes bien faites, et autant d'hommes fort honnestes Gens. De sorte que Mandane estant agreablement surprise, par une si belle Troupe, elle la reçeut avec toute la civilité possible, et elle reçeut d'autant mieux toutes ces Personnes, qu'il y en avoit peu qui luy fussent inconnuës : car elles estoient presques toutes de Themiscire. Cyrus en son particulier eut aussi beaucoup de satisfaction de voir que cette belle Compagnie venoit tout à propos pour faire passer le jour agreablement à Mandane : et tous ceux qui estoient aveque luy, furent aussi bien aises de voir tant de Dames en un lieu où il n'y avoit pas aparence d'en devoir trouver de si aimables. Pour Martesie, elle estoit si satisfaite de voir tant de personnes de sa connoissance, que la joye en paroissoit dans ses yeux : mais ce qui luy en donna le plus, fut de voir avec sa Tante cette Fille d'Artucas nommée Erinice, avec qui elle avoit fait une amitié si particuliere à Sinope, durant qu'elle avoit esté logée chez son Oncle, pendant la Prison d'Artamene. Aussi ne se vit elle pas plustost en liberté de l'entretenir durant qu'Amaldée parloit à Mandane, que se souvenant qu'elle avoit esté presente lors que ces quatre Amans qui pretendoient chacun estre le plus malheureux Amant du monde, furent jugez par elle en presence de Cyrus ; que prenant la parole ; helas ma chere Erenice, luy dit-elle, que de choses me sont arrivées depuis ce jour où j'estoit si occupée à examiner qui de l'indifference, de la p. 624mort, de l'absence, ou de la jalousie, estoit la plus rigoureuse, et que je serois encore, si je voulois vous dire qui m'a donné le plus d'inquietude, ou la peine de ne vous plus voir, ou la crainte d'estre oubliée de vous. Mais pendant que Martesie parloit ainsi, et qu'Erenice luy respondoit avec beaucoup d'esprit, et beaucoup de tendresse, Mandane regardoit avec admiration une Personne qu'elle voyoit parmy ces autres Dames : car encore qu'elles fussent presques toutes bien faites, il n'y avoit pas de comparaison de celle-là à toutes les autres. En effet cette Fille, qui se nommoit Telamire, avoit tous les charmes de la beauté : et sa beauté estoit mesme si particuliere, qu'on ne pouvoit luy assigner de rang. Car comme elle n'estoit ny grande ; ny petite ; ny blonde, ny pâffe ; ny rouge ; ny brune ; et qu'elle tenoit je juste milieu entre toutes ces choses, on eust dit que la Nature l'avoit voulu separer de toutes les autres, afin qu'on ne la pûst jamais confondre dans ces divers ordres de beautez qui font quelquesfois de si grands Partis, lors qu'il s'agit de soustenir les beautez blondes, ou les beautez brunes. De plus, Telamire, outre qu'elle estoit belle, estoit encore de bonne grace, et avoit un certain air de qualité en toute sa Personne, qui sans avoir rien de superbe, avoit pourtant de la majesté. Au reste ; comme Telamire n'estoit ny brune, ny blonde, il sembloit encore par l'air de son visage, qu'elle n'estoit ny melancolique, ny enjoüée, et qu'ayant fait un juste meslange de ces deux choses, il p. 625en avoit resulté une humeur agreable et douce, qui sans tenir rien de la trop grande gayeté, ny du chagrin, devoit estre fort divertissante. Mais si Telamire charma les yeux de la Compagnie, un homme qui estoit aupres d'elle, merita d'arrester aussi les regards de tout le monde, estant certain qu'il avoit aussi bonne mine que Telamire estoit belle. On voyoit mesme en sa phisionomie, qu'il avoit beaucoup d'esprit : et il escoutoit ce qu'on disoit d'un certain air, qu'il estoit aisé de connoistre par les mouvemens de son visage, qu'il entendoit les choses comme il les faloit entendre. Mais ce qui le rendit encore plus considerable à Mandane, fut d'aprendre qu'il estoit Fils d'Amaldée, et Parent de Martesie : car comme il n'estoit pas à Themiscire, lors qu'elle y estoit, elle ne le connoissoit point. Elle se souvenoit bien qu'Amaldée avoit un Fils qui se nommoit Artaxandre, mais elle ne sçavoit pas que ce fust celuy qu'elle voyoit. Aussi ne le sçeut elle pas plustost, qu'elle luy fit un Compliment sort obligeant : où il respondit comme un des hommes du monde qui parloit le mieux, et qui disoit tousjours le plus precisément tout ce qu'il devoit dire. De sorte que la conversation se liant peu à peu entre tant d'agreables Personnes, le temps passa si viste, qu'il sembloit qu'il n'y eust qu'un moment que Mandane fust revenuë du Temple, lors qu'on l'advertit qu'on avoit servy : si bien que toute cette belle Troupe se separant, Cyrus emmena tous les hommes aveque luy, et Mandane retint toutes les Dames à p. 626disner avec elle : il est vray qu'elle ne les retint pas seulement pour cela, car elle leur declara qu'elles ne retourneroient point chez elles que le lendemain. Mais pour respondre à la civilité de cette Princesse, Amaldée luy dit qu'elles feroient encore plus, parce qu'elles estoient resoluës de l'aller conduire jusques à deux journées du lieu où elle estoit : de sorte que toute cette belle Troupe, se joignant à tant d'honnestes Gens qui suivoient Mandane, fit qu'on passa ce jour-là avec beaucoup de plaisir.
