Partie 2 (voir le frontispice) – Livre deuxième.
Gravure de la partie 2, livre 2.
Résumé de la séquence
Un serviteur d'Artamene revient à Sinope, porteur de nouvelles de Mandane. Victime d'un nouvel enlèvement, la princesse a été emmenée vers l'une des deux Armenies. Artamene prie Ciaxare de lui rendre la liberté, afin qu'il puisse tout mettre en œuvre pour délivrer Mandane. Or, tant que l'illustre prisonnier ne lui aura pas révélé la vérité au sujet de l'intelligence secrète qu'il a avec le roi d'Assirie, le roi de Medie reste inflexible, malgré l'intercession des nombreux amis du héros. De son côté, Artamene tient à contrecoeur la promesse qu'il a faite au roi d'Assirie et envoie son serviteur Ortalque lui annoncer que Mandane est en vie. A quelques jours de là, Chrisante et Feraulas sont invités chez Artucas, car Martesie, qui a réussi à s'évader, est venue secrètement trouver refuge chez son oncle, avant d'avertir Ciaxare. Elle commence alors le récit des aventures de Mandane.
Lire toute la séquence ⬇Épisode 69 : Les tablettes de Mandane – 4 min.
Un dénommé Ortalque arrive à Sinope et se rend auprès d'Andramias et d'Aglatidas, afin d'obtenir une entrevue avec Artamene, susceptible de favoriser la libération du héros. Ortalque possède en effet un fragment de tablette dont l'écriture est celle de Mandane : en vie, la princesse dit être emmenée vers l'une des deux Armenie. Ortalque s'explique sur sa découverte : alors qu'il se trouvait au bord du Pont Euxin, une femme, qu'il a reconnue pour Martesie, lui a lancé cet objet.
Lire l'épisode ⬇p. 340Ce n'estoit pas sans sujet, qu'Artucas avoit esté advertir Hidaspe, que le Roy des Medes avoit eu beaucoup de joye, en recevant un Billet de la part d'Artamene : estant certain, que l'on n'en peut guere avoir davantage. Celle d'Artamene surpassoit pourtant encore celle du Roy : si toutefois il est permis de mettre de la difference, entre les choses extrémes. Mais pour descouvrir la veritable cause, de la satisfaction de deux Personnes, de qui l'estat present de leur fortune, paroissoit estre si dissemblable ; il faut sçavoir que ce jour là mesme, precisément à midy ; un homme qui avoit autrefois servy Andramias, et qui de puis par diverses advantures, avoit esté donné à Artamene ; avoit fait le voyage de Scithie aveque luy ; estoit retenu en Capadoce avec son dernier p. 341Maistre ; et avoit esté envoyé par luy vers Artaxe, qui commandoit les Troupes que l'on avoit données au Roy de Pont ; arriva au Chasteau de Sinope, et demanda à parler à son ancien Maistre. Aglatidas se trouvant alors avec Andramias, ce dernier ne laissa pourtant pas de commander que l'on fist entrer cet homme. que d'abord il ne reconnut point : mais il ne l'eut pas plus tost entendu parler, que le son de sa voix le fit reconnoistre. Andramias luy tendit la main, et luy demanda s'il pouvoit faire quelque chose pour luy ? Ouy Seigneur, luy respondit il, car je ne doute point que si vous me faites la grace de me faire parler au genereux Artamene ; je ne doute point, dis-je, qu'une nouvelle qu'il pourra donner au Roy par mon moyen, ne luy fasse obtenir sa liberté. Andramias ne sçachant ce que cét homme pouvoit avoir à dire de si important, se mit à le presser de le luy aprendre : et de luy dire aussi pourquoy il estoit si affectionné à Artamene ? Car Andramias eut quelque peur d'estre surpris ; et craignit que ce ne fust une adresse du Roy, pour essayer sa fidelité. Et alors Ortalque (cét homme se nommoit ainsi) luy aprit qu'il avoit servy Artamene au voyage des Massagettes : et luy presenta un morceau de Tablettes rompües, sur lequel il vit ces paroles escrites, sans sçavoit ny à qui elles s'adressoient, ny qui les avoit tracées. Dis que je suis vivante : que son m'emmene en l'une des deux Armenies, sans que je sçache à laquelle j'iray : et que le Roy de ........ p. 342
Apres qu'Andramias eut leû ce qu'il y avoit d'escrit sur ce fragment de Tablettes, il regarda Ortalque, comme pour luy demander qui estoit la personne qui le luy audit baillé ? Mais cet homme sans luy en donner le loisir, Enfin Seigneur, luy dit il, la Princesse Mandane est vivante : Quoy, s'écrierent Aglatidas et Andramias tout à la fois, la Princesse Mandane est vivante ? Ouy Seigneurs, respondit Ortalque, et ce que vous voyez escrit sur ce morceau de Tablettes, est à mon advis de sa main. La curiosité d'Andramias n'estant pas pleinement satisfaite, il pressa Ortalque de luy apprendre tout ce qu'il sçavoit de la Princesse : et cet homme luy dit, que s'estant trouvé engagé dans la guerre de Pont et de Bithinie, lors qu'on l'y avoit envoyé, il y avoit esté fort blessé : et estoit demeuré fort long temps malade, sans pouvoir suivre Artaxe, qu'Aribée avoit r'apellé. Qu'en suitte voulant s'en revenir, il estoit arrivé en un lieu qui est au bord du Pont Euxin, à l'endroit où la riviere d'Halis s'y jette : et que là, estant un matin à se promener, il avoit veû un Vaisseau à trois ou quatre stades en mer, aupres duquel il y avoit un de ces grands Bateaux de bois de Pin, qui resistent extrémement à la force des vagues, lors qu'il faut remonter les fleuve s, et qui servent ordinairement à porter des marchandises : dans lequel il avoit veû descendre plusieurs personnes, et distingué mesme des femmes. En suitte de cela, il disoit avoir veû le Vaisseau prendre p. 343la haute Mer : et le Bateau venir droit à l'emboucheure du fleuve. Mais comme il est fort rapide en cét endroit, disoit il, les Rameurs furent tres long temps sans le pouvoir faire remonter, passer de la Mer à la Riviere. Pendant cela, je m'estois avancé sur le rivage : et je pris garde qu'une femme qui estoit dans ce Bateau, me regarda attentivement : qu'en suitte s'estant cachée derriere une autre, elle avoit fait quelque chose, et je presupose que c'estoit escrire ce qui est dans ce morceau de Tablettes. Apres quoy une autre de ces femmes s'estant tenuë à la Proüe de ce Bateau qui rasoit la terre, et qui vint passer à trois pas de moy ; ayant envelopé ce morceau de Tablettes dans un voile qu'elle s'osta de dessus la teste ; elle me le jetta, seignant que le vent le luy avoit emporté : car il en faisoit un fort grand, qui souffloit du costé que j'estois. Il me sembla que je connoissois cette personne : mais ce ne fut qu'une heure apres, que je me remis que c'estoit asseurément une Fille qui est à la Princesse, qui s'apelle Martesie. Les hommes qui estoient dans ce Bateau, estoient si occupez à commander aux Rameurs de faire effort, pour surmonter le courant du fleuve ; qu'à mon advis ils ne prirent point garde à l'action de cette Fille. Pour moy, je relevay en diligence ce que l'on m'avoit jetté : et m'esloignant un peu du bord, je vy ce que je viens de vous donner : et j'en fus si surpris que je ne sçavois qu'en penser. Cependant ce Bateau ayant passé l'emboucheure du fleuve, avançoit p. 344beaucoup plus viste, et s'esloignoit assez promptement, sans que je fusse resolu sur ce que j'avois à faire : j'eusse bien voulu suivre ce Bateau plustost que de m'en venir à Sinope, vers laquel le j'avois sçeu que l'Armée du Roy marchoit : Car enfin, comme je ne sçavois rien de tout ce qui se passoit icy, je ne comprenois pas bien ce que l'on desiroit de moy. Neantmoins apres avoir assez examiné la chose, je conclus que je devois m'en venir : de sorte que je me suis embarque dans le premier Vaisseau que j'ay pû trouver, et m'en suis venu icy. En descendant au Port, l'embrazement de cette Ville m'ayant donné de la curiosité, j'ay sçeu tout ce qui s'est passé à Sinope : et je n'ay plus douté que ce ne soit la Princesse Mandane qui m'envoye : car il me semble mesme que je l'ay entre-veüe dans ce Bateau. De vous dire qui l'enleve, je n'en sçay rien : et tout ce que je sçay, est qu'assurément elle est vivante.
