Partie 5 (voir le frontispice) – Livre premier.
Gravure de la partie 5, livre 1.
Résumé de la séquence
Cyrus rejoint son camp, navré de devoir confirmer au roi de Phrigie la captivité de son fils Artamas, prisonnier de Cresus. Après une nuit tourmentée, il se rend auprès de Panthée et d'Araminte, afin de leur demander de faire pression sur Abradate et le roi de Pont pour qu'ils traitent généreusement les prisonniers de guerre de Cresus. Lui-même écrit à ce propos au roi de Lydie et dépêche Aglatidas auprès de lui. Cyrus passe ensuite la soirée en compagnie de ses amis. La conversation porte sur l'amour, et sur le bonheur ou l'affliction ressentie lorsque l'on se remémore des instants heureux mais révolus. Panthée accepte que Pherenice raconte sa vie et les moments de félicité passés avec Abradate à Suse, mais refuse d'assister à ce récit, de crainte de se sentir affligée.
Lire toute la séquence ⬇Épisode 1 : Les malheurs de Cyrus – 4 min.
De retour au camp, Cyrus rend visite au roi de Phrigie, à qui il confirme que son fils Artamas est prisonnier de Cresus. Il lui promet néanmoins de tout mettre en œuvre pour le libérer. Cyrus passe ensuite la nuit à s'entretenir avec Chrisante, en lui dépeignant ses infortunes, notamment le fait qu'il soit séparé de Mandane. Le lendemain, il se rend auprès de Panthée et d'Araminte, avant de dépêcher Aglatidas vers Cresus.
Lire l'épisode ⬇p. 5Cyrus ne fut pas plustost arrivé au Camp, qu'il songea à donner au Roy de Phrigie toute la consolation qu'il pouvoit luy faire recevoir, apres la prison du Prince Artamas : de sorte que sans tarder à sa Tente, il fut à celle de ce Pere affligé, pour luy aprendre les particularitez du mauvais succés de son entreprise, et pour l'assurer qu'il n'oublieroit rien de tout ce qui pourroit redonner la liberté à son illustre Fils. Seigneur (interrompit ce genereux Prince, lors que Cyrus luy tint ce discours) s'il l'avoit p. 6perduë en delivrant la Princesse Mandane, je ne me pleindrois pas de mon malheur : mais je vous advouë que j'ay besoin de consolation, devoir qu'il est inutile pour vostre service : et que bien loin de vous rendre une partie de ce qu'il vous doit, il est en estat de perir, si vous n'estes son Liberateur. je ne pense pas, repliqua Cyrus, que nos Armes soient si peu redoutables au Roy de Lydie, qu'il ose se porter à faire une violence à un Prince qui est engagé dans nostre Parti : et à un Prince encore à qui il doit tant de victoires : n'estant pas croyable qu'il ignore que les Rois sont obligez d'estre reconnoissans comme les autres hommes : et que l'ingratitude est d'autant plus noire en ceux qui s'en trouvent capables, que leur rang est eslevé au dessus de celuy de leurs Sujets : ainsi ne craignez rien pour le Prince Artamas du costé de Cresus. De plus, le Roy de la Susiane et le Roy de Pont, seront sans doute ses Protecteurs : car estant genereux comme ils sont, ils voudront assurément obliger Cresus à n'estre pas plus rigoureux envers les Prisonniers qu'il a faits, que je le suis à la Reine Panthée, et à la Princesse Araminte. Cependant comme il ne faut jamais se confier trop à la generosité de ses ennemis, j'envoyeray demain un des miens vers Cresus, afin de luy aprendre quel interest je prens en la personne du Prince vostre Fils ; j'obligeray mesme les deux Princesses que je viens de nommer, d'écrire en sa faveur : et je vous feray connoistre p. 7enfin par mes soins, combien j'estime sa personne, et combien vos interests me sont chers. Le Roy de Phrigie remercia Cyrus avec beaucoup d'affection, de la bonté qu'il avoit pour luy : et ce Prince souffrit l'accident qui luy estoit