Partie 5 (voir le frontispice) – Livre troisième.
Gravure de la partie 5, livre 3.
Résumé de la séquence
Pendant que les trois rivaux Cyrus, Mazare, et le prince d'Assirie, s'adonnent à l'évocation personnelle de leur situation amoureuse, Cresus, confronté à une série de désertions, propose une trêve, en invoquant le prétexte d'un échange de prisonniers. C'est l'occasion pour Cyrus de fréquenter la petite cour qui s'est créée autour de Panthée. Mais la quiétude est bientôt troublée par le duel qui oppose Belesis et un nouvel arrivant du nom d'Hermogene. Pour comprendre la motivation de leur dispute, on écoute le récit de leur histoire.
Lire toute la séquence ⬇Épisode 96 : Evocations amoureuses – 6 min.
Cyrus prend plaisir à s'entretenir de Mandane avec Mazare. D'autant que, dans sa dernière lettre, la princesse l'autorisait à interpréter ses propos à son avantage. Le héros attribue même plus de valeurs aux soupirs qu'il a poussés qu'aux faits d'armes qu'il a réalisés. Mais il doit reconnaître qu'il est encore loin d'avoir conquis le cœur de sa bien-aimée. Pendant ce temps, les rivaux, eux aussi, songent à leurs amours : Mazare se convainc que son repentir était la bonne option, tout en redoutant que Mandane n'accepte jamais son amitié ; le roi d'Assirie ressasse sa haine pour ses deux rivaux.
Lire l'épisode ⬇p. 506Apres que Cyrus eut satisfait à tout ce que la dignité de son employ ; le besoin des affaires ; la civilité ; la generosité ; et la tendresse de son ame, pouvoient exiger de luy, en une pareille rencontre ; il voulut entretenir son cher Feraulas en particulier, et l'entretenir de Mandane : car il avoit sçeu par Orsane qu'il pouvoit l'avoir veuë se promener sur le haut de la Tour où elle estoit captive. De sorte que l'ayant fait apeller, il luy fit toutes les caresses qu'un Prince amoureux pouvoit faire à un confident de sa passion : et à un confident encore, de p. 507qui il avoit reçeu cent services considerables, et cent consolations dans ces malheurs. Il s'entretint donc aveque luy plus de deux heures, sans pouvoir pourtant presques rien aprendre de sa Princesse : car Feraulas avoit veû Mandane de si loin, qu'il ne pouvoit pas tirer grande satisfaction de ce qu'il luy en pouvoit dire. Mais l'amour a cela de particulier, qu'elle fait que ceux qui en sont possedez, ne s'ennuyent jamais de parler d'une mesme chose, pourveu que l'interest de la Personne qu'ils aimnent s'y trouve meslé : c'est pourquoy quand Cyrus avoit assez parlé des derniers evenemens de sa vie, il parloit encore des premiers, avec le mesme empressement, que s'ils fussent venus de luy arriver. Il est vray que ce jour là il n'avoit pas ; besoin de chercher à s'entretenir de choses fort esloignées : puis que le retour du Roy d'Assirie, et l'arrivée de Mazare, luy donnoient assez d'occupation. De plus, la Lettre qu'il avoit receuë de Mandane, luy donnoit encore assez dequoy parler : ne pouvant s'empescher de trouver quelque chose de difficile à souffrir, que cette Princesse luy eust escrit si obligeamment pour Mazare. Toutesfois les dernieres paroles de son Billet, le consoloient de toutes les autres : et quand il songeoit qu'elle luy permettoit de les expliquer le plus favorablement qu'il pourroit, il sentoit une douceur dans son ame, plus aisée : à imaginer qu'à dépeindre. Quoy ma Princesse, disoit il, vous permettez à mes pensées d'interpreter vos paroles p. 508les à mon avantage ! mais sçavez vous bien divine Mandane, adjoustoit il, jusques où se peut flatter un Amant ; et ne craignez vous point que je vous face dire ce que vous ne me direz jamais ? Ne pensez pas en me disant que vous estes equitable et reconnoissante, renfermer la justice que vous me voulez faire, et la reconnoissance que vous voulez avoir, dans des bornes si estroites, que vous n'y compreniez que ce que j'ay fait pour vous delivrer : non non