Épisode 70 : Joie d'Artamene – 6 min.
Andramias et Aglatidas vont trouver Artamene, lequel confirme avec joie qu'il s'agit de l'écriture de la princesse. Il informe le roi que Mandane est en vie et lui écrit une lettre, dans laquelle il implore Ciaxare de le libérer afin de pouvoir délivrer la princesse, promettant que, dès qu'elle sera en sécurité, il reviendra se constituer prisonnier. A partir de ce moment, la captivité lui devient insupportable.
Lire l'épisode ⬇Andramias et Aglatidas apres avoir escouté cét homme, ne douterent presque point non plus que luy, que la Princesse ne fust en vie : mais pour s'en esclaircir mieux, Aglatidas dit à son Parent, que comme Artamene estoit depuis si longtemps à la Cour de Capadoce, il jugeoit qu'il estoit impossible qu'il ne connust pas l'écriture de Mandane : qu'ainsi il faloit luy faire voir ce qu'Ortalque avoit aporté : afin de n'aller pas legerement donner une fausse joye au Roy. Andramias ayant aprouvé ce qu'Aglatidas luy proposoit, ils laisserent Ortalque dans la Chambre p. 345où ils estoient, et entrerent dans celle d'Artamene : qui estoit alors profondément attaché, à la cruelle pensée de la mort de sa Princesse ; ou du moins à j'aprehension qu'il en avoit. Aglatidas s'aprochant de luy, apres l'avoir salüe, Seigneur, luy dit il, il y a homme apellé Ortalque qui demande à vous voir : et qui a aporté à Andramias un Billet dont vous connoistrez peutestre l'escriture. Si je connois aussi bien cette escriture que le Nom d'Ortalque (reprit Artamene avec beaucoup de melancolie) je n'auray pas grand peine à dire de quelle main elle est : car un homme qui s'apelloit ainsi, me servit au voyage que je fis aux Massagettes : en partant de Capadoce, pour aller à Ecbatane, je l'envoyay vers Artaxe, qui servoit le Roy de Pont ; sans que j'aye entendu depuis parler de luy. En disant cela, Artamene considera les carracteres de ce Billet : mais il ne les eut pas plustost veus, qu'il changea de couleur : et regardant Aglatidas et Andramias avec une esmotion extréme, et qu'il ne pût jamais s'empescher d'avoir ; il n'en faut point douter, s'escria-t'il, la Princesse Mandane a escrit ce que vous me monstrez : et j'ay veû trop souvent de ses Lettres entre les mains du Roy pour m'y pouvoir tronper : joint que j'ay eu moy mesme l'honneur de luy en rendre une au conmencement que je fus en Capadoce, où elle parloit assez avantageusement de moy, pour n'en avoir pas perdu le souvenir. Mais de grace, dit il à Andramias, si vous le pouviez faire sans vous exposer, faites p. 346que je voye Ortalque : car je vous advouë que la vertu de cette Princesse, fait que je m'interesse beaucoup en ce qui la touche : et que je seray bien aise d'aprendre ce qu'il en sçait. Andramias qui ne cherchoit qu'à obliger Artamene, fut luy mesme faire entrer cét homme, sans que les Cardes en vissent rien : Mais pendant cela, il fut aisé à Aglatidas de remarquer, que la joye et l'agitation de l'esprit d'Artamene, avoient une cause plus puissante, que la simple compassion. Il regardoit ce Billet, comme craignant de s'estre trompé : il levoit les yeux au Ciel, comme pour luy rendre grace d'un si grand bonheur : il marchoit sans regarder Aglatidas, et sans luy parler : puis revenant tout d'un coup à luy, et craignant d'en avoir trop fait : Si vous sçaviez, luy dit il, quel est le merite de la Princesse Mandane, vous Vous estonneriez moins de l'excés de ma joye. Car encore qu'elle doive estre vostre Reine, adjousta-t'il, comme vous ne l'avez jamais veüe, je puis vous assurer, que je m'interee plus pour elle, que la plus part des Sujets qu'elle doit un jour avoir en Medie. Il feroit à souhaiter, respondit Aglatidas, que le Roy sçeust le zele que vous avez pour tout ce qui le regarde ; et qu'il eust pour vous, des sentimens tels que je les ay. Cependant Andramias amena Ortalque, qu'Artamene embrassa avec une tendresse estrange : luy semblant quasi que plus il feroit de carresses à cet homme, plus il luy diroit de nouvelles de la Princesse Mandane. Il luy demanda neantmoint tant p. 347choses à la fois, qu'Ortalque n'y pouvoit respondre : mais à la fin il luy aprit ce qu'il en sçavoit, et ce qui ne satisfit pas entierement Artamene. Neantmoins, la certitude de la vie de sa Princesse, luy donna une si sensible joye, que d'abord nulle autre consideration ne pût troubler ny diminuer son plaisir. C'est à vous, disoit il à Aglatidas et à Andramias, à vous resjouïr de la resurrection de vostre Princesse : de vostre Princesse ; dis-je, qui effacera sans doute la reputation de toutes celles qui ont esté. Mais, luy dit Aglatidas en l'interrompant, Ortalque par le zele qu'il a pour vous, a eu une pensée qui me semble assez raisonnable : car enfin il a demandé à vous voir, avec intention que ce soit de vostre main que le Roy aprenne la vie de la Princesse sa Fille : s'imaginant avec quelque aparence, que cette joye que vous donnerez à Ciaxare, disposera en quelque sorte son esprit à escouter plus favorablement, ce qu'on luy dira en vôtre faveur. Joint, adjousta Andramias, qu'il est à croire qu'ayant peut-estre besoin de faire une nouvelle guerre, pour delivrer la Princesse, il songera, si je ne me trompe, à vous delivrer plustost qu'il n'eust fait. Cette raison doit estre bien foible, reprit modestement Artamene, ayant tant de braves gens comme il en a aupres de luy : Si ce n'est que le zele que j'ay pour son service, soit conté pour quelque choie d'extraordinaire. Mais si j'envoye ce Billet au Roy, Andramias n'en sera-t'il point en peine ; et ne l'accusera t'on point de m'avoir p. 348donné trop de liberté ? Nullement, respondit Aglatidas, car comme Ortalque à esté Andramias, et que depuis il vous a servy ; ce n'est pas une chose fort estrange, qu'il ait esté reçeu en un lieu où il a deux Maistres : et qu'ayant reconnu cette escriture, vous ayez voulu donner cette agreable nouvelle au Roy, qu'Andramias luy portera de vostre part. Artamene qui souhaitoit en effet d'estre persuadé, ne s'opposa point davantage à ce que vouloit Aglatidas : et se faisant donner dequoy escrire, il escrivit au Roy en ces termes.
