Partie 1 (voir le frontispice) – Livre troisième.
Gravure de la partie 1, livre 3.
« Je fus cent fois tenté de sortir du Bois, et d'aller interrompre leur conversation, que je ne pouvois entendre: je pensay mesme aller attaquer Megabise devant Amestris: toutefois voyant qu'il n'avoit point d'espée, et que je n'en avois qu'une, je changeay de dessein, et je differay ma vangeance » (Partie I, livre 3 p. 500-503)
Résumé de la séquence
Artamene supporte courageusement la prison. Toutes ses pensées sont tournées vers sa bien-aimée et il se jure de garder leur amour secret, ainsi qu'elle l'a souhaité, quoi qu'il lui en coûte. Les conditions de détention sont relativement favorables, étant donné que tout le monde aime et admire Artamene. Par bonheur, il se trouve qu'Andramias, le capitaine des geôliers est parent d'Aglatidas, ami proche Artamene. Ainsi, le mélancolique Aglatidas obtient la permission d'aller lui rendre visite chaque soir. Artamene devine que sa mélancolie est une marque d'amour et le prie de lui conter son histoire.
Lire toute la séquence ⬇Épisode 109 : Les pensées de Cyrus en prison – 4 min.
Tandis que ses amis louent la grandeur de Cyrus et déplorent sa captivité, ce dernier se montre parfaitement digne en supportant avec fermeté d'âme sa détention. La prison est le moindre de ses maux en comparaison des tourments que l'amour lui inflige : il se remémore tous les événements qu'il a vécus, mais il ignore si Mandane est en vie et s'il la reverra jamais. Il se promet, quoiqu'il arrive, de conserver la gloire de Mandane intacte, fût-ce au détriment de la sienne, en ne révélant jamais son amour.
Lire l'épisode ⬇p. 397Pendant que ces illustres Amis d'Artamene s'entretenoient de son malheur, et de ses grandes qualitez ; il se rendoit encore plus digne des loüanges qu'ils luy donnoient : estant certain qu'il supportoit sa prison, avec une constance admirable. L'incertitude de la vie de sa Princesse, estoit la seule chose qui touchoit son coeur sensiblement : et le malheur de sa propre captivité luy sembloit trop peu considerable, pour pouvoir esbranler son esprit. Mais à dire vray, l'amour le tourmentoit si cruellement, qu'il n'estoit pas besoin que d'autres passions s'en meslassent : jamais personne ne le fut davantage : et quand il repassoit dans sa memoire tous les merveilleux evenemens de sa vie ; qu'il se souvenoit de combien de perils il estoit échappé ; quelle amitié Ciaxare avoit euë pour luy ; quels p. 398services il luy avoit rendus ; quelle passion respectueuse il avoit euë pour Mandane ; quels obstacles il avoit trouvé en tous ses desseins ; quelle douce vie il eust pû mener, s'il ne fust point sorty de Perse ; à combien de travaux il avoit esté exposé ; combien la Fortune luy avoit fait acquerir de gloire ; quels illustres Rivaux l'Amour luy avoit donnez ; quelles fameuses victoires il avoit remportées ; et en quel malheur il estoit reduit ; repassant, dis-je, toutes choses en confusion dans son esprit, il ne pouvoit presque se croire soy mesme : et se voyant seul dans sa chambre, il avoit y des momens où il ne sçavoit trop bien, s'il estoit Cyrus ou Artamene, ou s'il n'estoit ny l'un ny l'autre. Mais du moins n'ignoroit-il pas, qu'il estoit le plus malheureux Prince du monde : et qu'à moins que de la puissance absoluë des Dieux, il ne luy estoit pas possible d'esperer jamais nulle satisfaction en la vie. L'absence de la personne aimée, disoit-il en luy mesme, passe dans la croyance de toute la Terre, pour une supresme infortune : mais helas ? je n'en suis pas seulement absent pour un temps, j'en suis peut-estre esloigné pour tousjours. Quand j'estois à l'Armée adjoustoit-il, et que je sçavois