diune Mandane, ce n'est point là le sens que je veux donner à vos paroles. Ne contez s'il vous plaist pour rien, ny les Combats que j'ay faits ; ny les Villes que j'ay prises ; ny les Batailles que j'ay gagnées ; mais contez pour quelque chose, la violente et respectuese passion que j'ay pour vous. C'est de cela seulement, que je souhaite que vous me soyez obligée, et que vous me rendiez justice : ne contez donc point les perils que j'ay courus, ny les blessures que j'ay reçeuës : mais tenez moy conte des souspirs que j'ay poussez, et des larmes que j'ay versées, depuis que j'ay commencé de vous aimer. Enfin (adjoustoit il encore, comme si elle eust pû l'entendre) souffrez que le transport de mon amour, me fasse interpreter si favorablement ce que vous m'avez escrit, que je puisse croire qu'en m'assurant que vous estes equitable vous voulez bien que je croye que vous m'aimez autant que je vous aime. Mais que dis- je ! (reprenoit il un moment apres, adressant p. 509la parole à Feraulas) ne seroit-ce pas une injustice que Mandane m'aimast autant que je l'aime ? ouy sans doute, et c'est pourquoy pour adoucir un peu la chose, souhaitons seulement que cela soit : et appellons grace, ce que nous avons apellé justice fort improprement. Pour moy Seigneur, interrompit Feraulas, je ne pense pas que la Princesse Mandane face ce que vous voulez : car enfin vos victoires ne sont pas moins des marques de vostre amour, que vos soupirs et vos larmes : c'est pourquoy si elle joint toutes ces choses ensemble, comme je n'en douce pas, je suis persuadé que sans vous faire grace, elle vous aimera un jour autant que vous l'aimez. Ha Feraulas, interrompit ce Prince, que ce jour est peut-estre loin ! et que de choses j'ay encore à faire, auparavant que de pouvoir estre heureux, quand mesme la Fortune, Ciaxare, et ma Princesse, voudroient que je le fusse ! Il faut donner une Bataille et la gagner ; il faudra en suitte faire un Siege considerable ; et apres cela encore, combatre du moins le Roy d'Assirie. Voila Feraulas, les moindres difficultez que je puisse trouver, pour arriver jusques aux pieds de Mandane : afin de luy demander à genoux, la grace d'estre aimé d'elle. jugez donc si je ne dois pas plus craindre qu'esperer : principalement apres tant de menaces des Dieux. Pendant que Cyrus s'entretenoit de cette sorter ses Rivaux n'avoient pas de plus douces pensées que luy : Belesis p. 510et Orsane consoloient le Prince Mazare autant qu'ils pouvoient : et taschoient, en le loüant de la genereuse resolution qu'il avoit prise, de l'y confirmer si puissamment, qu'il ne s'en repentist jamais. Ils avoient mesme l'adresse de flatter sa passion, quoy qu'ils l'en voulussent guerir : c'est pourquoy ils luy disoient, qu'infailliblement Mandane luy redonneroit son estime et son amitié, s'il continuoit d'agir comme il avoit commencé. Veüillent les Dieux (interrompit il, lors que Belesis luy tint ce discours) que je ne desire jamais davantage, si je suis assez heureux pour obtenir ce que vous dittes : je feray sans doute tout ce que je pourray pour cela, poursuivit il ; mais s'il arrive que je ne le puisse, et qu'en l'estat où seront les choses, je n'aye pas plus de raison d'esperer que l'en ay aujourd'huy, je retrouveray du moins tousjours ma Grotte et mon Desert, pour y cacher ma souffrance et pour y mourir. Non non Seigneur, repliqua Belesis, les choses n'en viendront pas là : Mandane vous redonnera son amitié, et vostre vertu sera tousjours Maistresse de vostre passion. C'est pourquoy il faudra que vous me laissiez retourer seul dans ma Solitude ; moy, dis-le, qui ne puis jamais rien esperer. L'esperance que j'ay est d'une telle nature, reprit Mazare, qu'elle est absolument sans douceur : parce que ce que j'espere, n'est sans doute que ce que ma raison me conseille de vouloir, et non pas ce que mon coeur souhaite