arrivé, avec beaucoup de constance. Cyrus ne voulut pas luy dire qu'il avoit remarqué que le Prince Artamas estoit fort blessé : tant parce qu'il ne voulut pas l accabler de tant de douleur à la fois, que parce qu'il espera en avoir peut-estre des nouvelles plus favorables. Il se retira donc à sa Tente, où il fut contraint par civilité, de donner une heure à tous les Chess de son Armée qui le vouloient voir : et en suitte encore une autre, aux ordres necessaires pour les choses de la guerre : apres quoy se retirant en particulier avec Chrisante seulement, il passa le reste du soir à considerer la grandeur de ses infortunes, et la multitude de ses malheurs. Cette consideration en l'affligeant sensiblement, ne luy abbatoit pas neantmoins le courage : au contraire, plus il se croyoit malheureux, plus son ame se confirmoit dans le dessein de s'opposer constamment à la mauvaise Fortune : et quoy qu'il eust le coeur fort sensible, il ne laissoit pourtant pas de l'avoir ferme et inébranlable. Il avoit mesme cét advantage, qu'il ne sentoit que les malheurs que l'amour luy faisoit endurer : car pour les autres, son esprit estoit tellement au dessus de tour ce qui luy pouvoit arriver, qu'il n'en pouvoit estre touché que foiblement. p. 8Il s'estoit veû prisonnier d'Estat, et tombé du faiste du bonheur, dans un abisme de misere : mais parce qu'il l'avoit esté sans crime, il n'avoit pas eu besoin de toute sa constance pour suporter une si fascheuse avanture. La mort mesme, toute effroyable qu'elle est, n'avoit jamais esbranlé son ame, quoy qu'il l'eust veuë cent et cent fois si prés de luy, qu'il avoit eu lieu de croire qu'il estoit prest de tomber sous sa puissance ; mais si son ame estoit assez ferme pour souffrir toutes les rigeurs de la Fortune, elle estoit aussi assez sensible, pour ne pouvoir endurer sans une douleur inconcevable, tous les suplices que l'amour luy faisoit souffrir. Ce Prince qui eust sans doute pû perdre des Couronnes sans changer de visage, ne pouvoit craindre de perdre Mandane : sans un trouble dans son coeur, dont sa raison ne pouvoit estre Maistresse. Il passa donc une partie de la nuit à s'entretenir avec Chrisante : mais à la fin songeant plustost à donner quelque repos à un homme qui luy estoit si considerable, qu'à en prendre pour luy mesme ; il le congedia, et demeura seul à se pleindre de ses malheurs, jusques à ce que la lassitude l'assoupist insensiblement malgré luy, et donnast quelque tréve à ses ennuis : bien est il vray que cette tréve ne fut pas fort longue, car il s'éveilla à la pointe du jour, aussi malheureux qu'il s'estoit endormy : Il n'oublia pourtant pas la promesse qu'il avoit faite au Roy de Phrigie : de sorte que jettant les yeux sur Aglatidas, pour p. 9l'envoyer vers Cresus, il le fit apeller ; et luy donnant un Heraut pour le conduire à Sardis, il luy ordonna de le suivre auparavant, au lieu où estoient la Reine de la Susiane et la Princesse Araminte : afin de luy donner ses derniers ordres, lors qu'il auroit obtenu d'elles ce qu'il en desiroit.
Épisode 2 : Les lettres de Panthée et d'Araminte – 4 min.
Cyrus rend visite à la reine de la Susiane, puis à la sœur du roi de Pont : il leur demande d'écrire chacune une lettre à Abradate ainsi qu'au roi de Pont, afin de leur demander de traiter avec respect les prisonniers de guerre, en particulier Artamas. Les dames s'empressent de répondre à la requête de Cyrus, ravies de pouvoir lui témoigner leur reconnaissance du respect dont elles jouissent durant leur captivité. Elles souhaitent vivement contribuer à instaurer la paix, afin d'être en mesure de revoir les êtres qui leur sont chers.