ARTAMENE AU ROY SON SEIGNEUR.
Tant que j'ay creû estre à vostre Majesté, j'ay souffert la pesanttur de mes chaisnes sans impatience : nuit l'heureuse nouvelle de la vie de la Princesse, m'epersuadant que peut-estre ne le ferois-je pas pour la delivrer de captivité ; j'ose vous supplier tres-humblement. de ne me priver pas l'honneur de pouvoir du moins aider à veut rendre ce service. Protestant solemnellement à Vostre Majesté, devenir me remettre dans vas prisons, et reprendre mes fers dés le lendemain que cette Grande Princesse fera en liberté,
ARTAMENE.
p. 349Andramias ayant pris le Billet d'Artamene, aussi bien que celuy de la Princesse Mandane, fut avec Ortalque chez le Roy, où Aglatidas voulut aussi se trouver, afin de tascher de rendre office à un Prisonnier si illustre : Joint que dans les soubçons que les actions de mon Maistre luy avoient donné de son amour, il creut qu'il seroit bien aise d'estre en liberté. Comme en effet, quoy qu'il aimast Aglatidas, il avoit pour tant quelque impatience de n'estre plus obligé de renfermer sa joye dans son coeur. Ils ne furent donc pas plustost sortis, que ne pouvant plus s'empescher d'esclater, quoy ma Princesse, dit il, vous estes vivante, et je puis enfin ne craindre plus vostre mort ! Quoy, toutes ces images funestes de Tombeaux et de Cercueils, doivent donc s'effacer de ma fantaisie ! et je puis croire que vous respirez ; que vous vivez ; et que peut-estre vous pensez à moy ! Ha ! qui que vous fuyez d'entre les Dieux ou d'entre les hommes, qui avez faune ma Princesse de la fureur des vagues, et d'un peril presque inevitable, que ne vous doit point Artamene ? Si c'est une Diuinité, elle merite tous mes voeux : et si c'est une personne mortelle, elle est digne de tous mes services. Mais quoy qu'il en soit Mandane, illustre Mandane vous vivez : et je puis abandonner mon âme à tous les plaisirs, comme je l'avois abandonnée à toutes les douleurs. Mais hélas (reprenoit il, apres avoir esté quelque temps sans parler) je ne suis pas si heureux que je pense l'estre ! car enfin p. 350Mandane est vivante, il est vray ; mais elle est captive : et ce qu'il y a de cruel, c'est que je suis dans les fers, et par consequent peu en estat de la secourir. Mais encore, adjoustoit il, de qui peut elle estre captive : Quel Roy peut estre celuy dont elle veut parler ? qu'en veut elle dire par son Billet ? et quelle cruelle avanture est la mienne, de ne pouvoir gouster en repos, la plus grande joye dont un esprit amoureux puisse estre capable ? Toutefois ne fuis-je point criminel, reprenoit-il, d'avoir la liberté de raisonner, sur l'estat present de ma vie ? en un jour où je voy ma Princesse ressuscitée ; en un jour où il m'est mesme permis d'esperer de la revoir. Car enfin, puis que les Dieux l'ont bien retirée des abismes de la mer. s'il faut ainsi dire, peut-estre qu'ils me retireront de ma prison pour la delivrer, et pour la mettre sur le Throsne. Mais ma Princesse, apres tant de malheurs que j'ay soufferts, je n'ose plus faire de voeux pour moy ; je crains que mes interests ne soient contagieux pour les vostres : je veux les separer pour l'amour de vous : et ne de mander plus rien aux Dieux, que ce qui vous regarde directement. Ainsi puissantes Divinitez, qui gouvernez toute la Terre, faites seulement que l'on me delivre, pour delivrer ma Princesse ; pour pouvoir punir tous ses Ravisseurs ; pour la ramener au Roy son Pere ; et pour la laisser avec l'esperance de posseder un jour tant de Couronnes que vous m'avez fait deffendre, abatte, ou conquerir pour le Roy des Medes. Enfin p. 351Dieux, justes Dieux, faites seulement ce que je dis : et apres cela souffrez que je meure aux pieds de Mandane : et qu'elle n'ait jamais d'autre douleur, que celle de la perte d'Artamene.
Épisode 71 : La réaction de Ciaxare – 2 min.
Le roi est au comble de la joie de savoir sa fille en vie. Toutefois, il est inquiet qu'elle soit emmenée en Armenie. Le prince Tigrane, digne de confiance, est certes son sujet, mais le roi son père est capricieux et imprévisible. En outre, Ciaxare se dit prêt à libérer Artamene, dès qu'il lui aura confié le secret qui le lie au roi d'Assirie.