effectivement. Et puis Belesis, p. 511s'il est vray de dire, que la felicité consiste principalement à satisfaire ses desirs, et à faire toujours sa volonté ; on peut assurer que je suis le plus malheureux de tous les hommes : estant certain que je ne fais rien de ce que je veux, et que je n'auray jamais rien de ce que je desire. De Grace, adjousta ce Prince affligé, ne pensez pas qu'encore que je parle comme je fais, je me repente de m'estre repenty : non Belesis, je ne le fais pas : et je suis si absolument determiné à combattre pour Cyrus, jusques à ce que la Princesse Mandane soit delivrée, et à ne demander jamais à cette Princesse d'autre grace que celle de me pardonner, et de me redonner son estime et son amitié ; que je ne croy pas possible que toute la violence de mon amour et de mon desespoir, me puisse faire changer de resolution. Mais cela n'empesche pourtant pas, que je ne sente dans mon coeur tant de mouvemens tumultueux, que je dois me preparer à une guerre eternelle contre moy mesme. Au reste, il faut que je vous die encore, que pour faire que mon destin soit tout particulier, je ne suis pas comme ceux qui par un sentiment d'amour trouvent tous leurs Rivaux peu honnestes gens, quelques accomplis qu'ils puissent estre : au contraire, il me semble que je voy Cyrus tant au dessus de tous les autres hommes, et si digne de Mandane, qu'il y auroit une injustice estrange s'il ne l'aimoit pas, et s'il n'en estoit pas aimé. De sorte que jugeant par la grandeur du merite de ce p. 512Prince, de la grandeur de l'affection que cette Princesse doit avoir pour luy ; je conclus que nul autre n'y doit rien pretendre : et qu'ainsi je n'ay rien à faire qu'a chercher à mourir plus doucement : comme je feray sans doute, si je puis obtenir mon pardon. D'autre part, le Roy d'Assirie n'estoit pas sans chagrin : il estoit pourtant bien aise d'estre delivré, afin que Cyrus ne fust pas seul à combattre pour Mandane, mais il estoit au desespoir d'avoir cette obligation à Mazare. Toutefois comme la veuë d'un Rival aimé, aigrit bien davantage l'esprit, que celle d'un qui ne l'est pas, toute la haine du Roy d'Assirie estoit pour Cyrus. Il l'estimoit pourtant malgré luy : car sa vertu brilloit avec tant d'esclat, que la plus maligne jalousie de ce Prince, ne pouvoit jamais faire qu'il fust assez preocupé, pour ne voir pas que Cyrus estoit le plus Grand Prince du monde, et le plus digne de Mandane. Mais pendant que ces trois illustres Rivaux s'entretenoient avec tant de melancolie, Abradate et Panthée se consoloient de toutes leurs disgraces en se les racontant : Andramite trouvoir aussi beaucoup de consolation, à voir l'aimable Doralise : de qui l'humeur enjoüée et indifferente, ne luy donnoit pourtant pas peu de peine. Ligdamis et Cleonice avoient encore d'assez douces heures, lors qu'ils pouvoient estre ensemble : mais pour le Prince Phraarte, il n'en estoit pas de mesme : luy estant absolument impossible de voir jamais la Princesse Araminte p. 513qu'irritée. Le Prince Tigrane regrettoit l'absence de sa chere Onesile, comme faisoit Aglatidas celle d'Amestris : aussi bien que Tegée et Feraulas s'affligeoient de la captivité de Cylenise, et de celle de Martesie. Enfin on eust dit que l'amour estoit l'ame de cette Armée, n'y ayant presques pas une personne considerable en tout le Camp de Cyrus, qui ne se louast ou ne se plaignist de cette passion.
Épisode 97 : Nouvelle trêve – 4 min.
Cresus, pour sa part, est préoccupé des diverses désertions dont son camp a été victime. Il cherche par conséquent un moyen de prolonger la trêve, ou du moins de gagner du temps. Finalement, il propose d'échanger Artamas contre Araminte. Cyrus n'est pas dupe. Il accepte toutefois, par égard pour les prisonniers faisant objet de l'échange. Durant la trêve, le héros fait des visites à Panthée, autour de qui se rassemble une petite cour.