Lire l'épisode ⬇Il monta donc à cheval suivy de peu de monde, parce qu'il le voulut ainsi : et arrivant bien tost apres où il vouloit aller, il fut d'abord chez la Reine de la Susiane, qu'Araspe luy dit estre en estat d'estre veuë. En effet, cette Princesse estoit desja revenuë du Temple, où elle alloit tousjours assez matin, parce que ses ennuis ne luy permettoient pas de pouvoir dormir longtemps : et comme elle avoit sçeu ce qui estoit arrivé à Cyrus, elle l'en pleignit extrémement, et s'en pleignit elle mesme : car enfin Seigneur, luy dit elle, si les Dieux eussent permis que vous eussiez delivré la Princesse Mandane, vous eussiez assurément tenu vostre parole : et la guerre cessant, j'eusse pû esperer de revoir mon cher Abradate, et de le revoir mesme vostre Amy : puis que le connoissant genereux comme il est, je suis assurée qu'il ne sçaura pas plustost la maniere dont vous me traittez, qu'il en sera sensiblement touché. Vous pouvez du moins Madame, repliqua t'il, me rendre un bon office, en attendant qu'il plaise à la Fortune d'estre lasse de me persecuter : Helas Seigneur, interrompit Panthée, seroit il bien possible qu'en l'estat où je suis, p. 10je pusse faire quelque chose qui peust vous resmoigner le ressentiment que j'ay de toute vos bontez ? Vous le pouvez sans doute, respondit il, en vous donnant la peine d'escrire un mot au vaillant Abradate, afin de le prier d'obliger Cresus à ne maltraitter pas le Prince Artamas : et à bien traitter aussi cous les autres Prisonniers qui ont esté faits en cette funeste occasion, où la victoire luy a si peu cousté, et luy a esté si peu glorieuse : ne doutant nullement qu'il ne vous accorde ce que vous luy demanderez. je ne vous dis pas, Madame, que selon ce qu'il fera, vous serez plus ou moins bien traitée : au contraire, pour vous porter a escrire plus obligeamment, je vous declare que quand il vous refusera, je ne perdray jamais le respect que je dois à vostre condition, et à vostre vertu : et que de mon consentement, vous ne recevrez jamais aucun déplaisir. Ce que vous me dittes est si genereux, repliqua t'elle, que je serois indigne de vostre protection, si je ne faisois pas tout ce qui est en ma puissance pour vous satisfaire : principalement ne me demandant que des choses que l'equité toute seule devroit tousjours obtenir de moy. Apres quelques remercimens que Cyrus luy fit, il luy dit que pour luy laisser la liberté d'escrire, il alloit faire la mesme priere à la Princesse Araminte pour le Roy son Frere : et en effet il y fut. Il ne la trouva pas moins disposée que Panthée, à luy accorder une Lettre pour le Roy de Pont, comme l'autre luy en avoit accordé p. 11une pour celuy de la Susiane : au contraire, il parut qu'elle y avoit mesme quelque interest. En effet la personne d'Anaxaris luy estoit devenuë si chere, depuis qu'elle avoit sçeu qu'il avoit sauvé la vie à Spitridate, qu'elle assura Cyrus qu'il ne devoit point luy avoir d'obligation de la recommandation qu'elle alloit faire en faveur des Prisonniers dont il luy parloit, puis qu'il y en avoit un à qui elle estoit si redevable. Lors que Cyrus eut donc esté aussi long temps avec elle, qu'il creut qu'il y faloit estre, pour faire que Panthée eust achevé d'escrire, il quitta Araminte, pour luy donner loisir de faire la mesme chose : et retourna à l'Apartement de la Reine de la Susiane, qui voulut qu'il vist la Lettre qu'elle escrivoit au Roy son Mary. Il s'en deffendit quelque temps, voulant luy tesmoigner une confiance absoluë : mais elle voulant qu'il vist ce qu'elle escrivoit, se mit à la lire tout haut : et elle estoit telle.
PANTHEE A SON CHERABRADATE.