Épisode 131 : Le débordement de la rivière – 4 min.
Alors que Cyrus et ses compagnons s'apprêtent à poursuivre leur chemin, il s'avère que le débordement d'une rivière les empêche de traverser la campagne. Mandane est ravie de ce contretemps, car elle est curieuse de connaître l'histoire d'Artaxandre et de Telamire. Elle enjoint Martesie d'interroger Erenice qui doit la connaître en détail. Celle-ci se montre d'abord réticente, puis accepte de faire le récit.
Lire l'épisode ⬇Il arriva mesme une chose qui fit qu'elle ne pût pas se separer si tost, et que la Princesse Mandane ne pût partir comme elle en avoit le dessein, parce que pendant la nuit, ce grand Fleuve au bord duquel estoit scituée la petite Ville où elle estoit alors, s'enfla d'une telle sorte, et commença de se desborder avec tant d'impetuosité, que la Campagne prochaine en estoit toute inondée. Car enfin les Torrens ne grossissent pas avec plus de precipitation, que cette grande Riviere se desborda. Il est vray que durant douze heures, il tomba une Pluye si abondante, que cela ne servit pas peu à la grossir, quoy que selon les aparences ce desbordement fut principalement causé par la chutte de plusieurs Torrens, qui descendant tout d'un coup dans cette Riviere, qui a sa Source parmy les Montagnes d'Armenie, la forcerent de sortir de son Canal ordinaire, et de s'espancher par la Plaine. Cependant comme il faloit que Mandane la traversast pour continuer son chemin, il falut de p. 627necessité attendre qu'elle se fust retirée, et il falut mesme que toute cette belle Troupe qui l'estoit venuë visiter, s'arrestast aussi long temps aupres d'elle, qu'elle demeura en ce lieu-là, parce que la Maison d'Amaldée estoit de l'autre costé de l'eau. Car encore qu'il y eust un Pont, et que le Pont ne fust pas rompu, on ne pouvoit s'en servir à passer le Fleuve, parce qu'on ne pouvoit y aller à cause que le débordement alloit plus de douze stades au de là des deux bouts de ce Pont. De sorte que toute cette agreable Compagnie demeurant jointe, il sembla qu'elle n'eust autre dessein que de faire passer ce temps-là sans ennuy à la Princesse Mandane, qui de son costé faisoit aussi ce qu'elle pouvoit pour contribuer au divertissement de tant de Personnes agreables. Mais Martesie (disoit-elle un matin à cette aimable Fille) qui peut avoir assemblé toutes ces Dames qui sont avec vostre Tante ? je vous assure Madame, luy repliqua-t'elle, que je ne le sçay encore que fort confusément : car depuis qu'elles sont icy, je n'ay fait autre chose que de parler de vous, et de satisfaire la curiosité qu'elles ont euë, de sçavoir toutes vos avantures. Ce n'est pas que la renommée ne leur en eust apris une partie, mais c'est qu'elles les sçavoient si mal, que j'ay esté bien aise de leur aprendre la verité, et de la separer de tous les mensonges qu'on leur avoit fait passer pour des veritez constantes. Mais aujourd'huy que je leur ay dit tout ce qu'elles vouloient sçavoir, il faudra que je les oblige à leur tour, à p. 628me dire tout ce que je voudray qu'elles m'aprennent : car enfin tout ce que je sçay est qu'il y a une grande avanture, entre cette belle Fille qui s'apelle Telamire, et Artaxandre, et que l'amour fait des heureux, et des malheureux par tout. Telamire, reprit Mandane, est bien propre à produire deux effets si differens, puis qu'il est vray que je n'ay guere veû de personnes en ma vie qui me plaisent davantage : c'est pourquoy Martesie informez vous un peu plus particulierement de sa Fortune, afin de me la faire sçavoir. Il me sera bien aisé de vous obeïr Madame, repliqua-t'elle, puis qu'en mon particulier j'ay beaucoup de curiosité de l'aprendre : et en effet dés le soir mesme, Erenice s'estant trouvée avec Martesie, sans autre compagnie que celle de Doralise, durant que toutes les autres Dames estoient avec Mandane, elle s'aquita de sa commission. Mais ma chere Parente, luy dit-elle, apres vous avoir raconté les plus belles avantures du monde, en vous racontant celles de nostre Princesse, et de l'illustre Cyrus, ne pensez vous pas ne me dire ri ? des vostres. Quand je vous auray dit, reprit Erenice, qu'apres