qu'elle estoit dans Ancire, ou dans Sinope, je sçavois qu'elle estoit en seureté : je sçavois qu'elle estoit en un beau lieu ; je sçavois qu'elle estoit en agreable compagnie ; et je sçavois encore de certitude, que mon absence ne la touchoit pas. Ainsi je n'avois que ma propre douleur à suporter : et le seul déplaisir d'estre esloigné d'elle, faisoit p. 399toute mon inquietude. Cependant les Dieux sçavent quelle estoit ma peine ; et combien la privation de la veüe de ce que l'on cherit, est une chose insupportable. Mais helas ! je suis bien en un estat plus pitoyable : je sçay que ma Princesse est ou morte, ou entre les mains de quelqu'un qui la retient contre sa volonté : je sçay qu'elle est infailliblement, dans le Tombeau, ou dans la Prison : et qu'en quelque lieu qu'elle soit, elle souffre, et me pleint sans doute dans mon infortune. Encore, poursuivoit-il, si je pouvois rompre mes chaines avec honneur, j'irois chercher son Cercueil ou sa Prison : car la mer suivant sa coustume, aura rendu ce beau Corps, vivant ou mort. J'irois mourir aupres de l'un, ou la delivrer de l'autre : et j'aurois quelque consolation dans mon malheur : au lieu qu'il faut que j'expire dans les fers : et que malgré moy je souffre une accusation injuste, sans m'en oser justifier. Ce n'est pas que je ne parusse encore plus criminel à Ciaxare, comme amant de Mandane, que comme Amy du Roy d'Assirie : mais ce seroit un crime, où il n'y auroit rien de honteux pour Artamene : et qui au contraire, luy donneroit beaucoup de gloire. Apres tout, poursuivoit-il, celle de ma Princesse m'est encore plus considerable : et cette severe et scrupuleuse vertu, dont elle faisoit profession ; m'ayant toujours deffendu de donner le moindre tesmoignage de ma passion à personne ; mourons plustost mille fois, que d'en faire paroistre la moindre marque. Ce n'est pas, ô illustre Princesse, s'escrioit-il, p. 400que vous ayez eu raison de me faire cacher mon amour, comme une amour criminelle : ny la bonté que vous avez euë pour moy, comme une chose qui eust pû offenser cette vertu. Car enfin, qu'avez vous fait pour Artamene, que ne vous ait pas conseillé la raison, et que n'ait pas aprouvé l'innocence ? vous m'avez fuy opiniastrément ; vous vous estes combatuë vous mesme ; vous m'avez caché une partie de vostre bien-veüillance ; et vous ne m'en avez presque jamais donné d'autres preuves, que celles que j'ay pû tirer de foibles conjectures, de n'estre pas haï de vous. Il a falu que j'aye penetré dans vostre coeur, par des voyes extrémement détournées : Vous m'avez dérobé quelques fois jusques à vos regards : vous avez mesnagé jusques à vos moindres paroles : et tout ce que je puis dire de vous, c'est que me pouvant perdre, vous ne m'avez pas perdu. Mais Dieux ! eussiez vous pû concevoir innocemment la pensée de perdre un homme qui vous aimoit, de la plus respectueuse façon, dont personne ait jamais aime ? un Prince qui vous a caché tous ses desirs ; qui les a estoussez en naissant ; et qui mesme n'a jamais osé desirer rien qui peust offenser la Vertu la plus delicate ? Un Prince, dis-je, qui vous adoroit, comme l'on adore les Dieux : et qui vous avoit consacré tous les momens de sa vie. Cependant vous avez voulu que je fisse un grand secret de ma passion : ne le descouvrons donc pas ma Princesse : et preparons nous à mourir sans nous pleindre : et sans faire voir nostre veritable douleur. p. 401C'estoit de cette sorte, que l'amoureux Artamene, passoit les jours et les nuits : il avoit pourtant cét advantage dans sa prison, que ses Gardes le pleignoient et le respectoient : et s'il eust esté d'humeur à vouloir rompre ses fers, il ne luy eust pas esté difficile.