Quand je vous diray que de tous les malheurs de la captivité, je n'en ay aucun que la privation de vostre veut ; je ne doute pas que vous ne soyez affligé d'estre ennemy d'un Prince qui sçait bien user de la victoire : p. 12et qui me fait rendre autant de respect dans son Camp, que j'en recevrois à Suse si j'y estois. Ne trouvez donc pas estrange si je vous suplie de vouloir proteger aupres de Cresus, tous les Prisonniers qu'il a faits, et tous ceux qu'il pourra faire à l'avenir : mais entre les autres le Prince Artamas, qui est infiniment cher à l'illustre Cyrus. je ne vous dis point qu'en la personne de la Princesse Mandane, vous pouvez, luy rendre mille agreables offices : car vous pouvez juger par ceux que je reçois de luy, combien il sentira ceux que vous luy rendrez. je dis ceux que vous luy rendrez, parce que je ne douté point que vous ne veüilliez m'aquiter de ce que je dois à ce genereux Vainqueur : cependant je puis vous assurer, que tous ses soins et toutes ses bontez, n'empeschent pas que je ne me tienne la plus malheureuse personne du monde, d'estre esloignée de mon cher Abradate.
PANTHEE.
Cette Princesse n'eut pas plustost achevé de lire cette Lettre, que Cyrus luy en rendit mille graces : et comme il estoit prest de la quitter, la Princesse Araminte vint luy aporter la sienne, qui n'estoit pas moins obligeante que l'autre : aussi voulut elle qu'elle fust veuë de luy, auparavant qu'elle fust fermée : de sorte qu'apres en avoir demandé permission à la Reine de la Susiane, il y leût ces paroles.
p. 13LA PRINCESSE ARAMINTE AU ROY DE PONT.
Sçachant quels sont vos sentimens pour l'invincible Cyrus, je pense que vous serez bien aise de sçavoir que vous pouvez, l'obliger sensiblement, en la personne du Prince Artamas, que je vous prie de proteger puissamment aupres du Roy de Lydie. Car je ne doute pas qu'en toutes les choses qui ne regarderont point vostre amour, vous ne fassiez, pour luy tout ce qu'il vous sera possible. j'ay creû que je devois vous donner cét advis : et vous conjurer en mon particulier, d'avoir soin d'un Prisonnier nommé Anaxaris, à qui je dois la vie du Prince Spitridate. Je pense mesme qu'il est à propos de vous dire, que depuis nostre entreveüe, où je ne pûs rien obtenir de vous, l'illustre Cyrus n'a rien changé en sa façon d'agir aveque moy : et que le mauvais succés de ma negociation, ne l'a pas rendu plus rigoureux. Soyez donc, s'il vous plaist le protecteur de tous les Prisonniers que l'on a faits, et particulierement de ceux que je vous ay nommez si vous me voulez témoigner que mes prieres vous sont cheres, et que vous avez encore quelque amitié pour la malheureuse
ARAMINTE.
Pleust aux Dieux (s'écria Cyrus, apres la lecture de cette Lettre) qu'il me fust permis de p. 14vous redonner la liberté toute entiere, pour reconnoistre la bonté que vous avez l'une et l'autre pour moy (dit il en regardant Panthée et Araminte) mais il faut esperer que je ne mourray pas sans avoir du moins eu cette satisfaction.
Épisode 3 : Diverses démarches politiques de Cyrus – 2 min.
Cyrus écrit en personne à Cresus : il l'exhorte à se montrer généreux envers les prisonniers et lui réitère sa promesse de cesser la guerre dès que Mandane sera remise entre les mains de son père Ciaxare. Il transmet cette lettre, ainsi que celles de Panthée et d'Araminte, à Aglatidas, qu'il envoie auprès du souverain de Lydie. Il donne ensuite divers ordres concernant l'armée et les machines de guerre.