Lire l'épisode ⬇Mais pendant qu'elle partageoit les pensées de tant de Personnes illustres dans le Party de Cyrus, le Roy de Lydie ne donnoit toutes les siennes qu'à la colere et qu'à la vangeance. La fuitte des Prisonniers de guerre l'affligeoit sensiblement : le départ du Prince de Clasomene l'inquietoit encore plus : et le changement de Party du Roy de la Susiane et d'Andramite, le mettoient en une fureur estrange. Le Prince Myrsile parut aussi fort affligé ; qu'Andramite eust fait ce qu'il avoit fait, quoy qu'il eust beaucoup contribué à aigrir les choses, sans que l'on en comprist la raison. Pour le Roy de Pont, il eut des sentimens bien differents : car il fut fort fâché qu'Abradate, le Prince de Clasomene, et Andramite fussent allez fortifier le Party de Cyrus : mais il ne fut pas marry que le Roy d'Assirie et le Prince Mazare ne fussent plus à Sardis. Car encore que ce premier fust prisonnier, il ne laissoit pas de craindre qu'il ne tramast quelque chose ; joint que c'est un sentiment si naturel, que d'estre bien aise de l'absence d'un Rival, qu'il ne pût estre fâché de p. 514celle de deux tout à la fois. Ainsi n'estant pas aussi affligé que Cresus, il fit ce qu'il pût pour luy persuader qu'il n'avoit pas autant perdu qu'il avoit pensé : le mal estoit que la fin de la Tréve aprochoit : si bien que n'y ayant plus de negociation à faire, puis que le Roy de la Susiane avoit changé de Party, on ne sçavoit comment demander à la prolonger. Cependant ce qui estoit arrivé, avoit causé une si grande espouvente à Sardis, et si fort esmeu toute l'Armée de Cresus, qu'il avoit grand besoin de quelques jours pour rassurer les Peuples et les Soldats. De plus, le passage de la Riviere d'Helle estant à Cyrus, il faloit alors de necessité donner Bataille, si ce Prince en avoit envie : de sorte qu'il voyoit bien que s'il la donnoit, auparavant que les choses fussent un peu raffermies, il estoit perdu. C'est pourquoy, comme aux extrémes maux, il faut aussi avoir recours aux extrémes remedes, Cresus se resolut de commencer une autre negociation, quoy qu'il n'eust pas dessein de l'achever, mais seulement de gagner temps. Il dit donc au Roy de Pont, qu'il estoit d'avis d'envoyer proposer à Cyrus, l'eschange de la Princesse Araminte, avec le Prince Artamas : mais ce fut avec des conditions bizarres, qui faisoient assez connoistre qu'il cherchoit à alonger la Tréve, plustost qu'à faire cét eschange : puis que non seulement il vouloit que le Prince Artamas promist de ne songer plus à la Princesse Palmis : mais qu'il demandoit encore, qu'on luy rendist p. 515tous les Prisonniers qui avoient esté faits, depuis que Cyrus estoit entré dans ses Estats. Le Roy de Pont ne manqua d'aprouver tout ce que Cresus luy proposa : car encore qu'en effet il eust esté bien aise que la Princesse sa Soeur n'eust pas esté en la puissance de Cyrus : il n'osoit pourtant pas dire au Roy de Lydie que toutes ces propositions là ne pouvoient pas reüssir : parce qu'estant son Protecteur, c'estoit à luy à s'accommoder à ses sentimens. Cresus ne pouvant donc mieux faire, envoya demander à prolonger la Tréve pour huit jours, afin de traiter de la liberté du Prince Artamas, etde celle de la Princesse Araminte. Dés que cette proposition fut faite à Cyrus, ce Prince connut bien le veritable dessein du Roy de Lydie : et s'il eust suivy son inclination, il l'auroit absolument rejettée, afin de profiter du desordre qui estoit dans l'Armée de Cresus. Mais comme elle luy fut faite en presence du Roy de Phrigie (qui quelque habile qu'il fust, espera que peut-estre le Prince son Fils pourroit il estre delivré par cette negociation) Cyrus voyant les sentimens de ce Prince, ne voulut pas le desobliger : ny persuader aussi à la Princesse Araminte, qu'il estimoit extrémement, qu'il eust moins d'envie de contribuer à sa liberté qu'à celle de Panthée. Ce n'est pas que quelque estime qu'il fist de cette Princesse, il n'eust eu peine à la rendre : parce