Lire l'épisode ⬇C'estoit de cette sorte que s'entretenoit le plus amoureux Prince du monde, à ce qu'il a raconté depuis, pendant qu'Andramias estoit chez le Roy avec Ortalque : et que tous les illustres Amis d'Artamene estoient chez Hidaspe : où ils reçeurent bientost apres un advis par Artucas, qui leur donna beaucoup d'impatience : et qui les fit bientost partir pour aller au Chasteau, comme je l'ay desja dit. Mais pour comprendre comment Artucas avoit pû estre adverty si promptement, il faut sçavoir que lors qu'Andramias donna au Roy le Billet d'Artamene, ce Prince eut une joye que l'on ne sçauroit exprimer : de sorte que quelques uns de ceux qui se trouverent alors dans sa chambre, sans penetrer plus avant dans les choses, et sans attendre davantage ; furent en diligence publier qu'Artamene commençoit d'estre mieux aue que le Roy : et ce fut par eux qu'Artucas fut adverty de ce dont il fut advertir Hidaspe, comme le connoissant fort affectionné à Artamene. Le Roy de de Phrigie qui se trouva apres de Ciaxarare lors qu'il reçeut ce Billet, voulant, prositer de cette occasion, luy dit qu'une si bon ne nouvelle meritoit la liberté de celuy qui la luy avoit envoyée : et Ciaxare dans les premiers momens de sa joye, oublia une partie de sa colere contre Artamene : et ne fut par mary d'avoir reçeu p. 352de sa main cette nouvelle marque de son affection à son service. Il s'informa exactement à Ortalque, de tout ce qu'il sçavoit, et de tout ce qu'il avoit veû : et dit à Andramias, qu'il assurast Artamene, qu'il ne tiendroit qu'à luy de sortir bien tost de ses fers, pour aller delivrer la Princesse sa fille : et qu'enfin il ne luy auroit pas plus tost advoüé l'intelligence qu'il avoit eue avec le Roy d'Assirie ; et ne luy auroit pas plus tost demandé pardon ; qu'il oblieroit le passé, et le remettroit au mesme estat qu'il estoit auparavant. Ha Seigneur, luy dit alors le Roy de Phrigie, que vostre Majesté ne s'arreste point à une formalité inutile : car enfin je sçay presque de certitude, qu'Artamene est innocent ; et que s'il a quelque chose de secret à démesler avec le Roy d'Assirie, ce ne peut estre rien contre le service de vostre Majesté. Comme ils en estoient là, le Roy d'Hircanie, le Prince des Cadusiens, Gobrias, Gadate, Thrasibule, Hidaspe, Adusius, Thimocrate, Philocles, Artucas, Feraulas et Chrisante arriverent : et un moment apres Aglatidas entra, suivy d'une multitude estrange de personnes de qualité, que cette grande nouvelle attiroit chez le Roy : tout le monde voulant se resjoüir aveque luy, d'une chose qui effectivement meritoit bien de causer une alegresse publique. Le Nom de Mandane estoit en la bouche de tout le monde : Ceux qui la connoissoient, racontoient à ceux qui la connoissoient pas, les rares qualitez de cette Princesse. p. 353Ainsi comme la douleur de sa perte, avoit fait faire son éloge, la certitude de sa vie, faisoit redire ses louanges. Ce n'est pas qu'apres ces premiers momens de satisfaction, Ciaxare n'eust du desplaisir, de ne sçavoir point bien precisément, qu'elle estoit l'advanture de la Princesse ; ny qui la menoit ; ny pourquoy on la menoit en Armenie. Il sçavoit bien que le Roy de ce Païs la estoit son Tributaire : et que le Prince Tigrane son Fils estoit brave et genereux, et aimoit extrémement Artamene : mais il sçavoit aussi que ce vieux Roy estoit capricieux : et qu'il n'avoit point envoyé de Troupes en son Armée, comme il y estoit obligé. Ciaxare donc, ne goustoit pas cette joye toute pure : neantmoins comme il voulut en tesmoigner quelque inquietude ; Seigneur, luy dit le Roy d'Hircanie, que la captivité de la Princesse Mandane ne vous inquiete pas : car enfin pour rompre sa prison, quelque sorte qu'elle puisse estre ; vous n'avez qu'à faire ouvrir les portes de celle d'Artamene : et qu'à le mettre à la teste de tant de Rois et de tant de Princes qui m'escoutent : Et soyez assuré Seigneur, que s'il est nostre Guide, nous le suivrons en Armenie, et nous y ferons suivre par la Victoire. Quand nous aurons rendu graces aux Dieux, repliqua le Roy des Medes, nous verrons ce qu'ils nous inspireront là dessus : mais pour moy, je ne pense pas que pour les remercier de l'equité qu'ils ont eüe, en sauvant une Princesse innocente ; il faille faire grace à un criminel : et à un p. 354criminel, qui ne veut ny demander pardon, ny se repentir, ny seulement advoüer sa faute, bien qu'elle soit toute visible.
Épisode 72 : Intercession des amis d'Artamene – 5 min.
Les amis d'Artamene font pression sur Ciaxare afin d'obtenir la libération du héros. Or, tant que le roi de Medie demeure dans l'ignorance des secrets d'Artamene, il se refuse à le délivrer. Il permet toutefois aux amis de l'illustre prisonnier de lui rendre visite, afin de le convaincre de révéler ce qu'il s'obstine à cacher. Ainsi défilent dans la cellule d'Artamene ses plus proches amis, au premier rang desquels Chrisante, Feraulas, le roi de Phrigie et d'Hircanie, et bien d'autres. Mais Artamene reste inflexible. Il craint moins pour sa vie que pour la gloire de Mandane.
Lire l'épisode ⬇Ha Seigneur (s'écrierent tout d'une voix, tous ces Rois, tous ces Princes, tous ces Homotimes, et tous ces Chevaliers) Artamene est malheureux, et ne fut jamais coupable : il n'y a pas un de nous qui ne veüille bien entrer dans sa prison, et y demeurer pour Ostage, jusques à ce qu'il vous ait prouvé son innocence par de nouveaux services ; ou pour mieux dire par de nouveaux miracles. Ciaxare tout surpris de voir une si violente affection, dans l'esprit de tant d'illustres Personnes, ne leur respondit qu'en biaisant : mais ce fut neantmoins d'une façon, qui leur laissa quelque espoir : de sorte qu'ils redoublerent encore leurs raisons et leurs prieres. Aglatidas n'estoit pas des moins empressez : et Megabise malgré leurs anciens differens, se trouva aveque luy dans la chambre du Roy, et demanda ce que son ancien Ennemy demandoit, c'est à dire la liberté d'Artamene. Le Roy de Phrigie pressoit extrémement Ciaxare : Celuy d'Hircanie parloit avec une hardiesse estrange : Thimocrate et Philocles employoient tout ce que l'eloquence Grece a de puissant : Thrasibule n'en failoit pas moins : Hidaspe et Adusius comme plus interessez, parloient avec une chaleur extréme : aussi bien que Persode, Gobrias, Gadate, et cent autres : qui ne paroissoient pas moins attachez aux interests d'Artamene. Ciaxare se voyant donc si fort p. 355pressé, sçachez (dit il aux Rois de Phrigie et d'Hircanie, et à tant d'autres Princes qui l'environnoient) que je voudrois qu'Artamene fust innocent, ou que du moins il m'eust advoüé son crime avec repentir,. et en avoir donné un de mes Royaumes : et pour vous faire voir que je fais ce que je puis, je vous permets à tous au retour du Temple, où je m'en vay, de le voir les uns apres les autres : afin de luy persuader de m'obeïr en cette occasion : et de ne me faire pas opiniastrément un secret d'une chose que je veux et que je dois sçavoir. En disant cela, Ciaxare sans leur donner loisir de respondre, sortit de sa chambre, et fut au Temple remercier les Dieux de la grace qu'ils luy avoient faite : et les supplier de vouloir achever de la luy faire toute entiere, en redonnant la liberté à la Princette sa fille. Tout le monde le suivit à cette ceremonie : et cette heureuse nouvelle, ayant bien tost passé de la Ville au Camp, il y eut une resjoüissance generale par tout. Au retour du Temple, le Roy de Phrigie qui n'avoit pas oublié ce que Ciaxare avoit dit, le supplia d'envoyer ordre à