Lire l'épisode ⬇Cependant, adjousta t'il, comme il faut ne perdre pas de temps, vous souffrirez que j'aille dépescher Aglatidas : et en effet apres que ces Princesses eurent respondu à sa civilité, il sortit. Ce fut toutesfois sans prendre congé d'elles : parce qu'il fit dessein de disner en ce lieu là. Il donna donc tous les ordres necessaires à Aglatidas, tant pour parler en faveur des Prisonniers, que pour tascher de sçavoir des nouvelles de Mandane. Il luy recommanda aussi tendrement, d'avoir soin de Feraulas : et allant à la chambre d'Araspe, qui luy parut tousjours fort melancolique, il escrivit à Cresus en ces termes.
CYRUS AU ROY DE LYDIE.
Quoy que je ne doute pas que vous ne soyez assez genereux, pour bien traiter ceux que le sort des Armes met entre vos mains : je ne laisse pas de vous escrire en faveur des Prisonniers qu'un de vos Lieutenans Generaux a faits, aupres de la Riviere d'Hermes : mais principalement pour le Prince Artamas. Souvenez vous, s'il vous p. 15plaist, qu'il ne doit plus estre traité en Prisonnier d'Estat, mais seulement en Prisonnier de Guerre : à qui vous devez faire selon les loix de la generosité, et mesme de la justice, un traitement fort doux et fort civil. Sa condition, sa vertu, et les services qu'il vous a rendu, vous y doivent obliger : que si cela ne suffit pas, j'adjousteray que jusques icy u n'ay pas esté si malheureux, que je n'aye lieu d'esperer que devant que cette guerre soit finie, je trouveray les moyens de vous rendre civilité pour civilité. Agissez donc plus justement four mes Amis, que vous n'agissez, equitablemem pour la Princesse Mandane : qui finira la guerre quand il vous plaira de la rendre au Roy son Pere : vous asseurant que si vous le faites, je seray aussi ardent à combatre pour vos interests, que je le suis presentement à combatre pour les siens.
CYRUS.
Apres avoir escrit cette Lettre, Cyrus la donna à Aglatidas : il luy recommanda aussi de s'informer si le Roy d'Assirie avoit veû Mandane : et de ne manquer pas à parler en sa faveur, comme en celle des autres Prisonniers. Ce n'est pas, luy dit il, que ce ne soit une dure chose, que de servir son Rival : mais puis que ma parole m'y engage, et que la generosité le veut, il le faut faire. Il luy parla aussi de l'inconnu Anaxaris, de Sosicle, et de Tegée : et il estoit tout prest de le congedier, lors que Ligdamis qui avoit suivy Cyrus, afin de voir sa chere Cleonice, s'avança pour luy dire, qu'ayant sçeu qu'Aglatidas s'en alloit à Sardis, il avoit creû de son devoir de l'advertir p. 16qu'il pouvoit luy donner en ce lieu là quelques connoissances qui ne luy seroient pas inutiles. Cyrus le remerciant, l'embrassa : et luy dit qu'il n'apartenoit qu'à un homme parfaitement amoureux, d'avoir pitié d'un Amant : et alors le conjurant de faire ce qu'il disoit, afin qu'Aglatidas peust luy raporter quelques nouvelles un peu plus precises de Mandane ; Ligdamis luy obeïssant, donna un Billet à Aglatidas, pour rendre à un Amy qu'il avoit à la Cour de Cresus, de qui il pouvoit disposer absolument : principalement ne s'agissant que de rendre un office où il n'alloit point de l'interest du Roy de Lydie. Apres donc que Cyrus eut veû ce Billet ; qu'Aglatidas s'en fut chargé ; et qu'il luy eut encore une fois redit les choses les plus importantes qu'il avoit à faire ; il luy ordonna aussi de tascher de voir le Prince Artamas : en suitte dequoy il le congedia, et demeura encore quelque temps dans la chambre d'Araspe, sans autre compagnie que celle de Ligdamis, de qui la conversation luy plaisoit infiniment. Ce n'est pas qu'il n'y ait une notable difference, entre un Amant heureux, et un Amant infortuné : mais comme Ligdamis avoit l'ame tendre et complaisance, il sçavoit si admirablement entrer dans tous les sentimens de Cyrus, que son entretien luy estoit d'une assez grande consolation : aussi ce Prince avoit il principalement fait dessein de passer une partie de ce jour là dans le Chasteau où il estoit : parce qu'il n'estoit presques remply que de personnes qui p. 17estoient possedées de mesme passion que celle qui regnoit dans son coeur. Il sçavoit que Panthée aimoit Abradate ; qu'Araminte aimoit Spitridate ; et que Ligdamis et Cleonice s'aimoient tendrement : de sorte que trouvant quelque douceur à se pleindre avec des personnes qui n'ignoroient pas la rigueur du mal qu'il souffroit ; il resolut non seulement de disner en ce lieu là, mais d'y passer le reste du jour. Cependant pour ne perdre point de temps, il envoya Chrisante qui l'avoit suivy, porter divers ordres dans son Armée : et visiter les Machines qu'il faisoit faire, à un Quartier qui n'estoit qu'à cinquante stades de là.