Épisode 110 : Les visites d'Aglatidas – 3 min.
Aglatidas, ami de Cyrus, se trouve être un parent d'Andramias, le capitaine des gardes. De cette façon, il parvient à rendre visite à Cyrus et lui soumet quelques idées qui pourraient favoriser son évasion. Mais Cyrus refuse, plaidant que seuls les coupables s'échappent, tandis que les autres doivent attendre que leur innocence éclate au grand jour. Aglatidas se résigne mais revient fréquemment lui tenir compagnie. Tous deux s'entretiennent des aléas de la Fortune, jusqu'au jour où le mélancolique Aglatidas, ignorant tout de l'amour de Cyrus, l'assure qu'il y a des maux bien plus importants que la détention, car il est fréquent que les hommes valeureux passent du trône à la prison et inversement. Cyrus devine alors que sa mélancolie provient d'une blessure d'amour et le conjure de lui raconter son histoire.
Lire l'épisode ⬇Andramias qui commandoit à ceux qui le gardoient, estoit proche parent d'Aglatidas, qui avoit une amitié si particuliere et si desmesurée pour Artamene, qu'il n'est rien qu'il n'eust esté capable de faire pour le delivrer. Andramias outre l'alliance qui estoit entr'eux, luy avoit beaucoup d'obligation : si bien qu'il luy fut fort aisé, de l'obliger à luy donner la permission de voir Artamene. Il fut donc un soir comme tout le monde fut retiré, le visiter dans sa chambre, et luy offrir tout ce qu'il pouvoit. Il voulut mesme luy parler de quelques moyens qu'il avoit imaginez, pour faciliter sa fuite s'il le vouloit : Mais Artamene apres l'en avoir remercié fort civilement, l'assura qu'il ne sortiroit, jamais de sa Prison, que par la mesme main qui l'y avoit mis. Il luy dit encore, que les Criminels faisoient bien de rompre leurs liens : mais que les innocens devoient attendre que l'on desnoüast les leurs sans violence. Qu'ainsi il le conjuroit de se mettre en repos de ce costé là : et de ne s'exposer pas pour l'amour de luy, à la colere du Roy. Que ce n'estoit pas qu'il n'eust eu beaucoup de consolation de le voir quelquesfois : et d'autant plus, que la melancolie qui paroissoit tousjours en son esprit, s'accommodoit assez à sa fortune presente : mais qu'enfin p. 402il n'estoit pas juste qu'il se mist en un si grand peril à sa consideration. Aglatidas respondit alors à Artamene, que la vie ne luy estoit pas si agreable, qu'il deust craindre d'exposer la sienne : et que mesme en cette occasion, il ne se hazardoit point du tout : parce qu'outre que le Roy n'avoit pas precisément deffendu de le laisser voir ; Andramias estant son Amy, son Parent, et son obligé ; ce n'estoit pas une chose fort extraordinaire, qu'il le visitast souvent. Et que comme sa chambre estoit engagée dans celle d'Andramias, et par consequent separée de celle de ses Gardes ; il pouvoit sans doute le visiter tant qu'il voudroit sans qu'ils s'en aperçeussent : et luy donner du moins cette foible consolation d'avoir quelqu'un aupres de luy, qui peust l'aider à se pleindre de son malheur. Artamene s'en défendit autant qu'il pût : mais Aglatidas fut si pressant, qu'enfin il fut contraint de luy permettre d'aller passer tous les soirs dans sa chambre. Jamais personne n'eust pû estre plus propre qu'Aglatidas, à consoler un malheureux : qui ne trouve rien de plus capable d'irriter sa douleur, que la joye qu'il voit sur le visage de ceux qui l'approchent. Un soir donc que cét illustre melancolique, estoit aupres d'Artamene : et qu'apres avoir long temps parlé de l'inconstance de