Andramias de laisser voir Artamene à quelques uns de ses amis : afin, luy disoit il, de tascher de descouvrir ce qu'il vouloir sçavoir. Le Roy de Medie qui en effet en l'estat qu'il voyoit les choses, eust esté bien aise qu'Artamene luy eust demandé pardon, afin de le luy accorder : souffrit que la plus grande partie de ces Princes, et des personnes de qualité, vident Artamene les p. 356uns apres les autres par petites Troupes : de sorte que dés l'instant mesme que la permission en fut donnée, et l'ordre envoyé à Andramias ; le Roy de Phrigie et celuy d'Hircanie furent le visiter, accompagnez de Chrisante et de Feraulas : biffant tous les autres dans une impatience extréme, de pouvoir joüir du mesme bonheur. En y allant, ils resolurent d'aprendre à Artamene, qu'ils sçavoient qu'il estoit Cyrus, et qu'ils n'ignoroient pas le reste de ses avantures : afin de pouvoir mieux aviser apres, à ce qu'il estoit à propos de faire pour sa liberté. Ce n'est pas que Chrisante et Feraulas n'apprehendaient qu'il n'en fust fasché : mais apres tout, la chose estoit faite : et elle avoit paru si necessaire, qu'ils aimerent mieux s'exposer à quelques reproches, que de luy déguiser une verité qu'il faudroit tousjours qu'il sçeust. D'abord que ces deux Rois entrerent, Artamene en fut extrémement surpris, aussi bien que de la veüe de Chrisante et de Feraulas : car encore qu'Aglatidas eust. veû Artamene pendant sa prison, nul de ses domestiques ne l'avoit veû : et Andramias avoit fait cette grace particuliere à son Parent. Cet illustre Prisonnier reçeut ces Princes avec toute la civilité et tout le respect qu'Artamene comme Artamene devoit à des personnes de cette condition : Mais apres l'avoir salüé, et l'avoir obligé d'embrasser Chrisante et Feraulas, sans considerer qu'ils estoient là ; ils luy dirent en sous-riant, qu'ils venoient pour prendre l'ordre de luy : et p. 357pour sçavoit ce qu'il faloit faire pour delivrer Artamene : et pour le mettre en estat de faire bien tost paroistre Cyrus. A ces mots, Artamene regarda Chrisante et Feraulas : mais le Roy de Phrigie prenant la parole, non, luy dit il, n'accusez pas legerement, les deux hommes du mon de que vous devez le plus aimer : et ne soyez pas marry que nous sçachions tout le secret de vostre vie. Ils ne nous l'ont pas apris sans necessité : c'est pourquoy n'en murmurez pas : et soyez assuré que ce que nous sçavons, ne vous causera jamais aucun mal. je sçay bien Seigneur, respondit Artamene, que Chrisante et Feraulas font tousjours bien intentionnez : et que sans doute ils ne pouvoient pas mieux choisir qu'ils ont choisi, en vostre Personne et en celle du Roy d'Hircanie : mais apres tout Seigneur, il y a des choses dans mes avantures, que j'eusse souhaité qui n'eussent jamais esté sçeües : et que je n'aurois jamais dittes, quand mesme il y auroit esté de ma vie. Si nous ne vous eussions pas veû en un danger eminent (interrompit Chrisante avec beaucoup de respect) nous aurions gardé un secret inviolable : mais nous avons creû que n'ayant rien à dire qui ne vous fust glorieux, nous ne devions pas vous laisser perir, plustost que d'aprendre vostre innocence aux Rois qui m'escoutent Artamene quoy que bien marry que l'on sçeust ce qu'il vouloit tenir caché, fut toutefois contraint de ne le tesmoigner pas si ouvertement : de peur de desobliger deux p. 358Princes qui s'interessoient si fort dans sa fortune. Ils luy dirent alors le changement qu'il y avoit dans l'esprit du Roy : et son opiniastreté pourtant, à vouloir precisément sçavoir, quelle avoit esté l'intelligence qu'il avoit eüe avec le Roy d'Assirie. Puis que vous sçavez toutes choses, reprit Artamene, vous jugez bien que je ne le dois pas dire : Ce n'est pas que je me souciasse d'exposer ma vie en irritant le Roy contre Cyrus. Mais quand je songe que je deplairois à la Princesse Mandane ; et que je l'exposerois peut-estre à la fureur du Roy son pere ; a Seigneurs, je vous avoüe que je n'y sçaurois penser sans fremir : et que c'est ce que je ne feray jamais. j'aime encore mieux que Ciaxare me croye perfide, que Mandane me soubçonne d'indiscretion. Enfin Seigneurs, vous le diray-je ? si j'ay quelque douleur que vous sçachiez la verité de ma vie, ce n'est que pour l'interest de cette illustre Princesse. Ce n'est pas qu'elle ne soit innocente, et que sa vertu ne la mette à couvert de toutes sortes de calomnies : mais apres tout, je voudrois que vous me creussiez aussi criminel que Ciaxare me le croit, et que vous ne sçeussiez pas ce qui me peut justifier. Ces Princes l'entendant parler ainsi, ne purent s'empescher de sous-rire : et d'admirer en suitte la force de cette respectueuse passion, qui luy faisoit preferer l'interest de sa Princesse, non seulement à sa propre vie, mais à sa propre gloire. Enfin apres une assez longue conversation, où ils ne p. 359sçavoient pas trop bien que resoudre ; ils firent dessein de tascher de tirer les choses en longueur : et de faire durer quelques jours la permission qu'ils avoient de le voir. Ils luy dirent que durant cela ils luy conseilloient de parler tousjours de Ciaxare comme il faisoit : c'est à dire avec beaucoup de respect et d'affection. Que de leur costé, ils diroient au Roy de Medie qu'ils ne perdoient pas esperance de sçavoir quelque chose de ce qu'il desiroit d'aprendre : mais qu'il faloit qu'il se donnast un peu de patience : que ce pendant ils exciteroient encore tous les Capitaines, et mesme tous les Soldats, à demander sa liberté : et qu'enfin l'on agiroit apres, selon que Ciaxare paroistroit plus ou moins irrité contre luy. Artamene les remercia tres ciuilement, de leurs bonnes intentions ; et fit en cette rencontre, ce qu'il n'eust pas creu devoir faire deux jours auparavant : qui fut qu'il les solicita ardamment de rompre ses fers. Car depuis qu'il avoit sçeu que la Princesse Mandane estoit vivante, et qu'elle estoit captive ; sa prison luy estoit devenuë insuportable. Chrisante et Feraulas estant demeurez apres ces Rois, luy dirent le nom de tous ceux qui avoient entendu raconter son histoire ; et il leur fit encore quelques reproches de l'avoir descouvert à tant de monde. Mais, Seigneur, luy dirent ils, par quelle voye pouviez vous esperer de rompre vos chaisnes, pour aller delivrer la Princesse, si tant d'illustres Amis que vous avez, n'eussent sçeu vostre innocence ? Ha ! p. 360fi ce que vous avez dit peut me faire mettre en liberté, leur dit il, vous avez eu raison, et j'ay sujet de vous remercier. En fuite il leur parla delà joye qu'il avoit euë de sçavoit que Mandane n'avoit pas pery : et de l'inquietude où il estoit, d'ignorer absolument, entre les mains de qui la Fortune l'avoit fait tomber. Car, disoit il, le Roy d'Assirie comme vous le sçavez aussi bien que moy, est à Pterie presentement : et l'on vous assura que Mazare estoit mort. Enfin passant d'une choie à une autre, et ne parlant toutefois que de ce qui regardoit son amour ; il retint encore assez long temps aupres de luy Chrisante et Feraulas. Ils ne furent pas si tost sortis, que Persode, Hidaspe, et Adusius entrerent : à ceux-cy succederent Gobrias, Gadate, et Megabise : et à ceux là encore, Thrasibule, Thimocrate, Philocles, et Aglatidas. Enfin de tous ceux qui avoient eu la permission de le voir, il n'y en eut aucun qui ne s'en empressast extrémement. Artamene agit avec ceux qui sçavoient son histoire, comme il avoit agy avec les Rois de Phrigie et d'Hircanie : et avec ceux qui ne la sçavoient pas, de la maniere dont il estoit convenu avec ces Princes.