Épisode 4 : Conversation sur l'amour et le souvenir des moments heureux – 5 min.
Cyrus rejoint ses amis, Panthée, Araminte, Araspe, Ismenie, Ligdamis et Cleonice, afin de passer la soirée en leur compagnie. La conversation porte naturellement sur l'amour : le héros se plaint du fait que personne ne se rend compte qu'il tient plus à Mandane qu'à toutes les victoires militaires qu'il pourrait remporter. Il se dit heureux de se trouver ce soir-là entouré de gens sensibles et compatissants. Il exclut toutefois Araspe, car il croit ce dernier insensible à l'amour. Araminte et Panthée évoquent ensuite leurs attitudes opposées à l'égard de l'amour : la première se délecte et se console en se remémorant le passé, tandis que la seconde préfère se tourner vers l'avenir. Araminte rappelle alors à Panthée la promesse qu'elle lui a faite de permettre à Pherenice de lui raconter sa vie. La reine de la Susiane accepte, à condition de ne pas être présente, pour ne pas ressentir de la tristesse devant le récit de ses félicités passées. Cyrus, Hesionide et Pherenice se rendent donc dans la chambre d'Araminte, où Pherenice commence le récit de l'Histoire d'Abradate et de Panthée.
Lire l'épisode ⬇Aussi tost que Cyrus sçeut que les Princesses estoient en estat d'estre veuës, il fut les voir : car pour luy il avoit mangé en particulier, dans la chambre d'Araspe, sans autre compagnie que celle de Ligdamis qu'il mena seul à cette visite : de sorte que la conversation se trouva estre composée de la Reine de la Susiane ; de la Princesse Araminte ; de Cleonice ; d'Ismenie ; de Cyrus ; de Ligdamis ; et d'Araspe. A peine chacun eut il pris sa place, que Cyrus se tournant vers la Reine de la Susiane, la suplia de luy pardonner s'il venoit chercher aupres d'elle, quelque consolation à ses malheurs. Seigneur, luy respondit cette sage Princesse, s'il est vray que mes disgraces vous puissent donner quelque soulagement, je les souffriray encore avec plus de patience que je n'ay fait jusques icy : non Madame, interrompit il, p. 18ce n'est point par ce sentiment là que je cherche à vous voir : mais seulement parce que je vous crois bonne et pitoyable. La pluspart des gens que je voy, adjousta t'il, veulent que parce que je n'ay pas esté malheureux à la guerre, je ne le puis estre en nulle autre chose : et ils pensent enfin que l'amour est une passion imaginaire, qui ne regne qu'en aparence, et qui ne trouble pas la raison. Ils croyent que quoy que je die, la perte d'une Bataille, m'affligeroit plus que la perte de Mandane : cependant il est certain que la perte de cent Batailles, et celle de cent Couronnes, ne me toucheroit point à légal d'un simple estoignement de cette Princesse. Jugez Madame, quelle peine c'est de se voir eternellement environné de gens qui ne connoissent pas par où je suis sensible : et jugez en mesme temps quelle douceur je trouve à ne voir icy que des personnes pleines de compassion et de tendresse. Il en faut toutesfois, adjousta t'il, excepter Araspe, de qui l'ame m'a tousjours paru fort insensible : mais puis que Ligdamis a pu cesser de l'estre, je ne veux pas desesperer de luy : au contraire je suis persuadé, connoissant la tendresse de l'amitié qu'il a pour moy, qu'il n'est pas impossible qu'il ne puisse un jour avoir beaucoup d'amour pour quelque belle Personne. Araspe rougit à ce discours : neantmoins Cyrus ne faisant pas une grande reflection sur le changement de son visage, la conversation continua : et la Princesse