qu'il luy sembloit qu'estant Soeur du Roy de Pont, cela luy estoit d'une p. 516extréme consideration. Mais comme il jugeoit bien qu'il importoit encore plus à Cresus de ne rendre pas le Prince Artamas, qu'à luy de ne rendre pas la Princesse Araminte, il accorda la Tréve qu'on luy demandoit : et d'autant plustost, qu'estant assuré du passage de la Riviere d'Helle, il sçavoit bien qu'il faudroit de necessité que Cresus combatist des qu'il le voudroit. De sorte que ne s'agissant que de huit jours plustost ou plus tard, il se resolut de satisfaire le Roy de Phrigie : et de n'irriter pas la Princesse de Pont, à qui il envoya dire la chose. De plus, ces huit jours ne luy estoient pas encore absolument inutiles non plus qu'à Cresus : car comme les Lydiens avoient fait le dégast dans toute la Campagne qui alloit de la Riviere d'Helle à Sardis, il faloit bien ce temps là, afin d'avoir assez de munitions pour son Armée, dans toutes les Villes voisines, de peur de s'engager mal à propos. La Tréve ayant donc esté renouvellée, le Prince Phraarte ne songea qu'à empescher s'il pouvoit que cette negociation ne s'achevast heureusement : ce n'est pas qu'il n'estimast fort le Prince Artamas, et qu'il n'eust voulu qu'il eust esté delivré : mais estant amoureux d'Araminte au point qu'il l'estoit, il ne pouvoit pas consentir qu'elle passast dans le Party Ennemy, et de la perdre de veuë pour tousjours. Cependant comme les premiers jours de cette nouvelle Tréve ne furent employez qu'à faire simplement les propositions de Cresus, p. 517que l'on faisoit aussi au nom du Roy de Pont : Cyrus n'estoit pas si ocupé, qu'il n'allast visiter Panthée, et prendre part à la joye qu'elle avoit de revoir Abradate. Le Roy d'Assirie y alloit aussi quelquesfois, aussi bien que tous les autres Princes qui estoient dans cette Armée : de sorte que pendant cette Tréve, on peut dire que la Cour de Panthée estoit la plus belle Cour du monde : n'y ayant pas un lieu en toute la Terre ; où il y eust tant d'honnestes gens ensemble qu'en celuy là. L'inconnu Anaxaris, fit voir pendant cette petite paix (s'il est permis de parler ainsi) qu'il avoit autant d'esprit que de courage : le Prince Mazare quoy que tres melancolique, n'estant pas devenu incivil dans la Solitude où il avoit vescu, visita aussi la Reine de la Susiane ; Il vit aussi la Princesse Araminte : mais les visites qu'il leur rendoit, estoient simplement des visites de civilit ;, et non pas de divertissement. Cependant le Roy de la Susiane sçachant les divers interests de Cyrus et de Mazare, et de Mazare et du Roy d'Assirie, mesnagea si adroitement leurs esprits, qu'ils vinrent enfin à vivre presques ensemble comme s'ils eussent oublié le passé. . Le Roy d'Assirie s'eschapoit pourtant tousjours de temps en temps, à dire quelque chose qui faisoit aisément voir qu'il s'en souvenoit, et que mesme il ne l'oublieroit jamais : toutesfois cela n'avoit point de suitte : et la sagesse de Mazare temperoit si à propos 1 humeur impetueuse du Roy p. 518d'Assirie, qu'il n'en arrivoit point de desordre entre eux Ils en vinrent mesme aux termes, de parler tous trois ensemble de leur amour, et d'en parler sans se quereller : il est vray que ce fut en la presence d'Abradate : car on aportoit un soin extréme à ne les laisser jamais seuls, de peur qu'une passion aussi violente que celle qu'ils avoient dans l'ame, ne produisist enfin quelque funeste evenement,
Épisode 98 : Les deux querellants – 5 min.
Seul Belesis est mélancolique. Son humeur est encore aggravée par un incident surprenant : alors qu'il faisait réparer un portrait, survient un étranger qui prétend que la peinture lui appartient ; il reconnaît son rival Hermogene. Les deux hommes tirent leur épée, mais sont rapidement interrompus. On les amène devant Cyrus, qui les interroge sur la nature de leur différend. La compréhension de la relation complexe des deux « querellants » implique le récit de leur histoire, qu'on confie au dénommé Alcenor.