Épisode 73 : La promesse d'Artamene – 3 min.
Pendant ce temps, Ciaxare dépêche Megabise auprès du roi d'Armenie afin que ce dernier lui renvoie sa fille, faute de quoi il lui déclarerait la guerre. Le cas échéant, Ciaxare se verrait contraint de libérer Artamene, sans pouvoir le persuader de lui révéler son secret. De son côté, le prisonnier se remémore la promesse faite au roi d'Assirie : les deux rivaux se sont en effet juré de se tenir mutuellement au courant de tout ce qui concerne la princesse. A contrecoeur, Artamene envoie Ortalque à Pterie auprès de Labinet, afin d'informer ce dernier que Mandane est en vie et qu'on l'emmène vers l'une des deux Armenies. Le roi d'Assirie se montre reconnaissant de la franchise de son rival et promet de rester également fidèle à sa promesse.
Lire l'épisode ⬇Cependant Ciaxare sur la nouvelle qu'il avoit reçeuë, depescha vers le Roy d'Armenie, et choisit Megabise pour cet effet : luy ordonnant de dire à ce Roy, qu'ayant sçeu que la Princesse sa Fille estoit dans ses Estats, il le prioit de la luy renvoyer, avec un equipage proportionné à sa condition : et qu'en cas qu'il la refusast il luy declarast la guerre. Ce p. 361qui fâchoit le plus Ciaxare, c'est qu'en effet le Roy d'Armenie avoit refuse de payer le Tribut qu'il luy devoit : et avoit aporté d'assez mauvaises raisons pour s'en exempter. Il ne songeoit toutefois pas plustost qu'il luy faudroit faire une nouvelle guerre, qu'il regrettoit Artamene : et escoutoit assez favorablement ceux qui au retour de la prison où ils l'avoient esté visiter, luy disoient qu'il parloit tousjours de luy avec beaucoup de respect et d'affection : et que selon les aparences, il estoit certainement innocent. Mais apres tout, il vouloit sçavoir ce secret impenetrable, qu'on luy faisoit esperer de descouvrir : dans l'opinion où chacun estoit, que cependant la necessité où l'on prevoyoit qu'il alloit estre, de faire la guerre en Armenie, l'obligeroit à la fin, à passer par dessus sa premiere resolution. Durant cela, Artamene se souvenant de la promesse qu'il avoit faite au Roy d'Assirie, de l'advertir exactement de toutes choses, afin de travailler conjoinctement autant qu'ils le pourroient, à la liberté de la Princesse ! O Dieux ! (disoit il en luy mesme, en se remettant en memoire tout ce qu'ils s'estoient promis) à quelles bizarres avantures m'exposez vous ? il semble que je ne sois au monde que pour rendre de bons offices au Roy d'Assirie : je n'apris sa premiere conjuration, que pour descouvrir son amour à Mandane, qu'il n'avoit jamais osé luy dire : je ne fus parmy les Massagettes, que pour faciliter sa seconde entreprise : je n'en revins que p. 362pour luy sauver la vie, et pour aider à l'enlevement de Mandane : je n'arrivay à Sinope, que pour le garantir de la rigueur des flames : et je n'aprens aujourd'huy que ma Princesse est vivante, que pour luy donner la satisfaction de le sçavoir par mon moyen, et pour luy faciliter la voye de la delivrer. Car enfin puis que je l'ay promis il le faut tenir : Mais helas, disoit il encore, quelle aparence y a-t'il, que je luy aprenne qu'elle est en Armenie, pendant que je suis dans les fers ? Tout son Royaume n'est pas si absolument destruit, qu'il n'ait encore quelques Troupes dispersées qu'il peut ramasser : une partie de l'Affine reconnoist encore sa puissance ; la moitié de la Capadoce est pour luy : et il la pourroit peut-estre aussitost delivrer que Ciaxare. Que feray-je donc, et que resoudray-je ? Mais que fais-ie ? Adjoustoit-il en se reprenant, je confulte sur une chose promife ! Non non, ne balançons pas davantage : et si nous voulons que l'on nous tienne ce que l'on nous a promis, gardons nous bien de manquer à nostre parole. Et puis, le Roy d'Assirie estant aussi brave qu'il est, ne nous donne pas, sujet de craindre : joint qu'à dire vray, nous ne luy aprendrons que ce qu'il ne pourroit manquer de sçavoir bien tost : n'estant pas possible que la vie et la prison de la Princesse Mandane puissent estre long temps cachées. Artamene considera pourtant encore, qu'estant accusé par Ciaxare d'avoir une intelligence avec le Roy d'Affine, c'estoit s'exposer à se perdre, si ce p. 363qu'il vouloit faire estoit descouvert : mais la crainte du peril ne pouvant jamais estre une bonne raison, pour empescher Artamene de faire ce qu'il avoit promis, il ne fit pas une longue reflexion là dessus. Ce genereux Prince ayant donc resolu d'envoyer à Pterie, jetta les yeux sur Ortalque, qu'il sçavoit estre tres fidelle : et comme chacun avoit alors assez de liberté de le voir, cét homme qui estoit à luy, n'en perdoit pas l'occasion : de sorte qu'il fut facile à Artamene d'executer son dessein. Il envoya donc Ortalque au Roy d'Assirie, apres luy avoir fait faire un magnifique present, pour l'agreable nouvelle qu'il luy avoit aportée : et luy ordonna de dire de sa part à ce Prince, qu'il l'advertissoit que Mandane estoit vivante ; qu'elle s'en alloit en Armenie, sans qu'il eust pû sçavoir qui l'y menoit ; et qu'enfin il le prioit de se souvenir de ne manquer pas de parole, à un homme qui luy tenoit la sienne exactement, en une occasion si delicatte. Ortalque s'aquita de cette commission, avec autant de fidelité que d'adresse : et sortant de la Ville sur le pretexte de quelque affaire qu'il avoit en son particulier, il fut à Pterie, qui n'est qu'à huit Parasanges de Sinope, c'est-à dire à cent soixante et dix stades, où il trouva que le Roy d'Assirie estoit prest d'en partir. Ce Prince fut ravy de la generosité d'Artamene : et eut une joye inconcevable, de la certitude de la vie de Mandane : car par les Espions qu'il avoit dans Sinope, par le moyen d'Artaxe frere d'Aribée, qui avoit tousjours un p. 364puissant Amy aupres de Ciaxare ; il atioit sçeu le naufrage de Mazare, et la crainte que l'on avoit que la Princesse n'eust pery. Il reçeut donc Ortalque admirablement : et lors qu'il le congedia, apres luy avoir fait un present magnifique, dites à Artamene, luy dit il, que le Roy d'Assirie est au desespoir, de ne pouvoir pas luy promettre d'estre son Amy : mais du moins puis que la Fortune veut qu'ils soient toujours ennemis, assurez le qu'il ne fera jamais rien qui choque la generosité ; et qu'ainsi il luy tiendra exactement sa parole. Mais pendant qu'Ortalque fut à Pterie et revint à Sinope, où il rendit compte de son voyage à son Maistre, et luy fit sçavoir la genereuse response du Roy d'Assirie : tous ces Rois et tous ces Princes ne songeoient qu'à observer les sentimens de Ciaxare, afin de s'en servir avantageusement pour Artamene : et tous les Soldats poussez par leur propre mouvement, et excitez encore par leurs Chefs ; ne faisoient autre chose que demander tout haut qu'on leur rendist Artamene ; ou qu'autrement ils n'iroient plus à la guerre.
Épisode 74 : Le retour de Martesie – 6 min.
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Pendant, dis-je, que Ciaxare estoit toujours irresolu sur ce qu'il devoit faire, et qu'il sembloit mesme pancher un peu vers l'indulgence ; Chrisante et Feraulas estoient dans une agitation, qui ne leur laissoit aucun repos. Car tantost ils alloient visiter leur cher Maistre, tantost ils alloient viviter tous ces Princes, qui s'interessoient en sa fortune ; tantost ils alloient chez le Roy ; et tres souvent chez Hidaspe et chez p. 365Adusius. De sorte qu'agissant continuellement, et vivant entre l'esperance et la crainte ; leur ame n'estoit guere tranquile. Ils eurent quelque dessein d'envoyer en Perse, afin d'advertir Cambise, et de la vie du Prince son Fils, et du peril où il estoit : mais la distance des lieux les en empescha : joint qu'Artamene en ayant eu la pensée, le leur deffendit expressément : ne voulant point, leur dit-il, que le Roy son Pere sçeust qu'il estoit vivant, qu'il ne fust en estat de le luy pouvoir aprendre sans douleur. il leur representoit de plus, que cela seroit absolument inutile : puis qu'aussi bien n'estoit il pas encore à propos, de faire sçavoir à Ciaxare qu'il estoit Cyrus. Un soir donc que Chrisante et Feraulas, estoient ensemble, à se promener sur le Port de Sinope, Artucas les vint joindre, et les prier de vouloir aller chez luy, où il seroit bien aise de les pouvoir entretenir en liberté. Eux qui connoissoient l'affection d'Artucas pour Artamene ; et qui se souvenoient qu'il avoit abandonné Aribée, pour estre fidelle à son Prince, eurent cette complaifance pour luy ; et le fu iuirent où il les voulut mener. Sa Maison estoit assez éloignée du Port ; et c'estoit la raison pour laquelle elle avoit esté des moins bruslées ; et estoit demeurée en estat d'y pouvoir encore habiter. Comme ils y furent arrivez, Artucas les fit entrer dans une chambre, et de là dans une autre, où ils trouverent une personne, que d'abord ils ne reconnurent pas, car il estoit desja assez tard, et les flambeaux n'estoient pas encore allumez. p. 366Ils virent bien que c'estoit une femme de bonne mine, et qui paroissoit estre belle : mais ils ne discernoient pas assez parfaitement tous les traits de son visage pour la reconnoistre. Cette incertitude ne dura pourtant pas long temps : car cette personne ne les eut pas plustost veus, que quittant une Fille d'Artucas qui estoit avec elle, et s'avançant vers eux, elle commença de parler, et de nommer Chrisante et Feraulas, pour leur tesmoigner la joye qu'elle avoit de les revoir. De sorte que le son de sa voix fut à peine parvenu jusques à Feraulas, que s'avançant avec precipitation, jusques aupres de la personne qui parloir, Ha ! Martesie, s'escria-t'il, est-ce vous qui parlez, et puis-je croire que ce que j'entens soit veritable ? Ouy, respondit elle, je suis Martesie ; et la mesme que vous laissastes à Themiscire, aupres de l'illustre Mandane. A ces mots Feraulas tout transporté de joye, salüa tout de nouveau une personne qui avoit tant de part en son coeur, et qui luy en avoit tant donné en sa confidence : et Chrisante de son costé, qui estimoit beaucoup la vertu de cette Fille, luy fit toute la civilité possible. Mais comme il n'avoit pas pour elle l'ame si tendre que Feraulas. il fut le premier à demander à Martesie, si la Princesse n'estoit pas aussi en liberté ? Helas ! sage Chrisante, luy respondit elle en souspirant, plust aux Dieux que la chose fust ainsi : où que du moins vostre illustre Maistre ne fust pas en prison comme je l'ay sçeu, et qu'il fust en estat de la pouvoir delivrer. p. 367Quelque joye qu'eust Feraulas de revoir Martesie, ce qu'elle dit la diminua : car il n'avoit point du tout douté en la voyant, que la Princesse ne fust à Sinope aussi bien qu'elle. Mais comme tout ce qu'il pensoit ne se devoit pas dire devant Arnicas, ny devant sa Fille, qui ne sçavoient rien de l'amour d'Attamene pour la Princesse ; Chrisante et Feraulas mouroient d'envie de de mander cent choses à Martesie qu'ils ne luy demandoient pas : et elle de son costé, leur respondoit aussi plusieurs choses, qu'elle ne leur auroit pas responduës s'ils eussent esté seuls. Du moins, disoit Chrisante, vous nous assurez que la Princesse est en vie : car bien qu'Ortalque nous l'ait dit, nous ferons encore incomparablement plus satisfaits de vous l'entendre dire. Feraulas luy demandoit comment elles avoient échapé du naufrage ? Chrisante luy vouloit conter la douleur que l'on avoit eue de la pretenduë mort de la Princesse ; et tous ensemble faisant une conversation entre-coupée, au lieu de s'instuire de ce qu'ils vouloient sçavoir, ne faisoient qu'augmenter leur curiosité. Martesie fit alors salüer à Chrisante et à Feraulas un fort honneste homme qui estoit venu avec elle, et qui se nommoit Orsane : leur disant qu'il avoit esté son Guide et son Protecteur. Cette premiere conversation ne fut pas longue, à cause qu'il estoit tard : mais Martesie les