Araminte prenant p. 19la parole ; pour moy, dit elle à Cyrus, je suis de vostre opinion : mais pour la Reine, si elle ne vous contredit point, c'est assurément par complaisance. Car enfin elle m'a desja dit plusieurs fois, qu'elle ne trouve pas grande consolation à se pleindre ny à estre pleinte : et en effet elle renferme si soigneusement toute sa douleur dans son coeur, qu'elle n'en parle jamais la premiere. Pour moy qui ne suis pas de son humeur, je luy ay raconte toutes mes infortunes : et il ne se passe point de jour, que je ne l'en entretienne. Il est vray, interrompit Panthée, que je n'aime pas trop à parler de ce qui me touche : je ne pense pas mesme aux choses passées : et l'avenir est ce qui occupe toute mon ame. Il me semble, adjousta t'elle. que j'ay si peu de part à tout ce qui m'est arrivé il y a trois ou quatre ans, que je fais beaucoup mieux de songer seulement à ce qui me peut arriver. L'advenir est si obscur, reprit la Princesse Araminte, que bien loin d'y songer, j'en destache ma pensée : de peur de me faire moy mesme des maux, dont peut estre la Fortune ne s'avisera point. je voudrois bien, repliqua Cyrus, pouvoir faire ce que vous dittes : mais il ne m'est pas possible. Pour moy, poursuivit Panthée, comme la crainte et l'esperance font deux sentimens qui partagent toute mon ame, et qu'aux choses passées je ne trouve plus rien ny à craindre ny à esperer, je n'y sçaurois arrester mon esprit. Encore est-ce beaucoup que d'avoir p. 20le coeur partagé entre l'esperance et : la crainte, reprit Cyrus, car j'en connois qui craignent presque tout, et qui n'esperent presques rien. Vostre vertu est si grande, repliqua Panthée, que comme les Dieux ne sont pas injustes, vous avez tort de desesperer de vostre bonheur. Puis que vous n'estes pas heureuse, respondit Cyrus, et que la Princesse Araminte est infortunée, j'aurois tort de m'assurer sur le peu de vertu que j'ay : et puis. Madame, il est aise de voir qu'il y a certaines choses qui paroissent justes devant les hommes, qui ne le sont point devant les Dieux : car enfin il faut advoüer que le Roy d'Assirie, le Roy de Pont, et le Prince Mazare, qui mourut aupres de Sinope, sont trois Princes en qui on n'a remarqué aucun crime, que celuy d'avoir trop aimé Mandane. Cependant on voit que cette Princesse, qui est la vertu mesme, a fait tout le malheur de leur vie et de la mienne. Mazare en a perdu le jour ; le Roy de Pont la liberté et le Throsne ; et le Roy d'Assirie la Couronne et la liberté aussi. Apres cela, Madame, que doit on penser de l'avenir ? et ne faut il pas conclurre, que qui pourroit n'y penser point, seroit assurément fort sage ? Toutefois j'avouë à ma confusion, que je ne fais autre chose, que d'avancer par ma prevoyance, les malheurs qui me doivent arriver : il vaudroit donc bien mieux, reprit la Princesse Araminte, se souvenir des choses passées : quand elles sont agreables, repliqua Panthée, p. 21le souvenir en afflige lors qu'on ne les possede plus : et quand elles sont fâcheuses, reprit Araminte, elles consolent, parce qu'on s'en voit delivré. Car pour moy quand je me souviens de l'estat où j'estois dans Capira, lors que le lasche Artane m'y retenoit, il me semble que puis que je suis sortie d'une si rude captivité, il ne me doit pas estre deffendu d'esperer de sortir d'une plus douce. Et pour moy, adjousta Panthée, quand je songe combien j'estois heureuse à Suse, apres avoir vaincu tous les obstacles qui s'estoient opposez à mon