Lire l'épisode ⬇Cependant Belesis au milieu d'une Armée de cent cinquante mille hommes, et dans une Ville où il y avoit deux Grandes Princesses, et grand nombre d'autress Dames de qualité, tant de celles que l'on avoit fait Prisonnieres, que de celles de la Ville mesme ; ne voyoit personne que le Prince Mazare, avec qui il estoit logé, tant la melancolie l'accabloit. Les choses estant donc en ces termes, un jour que Cyrus et Maxare estoient chez la Reine de la Susiane, chez qui estoit aussi la Princesse Araminte ; Belesis estant allé jusques dans cette petite Ville aveque le Prince des Saces, afin de faire racommoder quelque chose à la Boiste d'un Portrait qui luy estoit infiniment cher, et qu'il ne vouloit confier à personne : comme il parloit à celuy qui y devoit travailler, et qu'il en ostoit la Peinture, qu'il ne vouloit pas abandonner : cét Ouvrier qui se connoissoit en cét Art, la trouvant merveilleuse, ne pouvoit se lasser de la regarder. Pendant qu'il la consideroit de cette sorte, avec autant d'admiration que de plaisir ; un Estranger de bonne mine arrivant p. 519dans cette Ville, vint descendre de cheval, devant la Maison qui touchoit celle où Belesis estoit : de sorte que jettant fortuitement les yeux sur cette Peinture, il la reconnut : et en fut si surpris, que ne pouvant comprendre comment ce Portait pouvoit estre en Lydie, il ne pût s'empescher de demander à celuy qui le tenoit, qui luy avoit donné cette Peinture ? adjoustant mesme qu'elle luy apartenoit : car cét Estranger sçavoit la langue Lydienne. Mais à peine eut il dit cela, que Belesis l'entendant, et connoissant le son de la voix de celuy qui parloit, il reprit avec precipitation, le Portrait qui estoit à luy : et se tournant vers cét Estranger, il vit en effet qu'il ne se trompoit pas : etque c'estoit effectivement celuy qu'il avoit pensé entendre. De sorte que se reculant d'un pas ; ha Hermogene (s'escria t'il, emporté de douleur et de desespoir, et en portant mesme la main sur son Espée) c'est me poursuivre trop loin, ettrop opiniastrément, que de venir jusques en Lydie, pour m'arracher une Peinture, dont vous m'avez si cruellement dérobé l'Original. Hermogene fut si surpris de la rencontre de Belesis ; et tant de choses differentes occuperent son esprit : tout à la fois, qu'il fut un temps sans se mettre en deffence, et sans sçavoir seulement si ce qu'il voyoit estoit possible. Il n'eut mesme pas le loisir de deliberer ce qu'il avoit à faire : car Orsane qui avoit accompagné Mazare chez Panthée, ayant eu besoin d'aller dans la Ville, p. 520passa fortuitement comme Belesis avoit porté la main sur la Garde de son Espée, et comme Hermogene ne sçavoit si ce qu'il voyoit estoit vray ou faux. Si bien qu'appellant du monde à son secours, il se saisit, et de Belesis, et d'Hermogene qu'il ne connoissoit pas, comme de deux hommes qui avoient querelle : envoyant à l'heure mesme en advertir le Prince Mazare, qui ne sçeut pas plustost la chose, qu'il suplia, Cyrus d'y donner ordre. Et comme en luy faisant cette priere, il nomma Belesis ; la Reine de la Susiane joignit ses prieres aux siennes : s'accusant alors de ne s'estre pas souvenuë qu'Orsane luy en avoit parlé, comme estant aveque luy. Il est vray qu'elle estoit excusable, de n'avoir pas si tost pensé à s'informer de Belesis, en revoyant son cher Abradate : neantmoins pour reparer la faute qu'elle disoit avoir faite, d'avoir eu quelque negligence à demander des nouvelles d'un homme d'un si Grand merite ; elle fit sçavoir la chose au Roy de la Susiane : qui ayant assuré Cyrus que Belesis estoit un homme de grande qualité, et de beaucoup d'esprit ; et qui de plus avoit aussi beaucoup de coeur, tous ces Princes voulurent passer dans une autre Chambre, afin d'y faire venir Belesis, et celuy contre qui on disoit qu'il avoit querelle. Mais la Reine de la Susiane qui avoit une envie estrange de connoistre Belesis, suplia Cyrus de les faire venir dans la sienne : si bien que luy obeïssant, il commanda qu'on les fist entrer. A peine furent : p. 521ils dans cette Chambre, qu'Abradate et Panthée reconnurent Hermogene qui estoit de Suse, et de tres grande condition : et qui ayant eu dessein de s'aller jetter dans Sardis, avoit apris par bonheur qu'Abradate avoit changé de Party : si bien qu'il avoit changé