vostre depart de Sinope, mon Pere m'envoya à Themiscire aupres d'Amaldée ; et que j'y ay tousjours esté avec beaucoup de chagrin de ne sçavoir bien souvent où vous estiez, ou de sçavoir que vous estiez Prisonniere, je vous auray sans doute dit les plus importantes choses de ma vie. Dites moy du moins, repliqua Martesie, ce qui est cause que tant d'aimables Personnes p. 629qui n'avoient autrefois nulle societé entr'elles, ont fait un voyage ensemble. Pour vous aprendre ce que vous voulez sçavoir, reprit-elle, il faudroit que je vous disse toute la vie d'Artaxandre, et toute celle de Telamire. Quoy qu'Artaxandre soit mon Parent comme le vostre, reprit Martesie, la Fortune nous a si souvent separez, que nous ne nous connoissons presques point : mais comme il me semble un fort honneste homme, je seray bien aise de le connoistre par vous, c'est pourquoy ma chere Erenice, il faut que vous vous disposiez à m'aprendre toute sa vie, puis que vous la sçavez, et que Doralise ait sa part du divertissement que vostre recit me donnera. Les avantures des Personnes où l'on ne s'interesse point, repliqua Erenice, divertissent si peu, qu'il faut ce me semble attendre que nous soyons seule à nous entretenir d'une pareille chose. Ce n'est pas, adjousta-t'elle, que ce que j'ay à vous dire ne soit assez extraordinaire : mais c'est comme je l'ay desja dit, que si on ne s'interesse un peu à la Fortune de ceux de qui on entend raconter l'Histoire, on n'y sçauroit prendre plaisir. S'il ne faut que s'interesser au bonheur d'Artaxandre, et à celuy de Telamire, reprit Doralise, pour avoir quelque satisfaction en oyant le recit de leurs Avantures, j'ay assurément tout ce qu'il faut pour en estre agreablement divertie : car enfin il n'est pas possible de les voir sans desirer qu'ils soient heureux : et pour vous tesmoigner, poursuivit elle, qu'ils ne me sont pas indifferens, p. 630je vous assure que je souhaite de tout mon coeur, que si Artaxandre a des Rivaux, qu'ils soient mal traitez : et que si Telamire doit aimer quelque chose, que ce soit Artaxandre. Mais peutestre adjousta-t'elle, est-ce que vous avez quelque secret à dire à Martesie, que vous ne voulez pas que je sçache : c'est pourquoy (poursuivit Doralise en se levant, comme ayant dessein de s'en aller) il vaut mieux vous laisser en liberté. Ha Doralise, s'escria Erenice en la retenant, gardez vous bien de faire une pareille chose, car je suis persuadée que si j'avois privé Martesie de vostre veuë, la mienne ne luy donneroit pas grande satisfaction. De plus, je puis vous assurer que toute douce que vous la voyez, c'est une des plus vindicatives Personnes du monde, lors qu'il s'agit d'une pareille chose : et pour vous le prouver je me souviens qu'ayant eu un jour le malheur de luy oster une Compagnie agreable sans y penser, elle n'eut point de repos qu'elle ne s'en fust vangée en m'accablant une apresdisnée toute entiere, de la conversation de la plus incommode Personne qui sera jamais : c'est pourquoy ne songez donc pas s'il vous plaist à vous en aller. Songez donc à me satisfaire, reprit Martesie en riant, puis que je suis si vindicative : car je vous declare que si vous ne me dittes toute la vie d'Artaxandre, et de Telamire, je diray tout ce que je sçay de la vostre à Doralise, quoy que comme vous sçavez je n'ignore pas que vous avez fait plus d'un malheureux, depuis que nous nous connoissons. p. 631Comme ce recit, repliqua Erenice en rougissant, seroit moins divertissant que celuy que je dois faire, quoy que vous parliez plus agreablement que moy, j'aime mieux vous obeïr que vous resister. Obeïssez donc, reprit Martesie, mais pour faire que ce mot soit placé à propos, obeïssez à Doralise, et adressez luy la parole : car comme elle est Estrangere à Themiscire, il faut que ce soit à elle que vous expliquiez beaucoup de choses, que vous ne me diriez pas, si vous ne parliez qu'à moy Apres cela, Doralise respondit encore quelque chose, et Erenice luy repliqua, mais à la fin Martesie leur ayant imposé silence à toutes deux, et ayant donné ordre qu'on ne les vinst point interrompre, Erenice commença de parler en ces termes.