pria de revenir le lendemain au matin : parce qu'elle seroit bien aise de les pouvoir entretenir auparavant que de voir le Roy, qui p. 368ne sçavoit pas encore son retour : ayant jugé à propos de s'informer un peu des choses, devant que de paroistre à la Cour, et de se montrer à luy. Que pour cét effet, elle estoit arrivée à la premiere pointe du jour à Sinope : et avoit voulu se loger chez son parent, où elle pouvoit estre avec bien-seance : ayant une Fille infiniment aimable et vertueuse : et qu'ainsi elle les conjuroit de ne dire pas encore qu'elle fust revenue. Chrisante et Feraulas la quitterent donc de cette sorte : et ne manquerent pas de se trouver le lendemain à l'heure que Martesie leur avoit marquée : n'ayant pas voulu faire sçavoir son arrivée à Artamene, qu'ils ne sçeussent un peu plus de nouvelles de Mandane, pour contenter sa curiosité, son impatience, et son amour. Martesie estoit une fille de Themiscire, de fort bonne condition, de qui Artucas avoit espousé une Tante : et c'estoit pour cela qu'elle avoit choisi sa Maison dans Sinope. Comme elle avoit toujours esté aupres de Mandane, et que la Princesse l'avoit tousjours tendrement aimée ; elle l'aimoit aussi si passionnément, qu'elle ne goustoit presque point la liberté, dont elle joüissoit sans elle : et quoy que peut-estre il y eust une Personne à Sinope, pour qui elle n'avoit pas d'aversion ; neantmoins elle eust mieux aimé estre encore captive avec sa Maistresse, que d'estre libre et ne la voir pas. Aussi parut elle fort melancolique à Chrisante et à Feraulas, lors qu'ils la virent le matin : et comme elle estoit fort p. 369adroite, elle avoit fait entendre à Artucas. qu'elle avoit quelque chose à dire à Chrisante, qui regardoit la liberté de la Princesse, qu'elle avoit ordre de ne confier qu'à luy et à Feraulas : de sorte que sans choquer la bienseance, elle les reçeut en particulier dans sa chambre : sans autres tesmoins qu'une Fille qu'on luy avoit donnée pour la servir : mais qui estoit si esloignée du lieu où elle fit assoir Feraulas et Chrisante, qu'elle ne pût rien entendre de leur conversation. Comme ils furent donc arrivez ; que les premiers complimens furent faits ; et qu'ils eurent pris leurs places ; helas, leur dit elle, que je voy de changement depuis le jour que vous partistes. de Themiscire, pour aller aux Massagettes ! et que je suis ignorante de tout ce que vous avez fait depuis ! Si ce n'est que j'ay sçeu que l'illustre Artamene a gagné des Batailles, et renverse des Royaumes. Mais Dieux, quand je suis venue icy, et que l'on m'a dit qu'il y estoit dans les fers, que j'en ay esté surprise et affligée, et que la Princesse le feroit, si elle sçavoit ce terrible changement ! En verité, disoit elle, quand je repasse dans ma memoire, tout ce qui nous est arrivé ; et qu'apres tant d'enlevemens ; tant de persecutions ; tant de guerres ; tant de naufrages ; et tant de malheurs ; je songe que Mandane est captive en Armenie, et qu'Artamene est prisonnier à Sinope ; j'avoüe que mon esprit se confond. Bien est il vray que j'ay apris à ne desesperer plus de rien : puis qu'apres tout, p. 370je suis vivante ; je suis à Sinope ; et avec des personnes que je ne suis pas marrie de voir. Vous estes bien bonne, aimable Martesie, interrompit Feraulas, de parler de cette sorte : et vous la ferez mesme encore davantage, adjousta Chrisante, si vous voulez nous raconter tout ce qui vous est arrivé depuis nostre départ de Themiscire : et si vous voulez enfin nous bien aprendre par quelle voye Philidaspe fit reüssir son dessein. Pourquoy estant Prince d'Assirie, il ne paroissoit que Philidaspe : comment il traita la Princesse, apres l'avoir enlevée : comment Mazare en devint amoureux : comment ce Prince la trompa pour l'enlever : comment vous fist es naufrage : comment vous en estes échapées : et comment la Princesse n'est pas libre : car je vous advoüe que ce dernier evenement est incomprehensible, et met toute la Cour en Trouble. Tout le monde ne peut imaginer, qui peut estre celuy qui n'a sauvé la Princesse que pour la perdre : et personne ne peut concevoir quel est ce Roy dont elle parle, et que pourtant elle ne nomme point, dans le Billet que l'on a reçeu d'elle. Ainsi aimable Martesie, je vous conjure par l'illustre Nom de la Princesse Mandane, et par celuy d'Artamene, de nous dire bien exactement tout ce que vous sçavez et du Roy d'Assirie, et du Prince des Saces, et de ce Roy que nous ne pouvons deviner. Vous me demandez tant de choses, dit elle en me demandant cela, que je ne sçay pas trop bien si je pourray vous contenter en un p. 371seul jour : j'abregeray pourtant mon discours le plus que je pourray. Ce n'est pas ce que nous vouions, repliqua Feraulas, au contraire, nous vous demandons en grace, de ne nous dérober pas un seul des sentimens de la Princesse : car enfin Artamene * besoin de consolation : et nous ne luy en sçaurions donner de plus grande, que celle de luy faire sçavoir tout ce qui est advenu à la Princesse qu'il adore. Ainsi n'en faites point à deux fois, je vous en conjure : puis que nous sommes disposez à vous donner une audience aussi paisible et aussi longue, que ce que vous avez à nous raconter le demandera. Mais ne songez vous point, dit Martesie, qu'il est aussi à propos que je sçache tout ce qui vous est arrivé ? le m'engage de vous le dire, respondit il, devant que de partir d'icy, pourvû qu'à l'heure mesme vous satisfaciez l'extréme envie que nous avons d'entendre tout ce qui vous est advenu. je dis à vous genereuse Martesie : car comme Aramene n'a point d'interest qui ne soit le mien, je suis assuré que la Princesse Mandane n'en a point aussi qui ne soit le vostre. Martesie se voyant alors si pressée, tascha de donner quelque ordre dans son esprit, aux choses qu'elle avoit à dire : et apres avoir esté quelque temps sans parler ; elle reprit la parole de cette sorte.