sa route, et estoit venu à cette Ville, où il avoit sçeu qu'estoit la Reine de la Susiane. Abradate et Panthée qui estimoient fort Hermogene, le carresserent extrémement, aussi bien que Belesis, quoy qu'ils ne connussent le dernier que de reputation, parce qu'il n'estoit plus à Suse lors qu'ils y estoient allez, apres la mort du feu Roy de la Susiane. Apres avoir donc dit à ces deux querellans, tout ce que la civilité vouloit qu'ils leur dissent, ils suplierent tout de nouveau Cyrus de vouloir les accommoder : et de les obliger à dire quel estoit leur different. Il est de telle nature, interrompit Belesis, qu'il est impossible qu'il puisse jamais estre bien entendu, à moins que de sçavoir toute la vie d'Hermogene et toute la mienne : c'est pourquoy je pense qu'il vaut mieux nous laisser Ennemis, que d'occuper si long temps tant de Grand Princes à entendre tant de choses qui leur doivent estre indifferentes. L'interest des Personnes de vostre merite, respondit Cyrus, ne doit jamais estre indifferent aux plus Grands Princes du Monde : c'est pourquoy s'il ne faut pour vous rendre justice qu'escouter le recit de toute vostre vie, vous nous trouverez tous disposez à l'entendre paisiblement, p. 522Aussi bien ne pensay-je pas que nous puissions plus utilement employer le loisir que la Tréve nous donne, qu'à tascher de vous rendre Amis Hermogene et vous : j'y trouveray mesme quelque avantage (adjousta Cyrus en sous-riant) puis que si je vous accommode, j'espere que vous en combatrez mieux le jour de la Bataille : c'est pourquoy je suplie tres humblement la Reine, de se servir du droit qu'elle a de commander à Hermogene ; et de luy ordonner da me dire vos avantures, si vous ne voulez pas que je les sçache par vous mesme. Hermogene, repliqua Belesis, est trop interessé en la chose, et a l'esprit : trop adroit, pour m'obliger à souffrir que se soit sur sa narration que vous jugiez de la justice de ma cause, et de l'injustice de la sienne : car Seigneur, comment ne vous preocuperoit il pas ; luy dis-je, qui m'a pensé persuader à moy mesme plus de vint fois que j'avois tort, et qu'il avoit raison ? Pour vous monstrer, dit alors Hermogene, que je n ay pas besoin de déguiser la verité, je contents que vous disiez vous mesme tout ce qui s'est passe entre nous : je ne le pourrois pas, reprit il, car le temps m'a si peu soulagé, qu'il me seroit impossible de redire tout ce qui m'est advenu, sans rentrer dans mon premier desespoir. Pour les mettre d'accord (interrompit Abradate parlant à Cyrus) il faut que ce ne soit ny Belesis, ny Hermogene, qui racontent leurs advantures : et qu'un de leurs Amis communs, qui n'ignore p. 523pas la moindre de leurs pensées vous les aprenne. Ha Seigneur, repliqua Belesis, il n'y a qu'Alcenor au monde qui puisse faire ce que vous dittes ! aussi est- ce luy dont j'entens parler, repliqua Abradate, et je m'estonne que vous ne l'ayez pas veû : puis qu'il arriva à Sardis deux jours devant que l'en partisse, et m'a par consequent suivy icy. Il faudroit plustost s'estonner s il l'avoit veû, reprit le Prince Mazare, car Belesis n'a voulu voir personne depuis que nous avons quitté nostre Desert, que lors qu'il a creû me pouvoir servir à delivrer la Princesse Mandane. Apres cela Cyrus pressant ces deux Ennemis de trouver bon que celuy qu'Abradate leur avoit nomme, luy aprist la cause de leurs differents, puis qu'ils ne vouloient pas la dire eux mesmes, ils y consentirent : demandant toutesfois à voir Alcenor auparavant qu'il parlast, ce qu'on leur accorda sans resistance. Si bien que sans perdre temps, la Reine de la Susiane l'ayant fait chercher, on le trouva à l'heure mesme ; et on le fit voir à ces deux Amis, qui luy recommanderent l'un et l'autre, de dire la verité toute pure : leur semblant qu'ils n'avoient besoin d'autre chose pour se justifier. En suitte dequoy, s'estant retirez dans une autre Chambre, et n'estant démeuré que la Reine de la Susiane ; la Princesse Araminte ; Cyrus ; Abradate ; et Mazare ; Alcenor commença le recit qu'il devoit faire en ces termes : Panthée luy ayant ordonné d'adresser tousjours la p. 524parole à Cyrus comme devant estre l'Arbitre de ce different : joint qu'elle estoit desja assez informée de cette avanture : quoy qu'elle fust bien aise de l'entendre encore une fois.