bonheur, je ne croy pas possible de me revoir jamais comme je me suis veuë : c'est pourquoy je fais ce que je puis pour ne me souvenir plus de ce qui m'affligeroit encore davantage. Vous m'avez du moins promis, repliqua Araminte, que je sçauray toutes les douceurs, et toutes les infortunes de vostre vie comme vous sçavez toutes celles de la mienne : il est vray que j'ay consenty, respondit elle, que Pherenice vous les aprenne : ainsi vostre curiosité sera satisfaite, sans remettre dans ma memoire, tant de choses que je voudrois en pouvoir effacer entierement. Pourquoy donc (interrompit Cyrus, regardant la Princesse Araminte) ne vous estes vous point fait tenir parole ? Seigneur, reliqua t'elle, je n'en ay pas encore eu le temps : car ce n'a esté que ce matin au retour du Temple, que la Reine m'a fait cette promesse. Il faut donc que je m'en aille, reprit il, de peur de differer l'effet d'une p. 22chose que vous desirez : car pour moy, adjousta Cyrus, je n'oserois demander la mesme grace. Ce n'est pas que de la façon dont j'ay oüy parler de la passion de l'illustre Abradate, je n'eusse une forte envie d'en sçavoir les particularitez, afin de la comparer à la mienne : mais je sçay trop bien le respect que je dois à une Grande Princesse, principalement estant un peu avare de ses secrets. Il est vray (reprit Panthée en souriant avec modestie) que je n'en suis pas fort liberale : mais Seigneur, cela n'empesche pas que je ne consente sans repugnance, que vous sçachiez toute ma vie. Aussi bien m'importe t'il en quelque sorte, que vous n'ignoriez pas l'innocente passion qui regne encore dans le coeur d'Abradate et dans le mien : ainsi quand vous aurez quelques heures de loisir, la mesme Personne qui a ordre de contenter la curiosité de la Princesse Araminte, satisfera la vostre. Il me semble Madame, reprit cette Princesse, que sans differer davantage, au lieu de faire une conversation de choses indifferentes, il vaudroit mieux employer le temps que l'illustre Cyrus doit estre icy à contenter sa curiosité et la mienne. Puis que je me suis resoluë à faire ce qu'il vous plaira, respondit Panthée, vous pouvez en user comme vous voudrez : à condition que je n'y seray pas. Alors la Princesse Araminte se levant, dit qu'elle meneroit Cyrus a son Apartement : qui sans aporter de difficulté à son dessein, luy donna la main pour la conduire. Panthée rougit p. 23en les salüant, comme s'ils eussent dû aprendre qu'elle auroit commis quelque crime : mais à la fin croyant en effect qu'il luy seroit avantageux que Cyrus connust un peu mieux la vertu d'Abradate, elle envoya avec la Princesse Araminte, celle de ses femmes qui devoit luy raconter sa vie : qui estoit une Personne de qualité et d'esprit, et qui avoit tousjours eu part à tous ses secrets. Cependant Cleonice et Ismenie demeurerent aupres de Panthée, où Araspe et Ligdamis revindrent aussi, apres avoir accompagné Cyrus jusques à l'Apartement d'Araminte : qui estant conduite par ce Prince, et suivie de Pherenice et d'Hesionide, ne fut pas plustost dans sa chambre, qu'apres avoir fait assoir Cyrus, et fait mettre Pherenice sur un siege vis à vis d'eux, elle la pria de commencer sa narration : et de ne leur dérober pas, s'il estoit possible, la moindre pensée de Panthée et d'Abradate : comme en effet, cette agreable Personne leur ayant fait un compliment, pour leur demander pardon du peu d'art qu'elle apporteroit au recit qu'elle leur alloit faire, le commença de cette sorte.