la Fortune, et de toutes les miseres de la vie, ils eurent observé l'un et l'autre un assez long silence : Aglatidas qui voulut luy donner quelque legere consolation, et qui ne sçavoit rien de son amour, commença de luy parler p. 403de cette sorte. Seigneur, luy dit-il, je vous voy sans doute bien malheureux : Mais apres tout, vous ne l'estes pas le plus qu'on le peut estre. La Grandeur que vous semblez avoir perduë, se peut recouvrer facilement : et l'on passe assez souvent, du Thrône dans la Prison, et de la Prison sur le Thrône. Enfin il est des malheurs moins éclatans, qui sont encore plus sensibles : et qui sont d'autant plus insuportables qu'ils sont plus secrets. Vous avez du moins ce triste soulagement, adjousta-t'il, que tout le monde vous plaint : car ces grandes chuttes telles que la vostre, ne manquent gueres d'attirer la compassion de tous les honnestes gens. Où au contraire, il est des malheurs de telle nature, qu'ils ne sont pitié à personne : et qui bien loing d'exciter la compassion, sont que l'on accuse de foiblesse, et mesme de folie, les malheureux qui les souffrent. Si bien que pour esviter ce surcroist d'infortune et de douleur, il faut étousser ses souspirs ; il faut cacher ses larmes ; ou ne dire du moins jamais la cause de son affliction. Artamene entendant parler Aglatidas de cette sorte, s'imagina alors facilement, que cette tristesse qui paroissoit tousjours dans son esprit comme sur son visage, et dont il n'avoit jamais sçeu le sujet, estoit sans doute causée par l'amour : et comme il est certain que la curiosité d'aprendre les malheurs de ceux qui ont quelque conformité avec nous, est inseparable de tous les infortunez : Artamene qui en l'estat où estoit son ame, n'en eust pointeu pour toutes les affaires de la Terre, quand p. 404on eust deû la bouleverser ; en eut en cette rencontre, pour ce qui pouvoit avoir quelque raport avec sa passion. Si bien que regardant Aglatidas en soupirant, seroit-il possible, luy dit-il, que cette melancolie que j'avois creû estre un simple effet de vostre temperamment, eust quelque cause secrette, dont je n'eusse point entendu parler ? Ouy Seigneur, repliqua Aglatidas, elle en a une : mais elle est de telle nature, que je la dois cacher soigneusement, à tous ceux qui comme vous n'ont peut-estre jamais eu l'ame sensible, qu'à l'ambition et qu'à la gloire : et qui n'ayant jamais esprouvé la puissance de l'amour, appelleroient foiblesse et folie, comme je l'ay dit, tout ce que cette passion auroit fait faire aux autres. Ne craignez pas (luy respondit Artamene en soupirant une seconde fois) que ma vertu soit aussi severe que vous la croyez : car bien que ma vie ne soit pas encore fort avancée ; peut-estre qu'en tant de voyages que j'ay faits, n'ay-je pas esté absolument insensible à cette passion. Ainsi mon cher Aglatidas, luy dit-il, si vous avez dessein de me consoler dans mes infortunes, faites que je sçache les vostres, et n'apprehendez pas je vous en conjure, de ne trouver point de compassion dans mon ame : qui toute accablée qu'elle est de sa propre douleur, ne laissera pas d'estre sensible pour la vostre. Aglatidas fut encore quelque temps à se deffendre : mais enfin vaincu par les prieres d'Artamene, et par les persuasions d'Andramias, qui avoit esté tesmoin de toutes ses disgraces ; il commença de parler cette sorte : apres p. 405que ce Capitaine des Gardes eut donné tous les ordres necessaires, pour n'estre ny descouverts, ny interrompus.